Claudel a toujours voulu s’ingérer dans les mises en scène de ses pièces ; aussi a-t-il acquis peu à peu une conscience de l’art scénique. Mettre en scène, pour lui, ce n’est pas seulement une tâche artisanale se bornant à adapter son texte à des conditions matérielles précises, c’est aussi et surtout une véritable création artistique.
I – Quelques constantes
1/ Le souci de la diction. La première qualité vocale revendiquée par Claudel est la musicalité, qui doit se démarquer d’une plate déclamation ; puis peu à peu l’auteur opte pour une diction plus souple et vivante. De plus, l’économie de la voix, loin de tout excès sonore, est la condition de sa portée : Claudel préfère traduire une énergie par la syllabisation, notamment grâce à l’accentuation des consonnes.
2/ Le souci de la gestuelle. La première exigence claudélienne réside dans la sobriété et la lenteur d’exécution du geste qui, loin de tout automatisme, doit magnifier la parole. Le dramaturge réduit le plus possible les déplacements des acteurs, au point d’aboutir parfois à un certain statisme. Mais cette économie des gestes est compensée par leur signification, souvent symbolique : « Chaque mouvement est un acte qui a un sens ».
3/ Le souci de l’accompagnement musical. Claudel a toujours souhaité donner aux mises en scène de ses pièces une dimension musicale, en établissant de nouveaux rapports entre le théâtre et la musique. D’abord, la musique scénique idéale est essentiellement créée selon lui par la voix humaine, exploitée dans toutes ses possibilités, du murmure au chant, « la musique sortant de la poésie, comme la poésie naît de la prose ». De plus, Claudel joue sur l’ambiguïté d’une « musique parallèle », qui en apparence s’écarte de ce qui se passe sur scène, mais en fait en traduit la signification profonde. Enfin, à l’image du théâtre japonais, le dramaturge privilégie une musique vivante, c’est-à-dire présente concrètement sur scène, intégrée au spectacle. Claudel a essentiellement collaboré avec deux grands compositeurs : Darius Milhaud (L’Annonce faite à Marie, Le Livre de Christophe Colomb) et Arthur Honegger (Le Soulier de satin).
II – Un perpétuel renouvellement
Malgré sa fidélité à quelques principes, l’art scénique claudélien se caractérise surtout par une permanente remise en question, suscitée par des enthousiasmes et une grande disponibilité. De même que les coupures et arrangements dans ses textes, les réajustements d’un spectacle n’apparaissent pas à Claudel comme une soumission ennuyeuse à des contraintes extérieures, mais comme une source nouvelle et heureuse d’inspiration.
C’est au sujet de décors que se manifestent essentiellement ces changements, au point d’aboutir à des contradictions. En particulier, Claudel passe souvent d’une exigence de réalisme à un désir de stylisation, voire de dépouillement, et ce, pour une même pièce. Ainsi, il a prôné l’absence de décor pour la mise en scène de L’Annonce faite à Marie qu’il a supervisée à Hellerau en 1913, mais il a voulu une surcharge décorative en dirigeant, juste avant sa mort, les représentations de cette œuvre à la Comédie Française. C’est que, comme l’écrit Gérald Antoine, « avec Claudel, la vérité n’est pas dans l’opposition, mais dans l’addition des contraires ».
III- L’art de la vision scénique
Manuscrit de Paul Claudel
© B.N.F., Coll. Renaud-Barrault
Si Claudel change aussi souvent en mettant en scène ses pièces, c’est parce qu’à chaque fois, il entend appliquer une image scénique préétablie, à laquelle d’ailleurs ses œuvres ne sont peut-être pas toujours adaptées. En s’enthousiasmant pour des innovations scéniques découvertes à travers la musique, la danse, l’opéra et le cinéma, il a voulu les réutiliser au service de ses pièces, de manière parfois artificielle. Claudel apparaît ainsi comme un metteur en scène au sens le plus contemporain et le plus fort de l’expression, c’est-à-dire qu’il cherche à recréer sa pièce au nom d’une vision scénique toujours nouvelle. Cette vision reste cependant parfois difficile à appliquer, et c’est pourquoi le dramaturge s’est souvent heurté aux metteurs en scène qui avaient une forte personnalité, tels Copeau, Dullin, Jouvet et même Barrault. Quoi qu’il en soit, Claudel s’inscrit dans la lignée des grands visionnaires de l’esthétique théâtrale de la première moitié du XXème siècle.
Alain Beretta
Bibliographie :
René Farabet, Le jeu de l’acteur dans le théâtre de Paul Claudel, Minard, 1960.
Paul Claudel, Mes idées sur le théâtre, Gallimard, 1966.
Michel Lioure, L’Esthétique dramatique de Paul Claudel, Colin, 1971.
Yehuda Moraly, Claudel metteur en scène : la frontière entre les deux mondes, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 1998.
Alain Beretta, Claudel et la mise en scène : autour de L’Annonce faite à Marie (1912-1955), Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2000.
Pascal Lécroart, Paul Claudel et la rénovation du drame musical, Belgique, éditions Mardaga, 2004.
Extrait : PAUL CLAUDEL À JEAN-LOUIS BARRAULT Château de Brangues Morestel - Isère Le 8 juin 43 Mon cher B. - V(otre) l(ettre) me prépare contre les désillusions à mon prochain voyage à Paris, mais je connais assez le monde du th(éâtre) pour savoir q(ue) le travail utile est en général réservé aux derniers moments. C'est vous surtout q(ui) comptez. J'ai b(eau)c(oup) regretté de n'avoir pu v(ous) voir. Je tenais à v(ous) parler de cette question de la Lune et de l'Ombre double. Pour la Lune le projet de C(outaud) est impossible, elle a l'air d'une reine de mi-carême. J'ai un projet assez beau q(uoi)q(ue) difficile, mais il faudrait q(ue) je v(ous) montre mes documents. Pour l'Ombre double, je suis préoccupé. Des personnages réels me semblent bien mastocs et bien massifs. Le cinéma seul n(ous) donnerait la poésie nécessaire. Je verrais des corps aussi sommaires q(ue) possible et au contraire des bras et des mains très précis et dessinés. Un bras et une main, celui de l'h(omme), q(ui) monte lentement pendant toute la durée de la scène et une autre main, celle de la f(emme), qui descend sur elle, la couvre, s'y enlace étroitement, puis la main de l'h(omme) se défait lentement, descend en suivant le contour de la f(emme) et le bras de cette dernière s'allonge en se balançant faiblement comme une palme dans la lumière tandis q(ue) la tête s'appesantit lourdement comme un fruit de l'autre côté… Pour le sentiment je voudrais q(ue) v(ous) v(ous) inspiriez d'un groupe magnifique en marbre de ma sœur Camille q(ui) se trouve chez Madame Berthelot (13 bd. Des Invalides) et qu'elle v(ous) montrera volontiers. À bientôt et de tout cœur. Amitiés à Mad(eleine). P.C. J'ai aussi un autre projet pour le costume de Dona Isabel (3ème j(ournée)). Cahiers Paul Claudel 10. Correspondance Paul Claudel - Jean-louis Barrault. Gallimard, NRF, p. 117