Bulletin de la Société Paul Claudel, n°165

Sommaire

Michel AUTRAND
– Hommage à Léopold Sédar Senghor, 2

Léopold Sédar SENGHOR
– « Vacances », poème, 3

Gérald ANTOINE
– De Claudel à Senghor : une certaine filiation, 4

Jean BALESTAS
– Paul Claudel écoute le Japon, discours, 7

Sever MARTINOT-LAGARDE
– Claudel et le principe de contradiction, 10

Claude-Pierre PEREZ
– « In partibus infidelium » : les aventures de Paul-Claude L. au pays des Dadas, 22

Louis FOURNIER
– « Les Mémoires improvisés », un cinquantenaire réussi, 27

Jean BASTAIRE
– Claudel résistant ?, 33

En marge des livres, 35
– Pierre grémion : Frédéric Gugelot, La conversion des intellectuels au catholicisme en France, cnrs Éditions, 35
– Antonella capra : Maria Antonietta Di Paco Triglia, Traductions de Paul Claudel en Italien, 40
– Michel autrand : Didier Alexandre, Genèse de la poétique de Paul Claudel, Honoré Champion, 41
– François angelier : Jean Bastaire, Conversations écologiques, éd. Le Temps qu’il fait, 44

Théâtre, 46
– Alain beretta : L’Annonce faite à Marie, mise en scène de Matthew Jocelyn à l’Athénée, 46
– Monique le roux : L’Échange, mise en scène de Jean-Pierre Vincent aux Amandiers, 52
– Aurélie klein : L’Échange. « Merci Claudel », 54
– Jacques parsi : Photographies du Soulier de satin de Manoel de Oliveira à la Fondation Gulbenkian, 55

Bibliographie, 58
Annonces, 59
Rapport moral et financier de la Société Paul Claudel, 60

 

Claudel et le principe de contradiction

Furius.– […] avant de pousser plus avant, je dois vous prévenir que je me réserve avec fermeté le droit de me contredire.
Flaminius.– Tant que vous voudrez ! pourvu que ce ne soit pas tout à fait dans la même phrase1.

Après une telle déclaration, le lecteur n’a plus qu’à bien se tenir : le voilà prévenu de ce qui l’attend s’il pousse plus avant sa lecture des Conversations dans le Loir-et-Cher. Il peut se préparer à crier son désespoir comme le Chinois du Soulier de satin subissant le style claudélien de son maître Rodrigue : « Une épaule qui fait partie d’une âme et tout cela ensemble qui est une fleur, comprends-tu, mon pauvre Isidore ? O ma tête, ma tête ! »2. Le lecteur est en droit de se sentir vexé par les propos de Furius, qui sont assurément une provocation ; ou bien il peut penser au contraire que cette revendication est malheureusement sérieuse. Il est libre alors (reconnaissant en Furius un double de l’auteur) de se dire comme cet amiral qui avait rencontré Claudel au Japon : « Je n’ai jamais connu personne qui soit plus content de ses défauts3. »

Au delà de l’ironie qui vise aussi bien le lecteur que l’auteur, la déclaration de Furius exprime cependant l’une des préoccupations les plus sérieuses de Claudel qui l’a conduit à plusieurs reprises à faire l’éloge de la contradiction et à s’en servir comme d’un outil logique et dramaturgique.

« Le bienfait de la contradiction4 »

Le mot « contradiction », comme beaucoup de mots chez Claudel, ne saurait se contenter d’une seule signification, tout comme l’idée qu’il désigne ne saurait se contenter d’une seule dimension. Aussi nous faut-il essayer d’en déployer l’éventail. Dans cette tâche, le discours de réception à l’Académie Française (1946) nous est d’une grande aide car Claudel y donne deux exemples différents, tous deux empruntés à l’Histoire de l’Église, de ce qu’il entend par « contradiction ». Le premier correspond à la contradiction externe, celle que peuvent s’apporter deux êtres différents, le second nous ramène à la contradiction interne dont parle Furius.

Le premier exemple est celui de saint Dominique et de saint Thomas d’Aquin :

Et c’est là, l’épée, l’épée morale et intellectuelle bien entendu, l’épée qui perce et qui tranche, la raison d’être de cette grande milice de saint Dominique, qui porte sur elle en blanc et noir la livrée de l’invincible principe de contradiction. Tous ces ennemis qui se lèvent sous les pas de l’Évangile, est-ce qu’ils ne serviront à rien ? […] Est-ce que nous les frustrerons de cette vérité en nous qui est leur propre raison d’être […] ? Saint Dominique n’a eu à faire qu’aux hérétiques Albigeois. Mais comment remercier cet Averroës, que le peintre Francesco Traini nous montre dans le tableau de Pise accablé sous les pieds de saint Thomas d’Aquin, et qui a fourni l’occasion de se lever, sur l’horizon théologique à rien de moins que le soleil ?5

Le bienfait de la contradiction que dressent contre nous nos ennemis, c’est que loin de détruire, elle construit. L’on comprend mieux alors l’expression « cette vérité en nous qui est leur propre raison d’être ». Dans l’optique finaliste qui est celle de Claudel, le mal ne peut être gratuit. Il a une « raison d’être » profonde qui est de conduire, malgré lui, au bien. L’erreur est nécessaire pour faire sortir la vérité, tout comme l’hérésie était nécessaire pour renforcer l’orthodoxie et Averroës pour que soit écrite la Somme théologique. Furius a beau déclarer hypocritement :

Vous savez trop cependant l’attrait qu’ont pour moi toutes les opinions à la mienne opposées et mes propres convictions diminuent à mesure que je les exprime6,

nous savons surtout qu’il ment, comme le signale aussitôt Palmyre, ou bien qu’il s’agit d’une antiphrase ironique. Le bienfait de la contradiction que l’on m’oppose, c’est justement qu’elle renforce et clarifie mes propres convictions. Palmyre dira joliment que la contradiction « sert à faire rejaillir et écumer gracieusement l’idée comme une souche dans un courant7. » Dans son article Sur la musique rédigé en 1942 au moment où Honegger composait la musique de scène du Soulier de satin, Claudel écrit encore :

Le protagoniste a à faire face au dialogue. […] L’introducteur n’a pas un champ libre devant lui et une victoire assurée, et c’est là qu’au mépris d’Aristote, le proposant, quand il demeurerait irréductible, ne ressort pas moins pénétré et enrichi par la contradiction8.

Le rôle de la contradiction est non seulement de renforcer l’opinion du « proposant », mais aussi de l’enrichir de toutes les nouvelles idées et justifications qu’elle suscite. Car la contradiction que l’on m’oppose engendre la contradiction que j’ai le devoir de renvoyer, comme la question engendre la réponse. « Envers toutes les erreurs de la pensée, écrit Claudel dans son Journal en avril 1952, il y a certainement un don de compréhension et de sympathie : mais il y a aussi un don d’antipathie. Ce serait plutôt le mien9. » L’euphémisme du « plutôt » est superbe, si l’on songe à toutes les malheureuses victimes de ce « don d’antipathie » qui relève chez Claudel du devoir de contredire l’erreur : Voltaire, Goethe, Wagner, Victor Hugo, Renan, Anatole France…

Cependant la contradiction serait trop commode si elle se contentait de venir de l’extérieur comme l’indique le deuxième exemple fourni par le discours de réception à l’Académie Française, celui de saint François d’Assise :

Il y a comme cela dans l’étonnante histoire de l’Église catholique de curieux individus qui ont reçu une illumination, un coup de foudre, et ce que j’appellerais un coup de soleil. Il y a quelque chose en eux, ils le sentent, à tout prix, qui a besoin d’eux pour s’insérer dans le continu, et qui ne peut y trouver sa place, tant pis pour nous, que par le chemin de la contradiction : une contradiction dont c’est à l’Église de s’arranger, comme elle en a l’art, pour en tirer un supplément de force, de vie et de solidité10.

La pensée syncrétique de Claudel ne peut tolérer que « quelque chose » puisse rester à l’écart de la continuité du monde, de la vie ou de la pensée, sous prétexte qu’il n’y a pas sa place ou qu’il en est étranger. Il faut l’introduire de force, même s’il doit faire entrer la contradiction dans notre beau système : « tant pis pour nous » ! « Tant pis » c’est-à-dire « tant mieux », car la contradiction interne entraînera non pas une faiblesse mais le dialogue, et du même coup « un supplément de force, de vie et de solidité. » Nul doute que cette théorie provienne en partie de la perception qu’avait Claudel des multiples contradictions de sa personnalité, de cet « homo duplex » que décrit G. Antoine11, à la fois ambassadeur et poète, anarchiste et bourgeois… « Je n’ai pas encore achevé l’harmonisation de tous les éléments disparates dont je suis composé », écrit-il dans le Journal en septembre 192712. Le travail d’harmonisation ou dialogue interne de ces éléments disparates et souvent contradictoires apparaît alors comme un moteur essentiel de la pensée, d’où la formule des « conversations » que Claudel adopte par exemple dans les Conversations dans le Loir-et-Cher ou les dialogues de L’Oiseau noir dans le soleil levant. Le dialogue s’y engage entre des personnages qui sont tous plus ou moins les représentants des « éléments disparates » de l’auteur et c’est de la confrontation pêle-mêle de ce « pique-nique hasardeux de propositions13 » et d’affirmations parfois contradictoires que les pensées vont apparaître peu à peu. C’est également à la lumière de cette idée que Claudel présentera L’Échange à l’occasion de la mise en scène de Georges Pitoëff, dans un texte qui date de 1937. Il attribue alors à chacun des personnages de la pièce les différentes facettes de sa personnalité :

« Il y a deux hommes en moi », est-il dit dans un cantique célèbre. Deux hommes seulement ? Ce n’est pas beaucoup ! […] Il y a aussi les femmes ! Disons deux femmes. Deux hommes et deux femmes, tous les éléments d’un conflit et d’un échange […]14

Sans contradiction, point d’échange, point de pensée, et pas non plus de drame, car c’est de la contradiction que naît le conflit. La contradiction est donc à la fois le moteur de la pensée et celui de l’action dramatique. Claudel y verra encore la marque de la composition :

Le principe de la composition, comme l’indique le mot lui-même, est le choix et la mise en œuvre, en vue de l’être à animer, d’éléments divers. Il ne s’agit pas d’un arrangement logique entre des idées, il s’agit de répartition et d’équilibre entre des forces complémentaires ou antagonistes répondant à une même provocation de la destinée ou, s’il l’on veut, du scénario15.

Composer, c’est assembler ensemble des éléments souvent disparates, voire contradictoires. Le Chœur de La Lune à la recherche d’elle-même, en 1947, constatant l’aspect profondément contradictoire de l’inspiration poétique, à la fois lyrique et farcesque, le dit également :

Mais voilà où est l’étonnante contradiction ! de cette extase magnétique, de ce silence fasciné, il se dégage quoi ? une espèce de fureur religieuse, un besoin sauvage de folie, de violence, de hurlements, de galops forcenés ! […] Comment arranger cela ensemble ? Voilà le tourment de l’auteur […]16

La « nouvelle logique »

Ces apologies de la contradiction doivent être rapprochées de l’ambition, exprimée par Claudel dès l’Art poétique17, de poser les bases d’une « nouvelle logique » à laquelle il fera allusion à de très nombreuses reprises, par exemple lorsque dans les lignes d’Encore l’Iliade citées précédemment, il déclare que la composition n’est pas « un arrangement logique entre des idées », ou encore lorsque dans le Journal, il écrit : « Mes pensées ne se suivent pas logiquement, elles se provoquent harmoniquement18. »

Claudel expliquera en effet à Jean Amrouche comment il a progressivement dépassé la logique traditionnelle, telle qu’elle est définie par Aristote et utilisée par saint Thomas d’Aquin, et qui procède par syllogisme, pour aboutir à une nouvelle logique reposant sur l’analogie, dont saint Bonaventure, dans la filiation de Platon, donne la clef. L’analogie lui semble « encore plus riche de conséquences au point de vue de la découverte que le syllogisme aristotélicien19. » La première distingue les êtres et les classe dans des ensembles selon leurs attributs puis procède à des déductions en reliant le particulier au général. Au contraire la seconde opère des rapprochements entre des termes apparemment très éloignés :

La formule de l’analogie, c’est, ce serait : A est à B ce que C est à D. Le rapport de A avec B a une analogie, a une ressemblance, avec le rapport de C avec D. Ça va très loin, parce qu’il n’y a plus de rapport rationnel. Ça échappe à la raison. C’est une espèce d’intuition20.

C’est le fonctionnement de la métaphore. Cette logique poétique et mystique n’opère plus par des suites logiques de déductions qui s’enchaînent, mais par associations d’idées, par « provocations harmoniques » (chaque idée en appelant une autre, sa complémentaire), par « perceptions latérales » ou rapprochements métaphoriques21, sans s’effaroucher des digressions et des répétitions que cela entraîne. Après avoir revendiqué le droit à la contradiction, Furius évoque d’ailleurs le droit à la répétition :

Furius.– Et de me répéter, bien entendu.
Acer.– Aussi. Et d’employer comme tout le monde l’argumentation rotative, à la recherche de l’idée comme un chien qui court après sa queue.
Furius.– Et non seulement de suivre courageusement la ligne droite entre les bornes kilométriques et les mètres cubes de pierres cassées, mais de procéder par voie de lacet, spirale, déviation latérale, parenthèses concentriques, saut et cheminement dans le vide. Bref, d’abandonner le chemin aussitôt que vous commencez à voir ennuyeusement où il mène. En un mot de porter discussion sur un terrain qui comporte non seulement deux dimensions, mais trois22.

Quel rôle joue la contradiction dans une telle approche de la logique ? L’allusion explicite à Aristote dans le texte Sur la musique que nous citions au début (« et c’est là qu’au mépris d’Aristote, le proposant […] ne ressort pas moins […] enrichi par la contradiction ») ainsi que l’expression utilisée dans le discours de réception à l’Académie Française, « l’invincible principe de contradiction », nous apportent la réponse. L’on sait que le postulat de base de la logique aristotélicienne est le principe de non-contradiction : deux jugements qui se contredisent ne peuvent être vrais simultanément. Par conséquent, la moindre contradiction dans un raisonnement suffit à le disqualifier comme erroné.

Tout comme les postulats d’Euclide remis en question par les géométries non-euclidiennes, ce principe n’est pas démontrable et repose sur une « évidence ». Le remettre en question suffit à nous introduire dans un nouveau système. Claudel en avait conscience et aimait à noter les rapprochements entre ses idées et les théories de la relativité qui elles aussi, ne sont pas concevables dans une approche traditionnelle. Le fameux espace courbe d’Einstein, en particulier, dépasse la conception euclidienne de la géométrie. De même Claudel-Furius, à l’image de la physique d’Einstein, propose une logique « qui comporte non seulement deux dimensions, mais trois ». En effet, cette logique ne se contente plus des deux pôles traditionnels du « vrai » et du « faux », acceptant différentes modalités du « vrai ».

Dans la « nouvelle logique », la contradiction n’est donc plus signe d’erreur. Claudel écrit dans son Journal, en mars 1934, à propos des contradictions que l’on trouve dans la Bible : « Personnellement je ne suis nullement gêné par ces vérités parallèles qui vont chacune dans leur direction23. » Ces « vérités parallèles » sont comme deux véhicules qui rouleraient en sens inverse sur la même voie et qui ne rentreraient pas en collision, ne se trouvant pas sur le même plan, dans la même dimension. C’est pourquoi Furius, encore lui, expliquera avec toute la violence de l’impatient Claudel, qu’il n’est pas nécessaire de tenir compte des contradictions :

Furius.– Vous ne m’arrêterez pas ! Je suis bien décidé à aller jusqu’au bout de mon idée tête-bêche sans me laisser arrêter par rien. Une contradiction qu’on vous oppose, quand on ne peut pas passer à travers on passe dessous. Il sera toujours temps de la démolir une fois qu’on se sera mis subtilement de l’autre côté.
Flaminius.– Il est bien vrai. Une contradiction, il n’y a qu’à ne pas s’en apercevoir24.

Au contraire, Claudel verra en la contradiction un signe de vie et d’authenticité. Écrivant à Henri Mondor le 6 janvier 1949, pour le remercier de l’envoi de son livre sur Mallarmé, Histoire d’un faune, il précisera de la manière suivante ses réserves par rapport à son ancien maître :

Tout est là ! Non, il ne fallait pas diviser. Il fallait garder actif le ferment intérieur, le principe de contradiction vivifiant25.

Que la contradiction soit le « ferment intérieur » de la vie et de la pensée, Flaminius le répétera dans Jeudi lorsqu’il fera l’éloge de l’« esprit de critique et de démangeaison » – l’on pourrait dire l’esprit de contradiction – ce « mécontentement radical » qui est à la fois une « garantie contre le sommeil » et « le ressort de la vie26. » Par ailleurs dans le Journal en décembre 1954, Claudel se sert de ce principe comme argument contre une exégèse littéraliste :

L’Ecclesiaste par Busy. Il conclut à la pluralité d’auteurs à raison des contradictions. Mais un auteur peut parfaitement converser avec lui-même, conférer des points de vue opposés. Sed contra dans S[aint] Thomas. Positions diverses de l’esprit au regard de la réalité. Au contraire un faussaire se garderait d’introduire des oppositions hurlantes qui le disqualifieraient. Ce sont ces contradictions mêmes qui sont des garanties d’authenticité27.

La contradiction est le signe de cette approche plus féconde, non pas logique mais « harmonique », que définit Furius et qui consiste à tourner autour de l’idée, changer d’angle de vue, établir des analogies et confronter les « points de vue opposés ». C’est l’absence de contradiction au contraire qui serait signe de fausseté. Turelure ira même, fort cyniquement, jusqu’à y voir un signe de stupidité : « Savez-vous ce qui me plaît en vous ? dit-il à la patriote polonaise Lumîr. C’est la tranquillité que je lis dans vos yeux bleus / La chasteté d’une foi si pure qu’aucune contradiction n’y touche, la stupidité délicieuse de la jeunesse !28 »

Cependant, signe suprême de contradiction, Claudel, ne reniant pas la logique aristotélicienne, continuera parfois à employer le principe de non-contradiction pour démontrer la fausseté de thèses à la sienne opposées. Ainsi dans le Journal en avril 1938 :

Le tome XI de l’abbé Br[émond] est consacré à l’examen d’arguties pseudo-mystiques q[ui] ne valaient pas la peine d’être réveillées de l’oubli. Ainsi cette Caritée de Camus q[ui] éteint l’Enfer et met le feu au Paradis. Qu’est-ce q[ue] c’est q[ue] ce pur amour q[ui] accepterait l’Enfer à condition qu’on reste uni à la volonté de Dieu ? Il y a là une contradiction dans les termes […]. Pourquoi se travailler l’imagination et l’obliger à se représenter des choses impossibles et contradictoires ? […] Ce Camus, évêque de Belley, dépasse les limites de l’extravagance29.

La contradiction dans la dramaturgie claudélienne

L’on retrouve le principe de contradiction dans la dramaturgie claudélienne, tout d’abord dans la conception des personnages et du dialogue théâtral. Cette conception transparaît dans le cinquième entretien avec Jean Amrouche, lorsque Claudel évoque l’influence qu’a eue sur lui Dostoïevski :

[…] je découvrais Dostoïevski qui, alors, a eu beaucoup d’influence sur ma vision des caractères. Dostoïevski est l’inventeur du caractère polymorphe. C’est-à-dire Molière ou Racine, ou les grands classiques, ont des caractères d’un seul tenant, tandis que Dostoïevski fait une découverte en psychologie […] qui est la mutation spontanée. Un caractère arrive tout à coup à une mutation c’est-à-dire qu’il trouve en lui des choses qui n’y étaient absolument pas. […] dans Dostoïevski, vous voyez une crapule, comme dans Crime et Châtiment, je me rappelle le bonhomme qui persécute Raskolnikov, qui est une crapule épouvantable et qui tout à coup devient une espèce d’ange […]. C’est cet imprévisible, cet inconnu de la nature humaine qui est le grand intérêt de Dostoïevski. L’homme est un inconnu pour lui-même et il ne sait jamais ce qu’il est capable de produire sous une provocation neuve30.

Cet « inconnu de la nature humaine » implique pour Claudel qu’un personnage ne peut agir sur scène de manière rigoureusement cohérente. Pour être vivant il doit laisser la place aux contradictions. D’où le rejet claudélien des « caractères » classiques, qui sont l’incarnation d’un trait de caractère unique ou d’une seule passion :

On nous parle de caractères : l’Avare, l’Hypocrite… Nous nous en fichons des caractères ! L’avarice, l’argent, l’amour, l’amour-propre, la maladie – quoi encore ? – la mort ? eh bien oui, la mort ! – ah là là, c’est à se tordre !31

Ce rejet de la simplification artificielle explique l’aspect parfois surprenant, contradictoire, et donc en apparence obscur, de certains personnages claudéliens et de leurs réactions. C’est que leurs actions et leurs répliques ne sont pas le développement logique d’une seule idée. Ils sont ouverts à la moindre « provocation neuve ». « La vie » dit encore Claudel à Jean Amrouche, « ce sont les contacts avec l’existence, ce sont tels êtres que nous rencontrons qui, tout à coup, produisent en nous des choses que nous étions loin d’attendre32. » Les personnages claudéliens ne représentent pas non plus forcément chacun une position définie qui se distingue clairement de celle des autres :

Pourquoi les dramaturges au lieu d’opposer des personnages qui heurtent sans se les pénétrer des thèses antagonistes, ne montrent-ils pas l’idée qui passe comme une flamme d’un esprit à un autre et se développe en un jeu de propositions alternées qui prennent appui l’une sur l’autre comme dans les églogues de Virgile et de Théocrite ? C’est comme la navette sur un métier33.

Les personnages ne sont pas indépendants, ils existent l’un par l’autre, par les approbations ou les contradictions qu’ils se renvoient : ils « co-naissent ». Claudel écrit encore dans la préface du Ravissement de Scapin : « Vas-y, camarade ! Laurent n’existe plus que par la réplique qu’il extorque à Anastasie, et tous les deux par la chance qu’ils auront à Barbe et à Saturnin34. »

Ces interactions, ainsi que le principe de contradiction qui fait la vie des personnages, expliquent l’étrange mauvaise foi de Sept-Épées qui se met à dénigrer Don Juan d’Autriche, dont elle est amoureuse, parce que la Bouchère l’utilise pour se moquer de son père : « Qu’a-t-il fait, ton petit Don Juan ? tandis que l’Afrique et les deux mondes sont remplis du nom de mon père35. » Ils expliquent aussi les paradoxes que contiennent les aveux ultérieurs de Sept-Épées : « Don Juan m’aime. Il a bien vu dans mes yeux que je suis capable de mourir pour lui. C’est fini, jamais plus je ne veux le revoir, ah ! il pourrait me supplier ! mon cœur est à lui36. »

Poussée à l’extrême, la contradiction devient, chez les bouffons claudéliens, la clé de voûte de leur personnage. Ainsi, dans L’Ours et la Lune, l’Ours est en même temps un ours en peluche dans un lit d’enfant et un banquier véreux faisant des « affaires » au Brésil ; la Lune est à la fois la divine inspiratrice de l’extase poétique et des rêves, et une vieille femme affublée en Reine Victoria grotesquement entichée « d’un petit jeune homme37 ». Le héros de Protée est un « vieillard absurde », un ridicule « dieu de sixième classe », collectionneur avare et maniaque, trompé à deux reprises dans la pièce, par sa servante Brindosier d’abord, puis par Iris, l’envoyée de Jupiter. Pourtant le dieu de l’illusion n’est pas dupe et lui-même est un maître farceur. Il prend un malin plaisir à nourrir ses satyres « d’eau minérale et de lait concentré » ou à inventer une deuxième Hélène pour se moquer des vainqueurs de Troie. « Rien n’est au-dessus de mon pouvoir, dit-il, / Ni de la crédulité d’un imbécile38. » Quant aux plaintes ridicules par lesquelles il termine la pièce, l’on y reconnaît trop les arguments des critiques de Claudel pour ne pas en sentir l’ironie :

Quelle folie dans tout cela ! quelle dérision des choses sérieuses ! quelle farce stupide ! […]
Où est le bon sens dans tout cela ? Je vous le demande. Où est la justice ? Où est le bon ordre et le bon tempérament ?39

Au moment où les spectateurs rient de ses malheurs, lui-même se moque d’eux…

Claudel use encore de la contradiction pour créer des effets de bouffonnerie verbale : « Oh là là ! j’ai peur, j’ai froid ! j’ai chaud !40 » gémit le démon Tlaloc à l’arrivée de Christophe Colomb. Pour expliquer à la Lune « son endroit », il nous faut « quelqu’un de très intelligent et d’un peu idiot41 » suggère Danse-la-Nuit. Apprenant la mort de son oncle dans le désastre de l’Armada, un courtisan se lamente : « Il me laisse toute sa fortune. Je vais être très riche. Oh la la ! Hélas ! hélas !42 ». Enfin la partie de cartes de Jeanne d’Arc au bûcher développe géométriquement les contradictions :

première partie
Regnault de Chartres.– J’ai perdu ! Je veux dire que j’ai gagné.
Bedfort.– J’ai gagné ! Je veux dire que j’ai perdu.
[…]
troisième partie
Regnault de Chartres.– J’ai gagné, je veux dire que j’ai perdu.
Bedfort.– J’ai perdu, but I am a winner all the same.
[…]
Guillaume de Flavy.– J’ai perdu, j’ai de l’argent plein les poches.
Jean de Luxembourg.– J’ai gagné et j’ai de l’argent plein les poches43.

Revenant au principe de non-contradiction, Claudel se sert des contradictions pour discréditer ses personnages ridicules et grotesques. Mais la contradiction n’est pas ici purement absurde et gratuite : elle démasque la vérité derrière les apparences, la cupidité du courtisan derrière ses manifestations de deuil ou l’hypocrisie des valets des Rois de France et d’Angleterre qui gagnent toujours au jeu de la guerre, au moins financièrement, tandis que Jeanne est condamnée d’avance. La contradiction permet aussi de dévoiler les pensées inavouables derrière le masque de la morale ou du conformisme. Le Poëte dira au Shamisen :

Comment dis-tu ? Horrible, idiot, scandaleux ! C’est trop ! Tu vas trop loin ! Ah, tu flattes mes plus mauvais instincts, tu dévoiles cyniquement mes pensées inavouables ! […] C’est drôle ! c’est ridicule ! c’est absolument stupide !44

Moins caricatural, le paradoxe est aussi un procédé comique très au goût de Claudel. C’est ainsi que Turelure, au moment de mourir, proteste : « Je suis un bon catholique à la manière de Voltaire !45 » ; ou encore avouant ses torts envers sa maîtresse Sichel, il ajoute : « Le meilleur moyen pour moi de les reconnaître est de ne pas essayer de les réparer46. » Turelure est cynique certes et il aime jouer des tours, cependant le paradoxe, tout comme la contradiction chez Claudel, est une invitation à dépasser l’absurdité apparente pour atteindre une vérité supérieure. L’on reconnaît en effet dans la dernière phrase de Turelure une idée très sérieuse de Claudel, bien qu’elle soit exprimée sous une forme grinçante et peut-être parodique : la seule récompense qui soit à la hauteur des grands hommes est l’ingratitude. C’est ce que le Roi de la Deuxième Journée du Soulier de satin affirme au sujet de Rodrigue47 et c’est aussi la leçon de Christophe Colomb. L’on reconnaîtra également dans l’affirmation grotesque du Poëte – « Mes yeux, qu’il dit, pour regarder ? Jamais de la vie ! Moi, quand je veux voir quelque chose, je ferme les yeux48. » – outre l’autodérision claudélienne, une allusion directe au regard de l’âme, à cet œil intérieur « qui écoute »…

Pour finir, dans ses expériences dramatiques postérieures au Soulier de satin, Claudel érigera le principe de contradiction en personnage à part entière. C’est ainsi que l’Opposant du Livre de Christophe Colomb, dont le nom indique la fonction, a pour rôle de contredire systématiquement le héros et de le tourner en dérision. Il est relayé dans sa tâche par le Cuisinier des scènes de la tempête et de la conscience de Christophe Colomb49, et plus généralement par une série de groupes, les créanciers, les savants, les marins révoltés ou encore les « hommes sages » qui conseillent le Roi d’Espagne. Tous représentent les obstacles s’opposant à la mission de celui qui devait réunir la terre. Dans Le Livre de Christophe Colomb tout comme dans Jeanne d’Arc au bûcher, ce rôle sera également confié au chœur et même à la musique de scène, chargés de faire des commentaires, d’applaudir ou de condamner le héros. Claudel aboutit alors à une structure dramatique nouvelle dans laquelle il n’y a plus véritablement qu’un seul protagoniste, assisté d’un Explicateur, et auquel s’oppose une masse chorale. Ce chœur ira même, dans la scène comique de la controverse de Christophe Colomb50, jusqu’à contester la pièce elle-même et son déroulement. C’est grâce à toutes ces contradictions que le héros prend corps et qu’il trouve le support nécessaire pour mener à bien sa mission, et c’est grâce à l’opposition des acteurs que la pièce arrive à son terme.

Le très sérieux principe de contradiction s’exprime donc chez Claudel aussi bien de manière bouffonne que sérieuse, ce qui s’explique aisément si l’on se rappelle que le bouffon, dont le rôle fondamental est de tourner en dérision les choses respectables et sacrées, s’impose pour remettre en question la logique et la dramaturgie traditionnelles. Le « principe de contradiction vivifiant » aura donc été fécond pour Claudel, lui fournissant la base à la fois d’une nouvelle logique, d’une dramaturgie nouvelle et de quelques bouffonneries.

 

Sever MARTINOT-LAGARDE

 

 

 


1. Conversations dans le Loir-et-Cher, Prose, La Pléiade, 1965, p. 670.
2. Théâtre 2 , La Pléiade, 1965, p. 698.
3. Journal 1, La Pléiade, 1968, p. 633.
4. Titre d’un article de Contacts et circonstances, Gallimard, 1940, non repris dans La Pléiade.
5. Prose, p. 640.
6Prose, p. 669.
7. Prose, p. 671.
8. Prose, p. 158-159.
9Journal 2, La Pléiade, 1969, p. 803.
10. Prose, p. 637-638.
11. Voir Paul Claudel ou l’Enfer du génie, R. Laffont, 1988, p. 8-11.
12. Journal 1, p. 784.
13. Prose, p. 667.
14. Théâtre 1, La Pléiade, 1967, p. 1299-1300.
15. Encore l’Iliade, Prose, p. 413-414.
16. Théâtre 2, p. 1332.
17. Poésie, La Pléiade, 1967, p. 143.
18. Journal 1, p. 453.
19. Mémoires improvisés, Gallimard, 2001, p. 147.
20. Ibid. p. 147.
21. Sur les « perceptions latérales » et la « nouvelle logique », voir D. Millet-Gérard, Anima et la Sagesse, Lethielleux, 1990, p. 67-68 et 363-387, et La Beauté et l’Arrière-Beauté, Cedes, 2000, p. 46-47.
22Prose, p. 670-671.
23. Journal 2, p. 54.
24. Prose, p. 671.
25. Prose, p. 1468.
26Prose, p. 679.
27. Journal 2, p. 880.
28. Le Pain dur, Théâtre 2, p. 438.
29. Journal 2, p. 231-232.
30. Mémoires improvisés, p. 44.
31. Préface du Ravissement de Scapin, Théâtre 2, p. 1337.
32. Mémoires improvisés, p. 44-45.
33. Prose, p. 787.
34. Théâtre 2, p. 1337.
35. Le Soulier de satin, Théâtre 2, p. 882. Je souligne.
36. Ibid.
37. L’Ours et la Lune, Théâtre 2, p. 606.
38. Théâtre 2, p. 331.
39. Ibid. p. 357.
40. Le Livre de Christophe Colomb, Théâtre 2, p. 1153.
41. La Lune à la recherche d’elle-même, Théâtre 2, p. 1330.
42. Le Soulier de satin, Théâtre 2, p. 923.
43. Théâtre 2, p. 1228.
44. Prose, p. 845-846.
45. Le Pain dur, Théâtre 2, p. 463.
46. Ibid. p. 441.
47. Le Soulier de satin, Théâtre 2, p. 754.
48. La Lune à la recherche d’elle-même, Théâtre 2, p. 1331.
49. Le Livre de Christophe Colomb, II 2 et II 4.
50. Ibid., II 2.

 

 

Bibliographie

Paul Claudel

L’Annonce faite à Marie – Le Partage de Midi – L’Échange, traduction slovène de Prevedel Alès Berger, Ed : Mohorjeva Druzba, Celje, 1993.

Didier Alexandre

Genèse de la poétique de Paul Claudel, Ed : Honoré Champion, Paris, 2001.

Michel Bressolette

– « Claudel et Maritain : deux lettres inédites », Ed : Presses Universitaires du Mirail, n° 44, Toulouse, printemps 2001, p. 177 à 182.

Shinobu Chujo

– « Paul Claudel et la Fondation de la Maison franco-japonaise », in Ebisu, Ed : Maison franco-japonaise, Tokyo, 2001.

Guy Dumur

L’Expression théâtrale, Les Cahiers de la N.R.F., Gallimard, 2001 : « Tête d’Or » p. 94-97 et « Partage de Midi » p. 166-170.

Michel Lioure

Claudeliana. Ensemble des études consacrées à Paul Claudel, Ed : Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2001.

Alain Ollivier

Piétiner la scène, Ed. Verticales, 2002 : « Jouer L’Échange de Paul Claudel, version de 1893-1894 » p. 51-58 et « Jouer Partage de Midi de Paul Claudel, version de 1906 », p. 109-118.

Maria Antonietta Di Paco Triglia

La Cattedrale di Strasburgo, traduction en langue italienne, Ed : Bandecchi & Vivaldi, Gennaio 2001.
Morte di Giuda – Il punto di vista di Ponzio Pilato – première version en langue italienne, Ed : Bandecchi & Vivaldi, Maggio 2000.

 

CONFÉRENCES ET COLLOQUES

– Catherine Mayaux, « Le motif de la séparation des eaux dans le commentaire de la Genèse de Paul Claudel », colloque « La Genèse » du 29 au 30 octobre 2001, DEA « Lettres, Humanités, Civilisations », Dijon-Besançon.
– Gérald Antoine, « L’art et la foi chez Paul Claudel », conférence du 8 novembre 2001 devant l’association « Art et Foi » à Épinal.