On répète Tête d’or

Genèse

La dernière édition du théâtre de Claudel dans la « Bibliothèque de la Pléiade » a rendu accessible un texte dont, jusqu’alors, seuls des extraits avaient été édités dans une collection grand public : On répète Tête d’Or. En 1949, âgé de quatre-vingt un ans, Claudel reprend Tête d’Or, l’œuvre de ses vingt ans, à la demande pressante de Jean-Louis Barrault. Il ne s’agit pas véritablement d’une troisième version à l’image de ses autres drames, parfois réécrits à plusieurs reprises. La démarche de Claudel est ici différente ; elle se rattache à l’expérimentation tentée avec Le Ravissement de Scapin achevé quelques semaines auparavant : « Le drame me permettait de réaliser une idée depuis longtemps caressée – et à laquelle j’ai essayé de donner application dans mes Fourberies de Scapin. Un drame à l’état naissant. Naissant sous les yeux du public1 ». On répète Tête d’Or met en scène la répétition du drame symboliste dans un stalag en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Des prisonniers de guerre répètent, commentent, expliquent la pièce de 1889 (ou de 1894), présente matériellement sur scène sous la forme d’une « brochure », sous la direction de Simon rebaptisé Simon Bar Jona. Ce projet de réécriture est initialement conçu par Claudel comme la transposition contemporaine de l’atmosphère asphyxiante des années 1880 : « Il faudrait rebâtir ce couvercle matérialiste sous lequel nous étouffions. Je ne vois qu’une issue, c’est de faire jouer Tête d’Or dans un stalag, par des prisonniers, entre des barbelés et sous les bombardements des avions2… »

Le 12 novembre 1949, le poète expose à Barrault sa « nouvelle conception de Tête d’Or » et s’attelle à l’écriture dès le lendemain. Le 12 décembre, il se plaint auprès du metteur en scène : « et maintenant […] je suis arrivé au milieu de l’acte II, mais pourrai-je aller jusqu’au bout ? » Comme il le pressent, il ne poursuivra pas l’entreprise : « Le premier acte, 2 fois écrit, me donne à peu près satisfaction. Le 2 n’est qu’un crayon informe que j’ai planté là au milieu, ne sachant plus comment m’en tirer, et au surplus découragé3. » Le troisième acte ne sera jamais écrit.

Le lyrisme en question

Claudel, dans On répète Tête d’Or, pousse à son paroxysme la transformation stylistique générale qui s’opère dans les réécritures des années 1948-1951. Les prisonniers font usage d’une langue artificielle et composite, saturée par les marqueurs du populaire, paysan aussi bien que faubourien : « S’en fout pas mal de penser à nous, les aut’, ceux de là-bas, leur manque rien, s’en fout’ pas mal qu’on se mange les foies ici à se manger le cœur ! C’est la bonne vie là-bas ! » (9644) ; « c’pauv’ Marcel, on peut tout de même pas le laisser en carafe, lui aussi p’t êt’ ben qu’il a qéq’chose à nous dire » (946) . Cette radicalité fait de ce texte un hapax dans l’œuvre de Claudel. M. Lioure indique que « l’examen des manuscrits et corrections effectués sur le premier brouillon fait clairement apparaître une volonté d’accentuer l’incorrection du langage et de la prononciation. Jamais Claudel n’avait ni n’aura aussi radicalement dénaturé le premier état de ses drames. » (1776)

Quel projet cette forme singulière sert-elle ? A l’orée de sa vie, le poète a exprimé « l’horreur » que lui inspire le « lyrisme » du drame de ses vingt ans, dénonçant une « mise à nu » insupportable de ses sentiments, une « sincérité crue, maladroite, horriblement naïve » qui le fait « frissonner5 ». Dans cette pièce comme dans d’autres réécritures tardives, le parler populaire et argotique est conçu comme un instrument de « profanation » et de défiguration du lyrisme. Les images somptueuses du texte princeps, les effets rythmiques et prosodiques du vers libre déploient leurs effets dans un heurt brutal avec le parler populaire des prisonniers du stalag. L’évocation élégiaque de « la Marne dorée » dans les derniers instants de Cébès est ainsi réécrite :

X : « Ô la Marne dorée ! »

O : Oui, c’est ça qu’i voulait q’on lui répète tout le temps, ce sacré Jean Jeannot de malheur. C’est not’ pays à tous les deux la Marne dorée ! (955)

L’intrigue du premier Tête d’Or se délite, du fait de l’extrême fragmentation du texte et de l’occultation (ou de la dérision) de la thématique conquérante et guerrière. Claudel choisit soigneusement les fragments dans le texte princeps. Parce qu’elle renvoie aux prisonniers du stalag l’écho de leur désespoir et de leur dénuement, la tirade liminaire de Cébès, « le grand morceau du commencement », occupe une place centrale dans la répétition :

Simon : Me voici, imbécile, ignorant… L’hiver, qu’y’a écrit, les champs à la fin de l’hiver.

Tu comprends ? c’est un petit monsieur tout nu comme ça tout seul. Les champs à la fin de l’hiver.

Toi, t’es pas un petit bonhomme tout nu qu’a eu l’idée de pousser tout seul. T’as une femme ; Quel âge q’t’avais quand tu l’as mariée ? (941) 

 « Le pur désespoir » du premier Tête d’Or renvoie les acteurs improvisés du stalag 27 à leur propre situation, « ce sacré bordel de malheur » (952). Le désespoir, la peur de la mort, la perte de la femme aimée, les souvenirs poignants du pays natal exprimés par Simon et Cébès résonnent dans les commentaires des prisonniers. La transposition de l’action dans le camp réaffirme ainsi les valeurs de l’intersubjectivité et de la « communauté humaine » qui étaient, de fait, inscrites dans le texte originel. Car si cette réécriture procède d’un geste violent retourné contre l’œuvre de jeunesse, elle fait sens aussi dans le nouveau projet claudélien. Entre 1890 et 1949, le sens du drame, a évolué, dit Claudel, de « la primauté de l’individu sur tout » au « sentiment de la fraternité ». Dans une note de son Journal en 1950, il découpe un article de Match relatant l’expérience de prisonniers de guerre français et allemands et, à la lumière de ce document, il fait de la révélation de « la communauté humaine » le sens profond de On répète Tête d’Or :

Extrait de Match. C’est l’idée de mon essai de version 3 de Tête d’Or : Il pensait que c’était, en effet, la même chose. Nos paroles se raccordaient à un thème fondamental qui, depuis la guerre, règne, en Europe, à l’arrière-plan de toutes les conversations : le sens collectif de l’humanité. Un prisonnier de guerre français me dit comment lui avait été révélée, dans sa captivité, la communauté humaine. « Nous avons été dépouillés, du jour au lendemain, de tous nos biens, de tous nos avantages, de tous les agréments de ce qui avait été notre vie. Nous n’avions plus rien. Mais de toute cette misère a jailli un admirable élan de fraternité. » (J.II, p. 747)

L’individualisme du conquérant de 1890 a cédé la place au « sens collectif de l’humanité » : « Je peux pas êt’ moi à moi tout seul » (963) s’exclame Simon, « pas moyen de rester tranquille ! C’est le jeu. L’s aut’, les potes, nous. On tend la main, c’est comme au jeu de barres » (966). Dans une lettre à Barrault du 3 décembre 1948, au sujet de sa nouvelle version de Partage de midi, Claudel exprimait ce désir qu’« on ne pense plus du tout à l’auteur » : « Tout est devenu simple et liquide, les choses les plus hautes et les plus profondes expliquées dans le langage le plus familier6 ». Ainsi, le parlé populaire s’impose à Claudel comme l’expression du fonds commun de l’humanité, comme la traduction linguistique de l’universel.

La place de l’histoire : un drame « ultra-moderne »

Cette mise à distance du lyrisme et de la « littérature » (que le dramaturge nomme désormais « l’ostentation esthétique ») se fait aussi au nom de l’horreur de l’histoire contemporaine qui a, précisément, touché à la communauté humaine. Arrachée à un univers symboliste peu déterminé, la pièce de 1889 bascule dans l’histoire « ultra-moderne7 », pour reprendre les termes mêmes de l’auteur. Le terme de « camp de concentration », qui n’apparaît pas dans le drame, a été utilisé par l’auteur dans une conversation rapportée par Honegger : « Ca se passera dans un camp de concentration et la princesse sera la Mort qui jouera du clairon8 ». On pourrait d’ailleurs se demander si cette troisième version n’est pas conçue, dès son origine, comme une réponse à la lecture complaisante du premier drame par les occupants nazis :

au moment de l’Occupation, cela avait frappé pas mal les occupants qui m’ont demandé à plusieurs reprises de faire jouer Tête d’Or, et je n’ai jamais voulu justement parce que cela ressemblait beaucoup trop aux entreprises de Hitler, qui en sont, en somme, une caricature : mais il y a évidemment beaucoup de ressemblances dans les idées de Tête d’Or et dans celles de Hitler ou du nazisme9.

Dans ses commentaires bibliques, Claudel a marqué comme peu d’écrivains chrétiens la place historique et spirituelle de « l’événement à la fois culminant et inauguratif10 » que fut l’Holocauste. Dans la temporalité de l’écriture claudélienne, la rédaction de ce drame interfère avec la réflexion sur Israël menée dans le commentaire exégétique rigoureusement contemporain, L’Evangile d’Isaïe (écrit entre août 1949 et février 1950) « dédié au Peuple d’Israël ». Claudel note dans son Journal du 3 décembre 1949 : « Tout à coup en recopiant mon Isaïe une possibilité me vient à l’esprit – toc ! – pour l’acte II de Tête d’Or. » (J.II, p. 710) On ne peut dès lors imaginer que réécrivant Tête d’Or dans un stalag de la seconde Guerre Mondiale, il ne fasse rien transparaître de cet événement. En 1949, les camps de concentration, dont les procès sont en cours et dont les images sont désormais connues, ne sont pas représentables sur un mode réaliste, ils ne le sont que par la voie indirecte de l’allusion et le détour de l’allégorie. Point aveugle du texte, l’événement de l’Holocauste est suggéré par l’espace scénique, par la nouvelle onomastique et par la portée allégorique de certains énoncés. C’est par rapport à lui que prennent sens les multiples allusions au destin d’Israël qui font communiquer l’histoire récente, la Bible et le point de vue catholique sur le judaïsme. Claudel introduit d’abord le thème du judaïsme, totalement absent du premier drame, au moyen de trois principaux motifs. L’Arbre gigantesque de la version de 1894 est identifié à Abraham ; le personnage de Simon qui se nommait Agnel en 1889 s’appelle Simon Bar Jona ; le rôle de la Princesse est accaparé par un « garçon de café » juif :

X : Et lui aussi, pourquoi q’on l’appelle Bar Jona, Simon Bar Jona ?

X : C’est-i q’tu serais Juif par hasard ?

X : Comme le mec justement q’s’occupe avec la Princesse. I ne pense qu’à ça.

X : I n’est pas Juif, il est garçon de café. (959)

Celui-ci joue caché : sa voix se fait entendre derrière un rideau où l’on peut voir la transposition du voile de la Synagogue. Le tableau du sanatorium fait par Simon le « tousseux » est transposable aux camps de concentration : l’on y « guérit de la vie » et l’on y attend « le Jugement dernier », l’ébauche étant traversée de bout en bout par les symboles apocalyptiques. La circulation des thèmes entre le drame de 1949 et les commentaires bibliques suggère que pour Claudel, la « compression » du stalag est la représentation figurée de ce qu’il appellera dans l’exégèse « l’effroyable pression » des camps. Ce thème de la promiscuité, de l’entassement des hommes hante véritablement le texte : les prisonniers sont mis à « sécher comme du linge sale, toute la promotion, comme du linge sale […] sur du fil de fer barbelé, en attendant qu’on vienne nous chercher » (964). La description du stalag, au début de l’acte I, pourrait, de même, renvoyer aux camps de concentration. Simon insiste sur l’odeur animale : « quand j’ai couché ici pour la première fois, et que je respirais à pleine gueule c’te bonne odeur (y avait de quoi vomir) » (939), et fait du défilé au baquet la représentation pathétique de la communauté humaine :

ici faut se lever dans la nuit glacée, fair’ lever les aut’ qui jurent trouver la porte, se reculotter, en claquant des dents, retrouver sa place ! Ca, c’est du drame, à la bonne heure, c’est du sport, c’est de la poésie, on est des hommes ! Tu comprends ? On est des hommes ! On va au baquet, c’est tout à fait pareil la même chose q’si on allait à la Mairie pour voter ! (940)

Sans doute peut-on lire dans ce tableau la transposition des informations données par Claudel par Jacques Perret, l’auteur du Caporal épinglé (1947), sur « l’étrange cortège des pisseurs de nuit » dans les stalags. Mais en 1951, c’est bien aux camps de la mort que Claudel rattache explicitement cette représentation :

jamais on n’a plus existé les uns les autres que dans les camps de concentration. Tous rasés, habillés des mêmes guenilles, se nourrissant et se soulageant au même baquet, cœur contre cœur, membre à membre entrelacé, sous la même couverture, s’entrechauffant du même souffle animal11.

L’inachèvement de ce texte et les termes sévères que Claudel emploie à son sujet (« le mieux est que je vous explique la naissance du monstre » ; « et maintenant, ce Tête d’Or qui va vous horrifier et qui m‘horrifie moi-même12 ! ») constituent un aveu d’échec. A la fois glose du drame de 1880, essai d’une nouvelle dramaturgie et d’une nouvelle langue théâtrale, réflexion sur la « communauté humaine », représentation allégorique des camps de concentration ressaisie par une réflexion religieuse sur les rapports du judaïsme et du christianisme…, cette « version 3 » poursuivait sans doute des fins difficilement compatibles. Elle témoigne, quoi qu’il en soit, de l’exceptionnelle puissance d’invention du poète à l’orée de sa vie et de la dynamique fondamentalement expérimentale de la création claudélienne.

Emmanuelle KAËS


1. Lettre du 2 septembre 1950, Correspondance avec Jean-Louis Barrault, Cahiers Paul Claudel, 10, Gallimard, 1974, p. 217.
2. Jean-Louis Barrault, Nouvelles réflexions sur le théâtre, Flammarion, 1959, p. 250. – Cette actualisation du drame a peut-être été inspirée à Claudel par l’existence de représentations théâtrales dans le camp de Terezin et par la représentation de son propre drame, L’Otage, dans un stalag.
3. Lettre du 2 septembre 1950, op. cit., p. 217.
4. Les références données dans le corps du texte sont les suivantes : Théâtre II, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, édition M. Autrand et D. Alexandre, 2011.
5. Lettre à Jean-Louis Barrault du 6 janvier 1944, Cahiers Paul Claudel 10, op. cit., p. 134-135.
6. Cahiers Paul Claudel 10, op. cit., p. 203.
7. Il écrit à Barrault : « J’ai repris pour ce drame ultra-moderne la forme la plus archaïque du drame le dithyrambe, dont il ne reste plus qu’un exemple (par moi très admiré) : les Suppliantes d’Eschyle. Le dialogue d’un personnage unique avec des voix anonymes (le chœur) qui l’interpellent. » (Ibid., p. 217-218)
8. « Collaboration avec Paul Claudel », NRF, 1955, p. 559.
9. Mémoires Improvisés, Gallimard, 1954, p. 56.
10. L’Evangile d’Isaïe, Le Poëte et la Bible, tome II, 1945-1955, éd. M. Malicet, D. Millet-Gérard, X. Tilliette, Paris, Gallimard, 2004, p. 776.
11. « Trois Figures saintes pour le temps actuel », Le Poëte et la Bible, I, op. cit., p. 976-977.
12. Lettre à Barrault, op. cit., p. 212.

Bibliographie
Pierre Brunel, « Tête d’Or 1949 », Revue de Lettres modernes, 2.
Emmanuelle Kaës, « Des camps de concentration à la Restauration d’Israël : On répète Tête d’Or (1949) de Paul Claudel », « L’Actualité », ELFe XX-XXI, Etudes de Littérature française des XXe et XXIe siècles, Classiques Garnier, 2013.
Michel Lioure, Tête d’Or de Paul Claudel, édition critique, Les Belles Lettres, coll. Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1984.
Michel Lioure, « Notice », Paul Claudel, Théâtre, tome II, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2011, p. 1772 sq.
Yehuda Moraly, Claudel metteur en scène-La frontière entre les deux mondes, Presses universitaires franc-comtoises, 1998.
Antoinette Weber-Caflisch, « L’énigme du dernier Tête d’Or ou Simon Agnel rebaptisé », Bulletin de la Société Paul Claudel, juin 2011.

Mises en scène

Adaptations cinématographiques

Tête d’Or, 2007, film de Gilles Blanchard