Le Soulier de satin

« Testament sentimental et dramatique », à la fois « somme » et « reflet » des drames antérieurs, Le Soulier de satin est l’opus mirandum, l’œuvre majeure où l’auteur affirmait qu’était rassemblé l’essentiel de sa vie, de son art et de sa pensée. Commencé en 1918, au retour de l’ambassade au Brésil, poursuivi au Danemark et au Japon, où le 3e acte a été perdu lors du tremblement de terre du 1er septembre 1923, le drame est achevé en 1925.

Le Soulier de satin est d’abord un drame d’amour où Claudel, à l’issue de ses « retrouvailles » avec l’inspiratrice de Partage de Midi, tentait de trouver « l’apaisement », « la résolution », « l’explication » et « la conclusion » de sa propre aventure. Comme Mesa dans Partage de Midi, Rodrigue, le héros du Soulier de satin, est passionnément amoureux d’une femme mariée, Prouhèze, à laquelle il devra renoncer. Celle-ci, après la mort de son mari, épousera Don Camille, un officier qui la tient à sa merci, et refusera de se donner à Rodrigue, à la fois pour ne pas être infidèle au sacrement du mariage et pour ne pas décevoir la passion d’un amant dont le désir infini ne saurait tolérer de limites humaines. Ne pouvant être « son paradis », elle sera « sa croix »; ne pouvant « lui donner le ciel », elle saura « l’arracher à la terre » (IIe Journée, scène 14). Son sacrifice et sa mort contribueront, par la vertu de la Communion des Saints et de la réversibilité des mérites, au salut de Camille et de Rodrigue, auquel il sera donné de connaître, au prix d’un dénuement complet, la « délivrance » et la joie surnaturelle (IVe Journée, sc. dernière). Ainsi une passion adultère aura servi au salut des âmes, conformément au sous-titre de l’œuvre, emprunté à Calderon – « le pire n’est pas toujours sûr » – et au mot de saint Augustin, « etiam peccata », placé en exergue et repris par l’Ange gardien de Prouhèze: « Même le péché ! Le péché aussi sert » (IIIe Journée, sc. 8). Le drame sentimental s’approfondit en un drame mystique.

« La scène de ce drame est le monde », écrivait superbement l’auteur, « et plus spécialement l’Espagne à la fin du XVIe siècle, à moins que ce ne soit le commencement du XVIIe siècle ». L’action se déroule en effet pendant la Renaissance, au temps des Conquistadors, lorsque l’Espagne est le champion du catholicisme en Europe, en Afrique, au Nouveau Monde et jusqu’en Extrême-Orient. On assiste alors au combat des armées espagnoles au service du Dieu chrétien contre toutes les hérésies, en Amérique où Rodrigue est Vice-Roi des Indes, à Mogador où Prouhèze impose son autorité au renégat Don Camille, en Bohème où les Protestants sont défaits à la Montagne Blanche, en Flandre, en Espagne, où se préparent une désastreuse expédition de la Grande Armada contre l’Angleterre et la victorieuse bataille de Jean d’Autriche à Lépante. Le Soulier de satin apparaît alors, en dépit de quelques anachronismes intentionnels, comme une « vaste fresque » et une parabole historique illustrant l’esprit d’une époque et d’une civilisation animées d’une foi conquérante.

La gravité du sujet ne laisse pas de comporter cependant une grande part de gaieté, de fantaisie dans la mise en scène et le dialogue, ainsi que de nombreuses scènes ouvertement comiques, parodiques ou burlesques. Un Annoncier, sorte de régisseur chargé de présenter et de commenter la pièce, au besoin de houspiller les acteurs, confère au drame une allure de jeu dramatique. L’intervention des machinistes et la volontaire exhibition des ficelles du théâtre accentuent l’artifice et créent une distance ironique. Divers personnages épisodiques, pêcheurs, pédants, courtisans, serviteurs, soldats, une négresse, un Chinois, tourbillonnent autour des protagonistes et introduisent ainsi non seulement des épisodes ou intermèdes divertissants, mais une dimension ironique et critique qui contribue à dédramatiser la souffrance et à créer le climat de joie, d’enthousiasme et de libération conforme au sentiment dominant qu’éprouvait et voulait suggérer l’auteur.

La diversité des lieux, le contraste des tons, la multiplicité des personnages et la complexité d’une action combinant plusieurs intrigues entraînent une composition originale, où l’apparent désordre occulte une réelle unité dramatique et symbolique. La pièce, expliquait l’auteur, est construite à la façon d’une tapisserie, où le dessin est formé d’une multitude de fils de diverses couleurs entrecroisés de manière à faire apparaître un motif unique. Au drame amoureux, sombre et sacrificiel, de Rodrigue et Prouhèze est en effet entrelacé, comme un fil blanc à un fil noir, celui, idyllique et souriant, de Dona Musique et du Vice-Roi de Naples, auquel succédera, dans le même registre, celui de leur fils, Jean d’Autriche, et de Dona Sept-Epées, fille spirituelle de Rodrigue et Prouhèze. Des personnages surnaturels, Saint Jacques ou l’Ange gardien, se mêlent aux héros humains. La scène est ainsi constamment variée, transportée d’un continent à l’autre et de la terre au ciel. Mais la diversité des composants ne saurait masquer la profonde unité du sujet, qui est la « délivrance aux âmes captives », obtenue sur le plan à la fois sentimental, historique et mystique. A cette composition, fondée sur le mouvement, la variété, les effets de contraste et de couleur, elle-même accordée à une époque, et à des personnages animés par l’esprit de la Contre-Réforme, l’on a souvent et à juste titre attribué la qualité de baroque.

Les caractères et les dimensions du drame, « action espagnole en quatre Journées » à la manière des dramaturges du Siècle d’or, indifférent aux unités de temps, de lieu et de ton, ont longtemps interdit sa représentation. Créé par Jean-Louis Barrault à la Comédie-Française en 1943, dans une version réduite, il a été représenté dans sa version intégrale au théâtre d’Orsay en 1980, puis repris par Antoine Vitez en 1987, au festival d’Avignon, dans la cour d’honneur du Palais des Papes.

Tour à tour dramatique et mystique, poétique et comique, lyrique et familier, Le Soulier de satin constitue bien, comme l’entendait Claudel, une « somme » ou, selon le mot de Jean-Louis Barrault, sa « synthèse ».

>> L’année du Soulier de satin en mémoire de la mise en scène d’Antoine Vitez,
cour d’honneur d’Avignon, 1987

Mises en scène

VERSION POUR LA SCÈNE
LE VICE-ROI. — Officiers, compagnons d'armes, hommes assemblés ici qui respirez vaguement autour de moi dans l'obscurité,
Et qui tous avez entendu parler de la lettre à Rodrigue et de ce long désir entre cette femme et moi qui est un proverbe depuis dix ans entre les deux Mondes,
… Regardez-là qui à la fin est apparue à mon bord et qui vient me demander compte de ce monde qu'elle m'a obligé à créer !
Bien des femmes sont venues au monde pour la ruine des villes et des empires, pour la honte et l'extermination des âmes d'hommes.
Mais j'accuse celle-ci qui a été pour moi plus cruelle et plus impitoyable.
Non point par sa présence et par ce lit qu'elle a partagé avec moi.
Mais par sa continuelle absence depuis dix ans, et par ce lit, par ce lit, par ce lit de sa continuelle absence depuis dix ans qu'elle n'a cessé de partager avec moi !
Et maintenant je vous prends tous à témoin que j'ai fait mon œuvre et qu'elle n'a plus rien à me demander.
Vous m'avez trouvé dur, violent, cruel, exigeant et parfois injuste ; mais moi-même est-ce que je me suis épargné?
Je vous prends à témoin que j'ai fait mon œuvre, et qu'un nouveau monde est sorti de la mer et que ces mains lui ont donné une forme !
La forme de cette femme en ce monde qu'il m'a été à jamais refusé de posséder !
Le plus humble artisan reçoit son salaire, et moi, je prends le ciel et la terre à témoin que je n'ai pas eu ma récompense !
J'accuse cette femme qui n'est apparue à mon bord que pour se moquer de moi
Et pour me montrer une dernière fois ce visage qu'elle a décidé à jamais de me refuser !
Ce visage, ce visage cruel, qu'elle a décidé à jamais de me refuser !
Ce visage pour que j'en aie possession qu'elle a décidé à jamais de me refuser.
Mais viens maintenant, je vais te prendre par la main, Madame, viens avec moi, viens, mon amour, viens, mes délices, viens, iniquité.
Prends ma main !
Je vais te montrer ce chemin, cet amer chemin que j'ai cheminé seul bien des nuits en ton amère compagnie, en ta détestable compagnie.
D'un bout à l'autre de cette horrible véranda, renvoyé d'un bout à l'autre de cette horrible véranda comme la navette aux mains des noires tisseuses !
Le chemin n'est pas long, que nous avons à faire ensemble, toi et moi, en cette vie.

Quelques pas seulement ensemble, mon amour, mais il y tient toute une vie, la vie d'un cœur trop aimant, trop fidèle mon amour, la vie d'un homme misérable. (…)

Le Soulier de Satin, Théâtre II. Gallimard, Pléiade, p. 1096-1097 - D.R.

Bibliographie