Paul Claudel et la Chine impériale :
le « stage du magicien au pays des génies »
Dans toute l’histoire de la littérature française, Paul Claudel (1868-1955) présente un cas très particulier pour l’histoire des relations franco-chinoises : il est l’auteur français qui a le plus longtemps résidé en Chine, pendant près de quatorze années, entre juillet 1895 et août 1909 ; cette mission fut la plus longue de toute sa carrière de diplomate. Beaucoup plus tard, depuis sa retraite, Paul Claudel se souviendra de son séjour, et spécialement de « la Chine du Sud, la Chine du Tao », comme du « stage du magicien au pays des génies1». Dès les premiers mois de son arrivée, en 1895, le jeune consul avait déjà ressenti une immédiate proximité avec ce pays, comme il l’explique alors dans une lettre à son ami Stéphane Mallarmé :
La Chine est un pays ancien, vertigineux, inextricable. La vie n’y a pas été atteinte par le mal moderne de l’esprit qui se considère lui-même, cherche le mieux et s’enseigne ses propres rêveries. Elle pullule, touffue, naïve, désordonnée des profondes ressources de l’instinct et de la tradition. J’ai la civilisation moderne en horreur, et je m’y suis toujours senti étranger. Ici, au contraire, tout paraît naturel et normal2
La Chine qu’il découvre alors s’oppose pour lui à l’Europe du positivisme, au Paris d’Ernest Renan, à ce « monde sans mystère » qu’avait permis l’avènement de la science occidentale moderne selon Marcelin Berthelot. Paul Claudel fut le témoin de la fin des Qing et de l’agonie du système impérial et dynastique, l’un des derniers auteurs français contemporain de ce qu’il appelle « la vieille Chine ». Pourtant connu pour sa plume parfois féroce, il est aussi l’un des rares écrivains français, sinon le seul dans la période coloniale, à composer à plusieurs reprises des éloges de la Chine et du Chinois, non plus dans la perspective philosophique, politique et polémique qui avait animé certains auteurs du XVIIIe siècle, et notamment Voltaire, mais dans une démarche nouvelle, fondée sur l’expérience directe du pays et de ses habitants. Paul Claudel publie dans le Figaro, en 1949, un Eloge du Chinois qui a peu d’équivalent dans la littérature française, mais en 1909 il écrivait déjà : « Quoiqu’on dise l’impression d’un homme qui a longtemps vécu au milieu des Chinois est plutôt celle de l’estime et d’une sympathie affectueuse.3 » Le point de vue de Paul Claudel et les représentations qu’il livre de la Chine et du Chinois tranchent ainsi nettement par rapport à la sinophobie si fréquente au tournant des XIXe et XXe siècles. C’est la longue expérience du diplomate en Chine qui lui permet de se détacher des préjugés et des clichés plus ou moins xénophobes de l’époque : d’abord consul de France à Shanghai, Paul Claudel réside ensuite dans la ville de Fuzhou, entre 1896 et 1904 ; il effectue une mission de plusieurs mois à Hangzhou en 1897. Ce long séjour chinois s’achève ensuite dans le Nord, à Pékin, puis Tianjin jusqu’en 1909.
Paul Claudel et la fin de l’Empire mandchou
Si l’homme et l’artiste font l’éloge de la Chine et comme nous le verrons de la culture chinoise, le diplomate livre une analyse plus critique de la situation économique et politique de l’Empire du Milieu qui le reçoit. Mais ses analyses reposent sur des ambitions économiques et des projets de modernisation et de développement. La Chine, même « ouverte » dans le cadre des traités inégaux, note le diplomate, reste un « pays fermé » à l’intérieur duquel les communications sont limitées ; ce pays est décrit comme « un immense cloisonné4». Le conseiller économique pointe du doigt dans ses rapports tout ce qui nuit à la circulation dans tous les domaines, et donc selon lui à la prospérité économique et commerciale du pays : le manque d’infrastructure et de lignes de transport, le freinage que créent les « douanes intérieures » sous administration britannique, les difficultés de l’étalonnage et de la circulation monétaire, l’absence d’établissement bancaire fiable… Du point de vue politique, le système impérial est vu comme une « fiction diplomatique », et Paul Claudel, un peu plus tard, dénoncera sans détour la « corruption » et la « misère sans nom » dont il avait été le témoin, récusant toute idée de « péril jaune » comme une « sottise ». Malgré toutes ces difficultés, le diplomate, dans ses rapports comme dans son Livre sur la Chine, ne cesse d’attirer l’attention sur les « potentialités énormes » de cet immense pays, qu’il détaille dans tous les domaines : industrie, mines, travaux publics, agriculture…
Pendant toute la durée de sa mission, il défend bien sûr les intérêts et les investissements français en Chine, tout en reconnaissant que la présence des Occidentaux a profondément déstabilisé tous les fondements de l’empire. Au sujet du rôle des Occidentaux, Paul Claudel, à la fin de son séjour, en reste en effet à une contradiction indépassable :
Cette civilisation s’était développée sur elle-même et était restée fermée, aussi étrangère à la nôtre que les anciennes civilisations de Babylone. Les Européens qui avaient évolué se trouvèrent en contact avec elle au milieu du XIXe siècle. Ici se pose la question : 1°) Quel est le droit d’un pays à rester fermé ? Les autres nations peuvent-elles l’obliger à s’ouvrir ? En vertu du droit qu’a un organisme de communiquer avec toutes ses parties, on est intervenu (…)5
La question suivante vient presque immédiatement, et sa réponse, claire : « 2°) L’action de l’Europe a-t-elle été utile ou nuisible ? nuisible certainement. » Le diplomate examine ensuite les troubles produits par l’établissement de contacts réguliers entre l’Empire du Milieu et les nations européennes. C’est ainsi qu’il explique et justifie l’activité occidentale en Chine, qui devrait être structurante du point de vue économique et institutionnel : les Européens, puisqu’ils ont pris la responsabilité de l’« ouverture » de ce pays, doivent œuvrer pour que s’arrête « la dissolution de la Chine » qu’ils ont eux-mêmes provoquée par leur contact6.
Quelques mois avant son départ, Paul Claudel assistera avec la délégation française aux funérailles de l’impératrice Ci Xi et du Fils du Ciel, Guangxu :
Je voudrais ici pouvoir vous donner un sentiment du charme étrange de ces profondes résidences vers lesquelles il y à un an, en ce même mois de mai, j’ai vu s’acheminer lentement, précédé de l’appareil des chasses antiques, les archers, le fauconnier, les files de chameaux caparaçonnés de soie jaune et portant pendue sous le cou une zibeline dans le tourbillon des disques de papier blanc, monnaie funèbre que l’on jette à pleine poignée, et tandis que bien haut dans l’air on entend le sifflet mélancolique attaché sous l’aile des pigeons qui tournent en grandes bandes au-dessus des tours et des bastions colossaux de Pékin, la dépouille immatérielle, comme une coque d’insecte, de celui qui fut l’empereur Kouang-Shi (Guangxu)7.
Avant de repartir vers l’Europe, Paul Claudel aura eu le sentiment d’avoir assisté aux « doubles funérailles qui furent celles de l’antique monarchie ».
Paul Claudel et la culture chinoise
Formé à l’analyse économique et financière à Paris et aux Etats-Unis, Paul Claudel est peu préparé à un séjour en Chine au moment de son arrivée, comme la plupart des Occidentaux de l’époque. Dans les premières années de son séjour, il se lance dans ce qu’il appellera ses « études chinoises », un ensemble de lectures et de visites probablement choisies sur les conseils des missionnaires locaux, qui sont souvent de bons sinologues. Paul Claudel arrive de plus en Chine au moment d’un renouveau des études sinologiques, qui prennent sur place un véritable essor. Ce développement est d’abord dû aux missions, protestantes ou catholiques : à Hong-Kong, le révérend James Legge traduit en anglais les textes classiques qui sont publiés dans la collection « Sacred Books of the East » à partir de 1858 ; à Ho-Kien-Fou (l’actuelle Yanxian, dans le Hebei), les jésuites Séraphin Couvreur et Léon Wieger travaillent à la traduction en latin et en français des Classiques, dont la publication s’échelonnera jusqu’aux premières années du XXe siècle. Les Variétés sinologiques sont publiées à partir de 1892 et ambitionnent de renouer avec les célèbres Mémoires concernant la Chine du XVIIIe siècle.
Découverte à travers la lecture de ces traductions et de ces études, mais aussi en parcourant le pays vivant qu’il habite, la culture chinoise donne à l’œuvre de Paul Claudel une inflexion majeure. C’est pendant la mission en Chine que sont élaborées et rédigées plusieurs œuvres parmi les plus importantes : en poésie, le recueil Connaissance de l’Est, d’abord publié sous le titre « Images de Chine », précède l’Art poétique, rédigé à Fuzhou, et les Cinq Grandes Odes, en partie écrites à Pékin. Deux drames sont à la même période composés sur place : Le Repos du Septième jour, qui prétend se dérouler dans l’Antiquité chinoise, sous la dynastie des Han, est écrit dans les premiers mois du séjour à Fuzhou ; quant au Partage de Midi, ce drame personnel plus souvent représenté, il commence sur un paquebot passant le Canal de Suez, puis se déroule entièrement dans la Chine contemporaine du diplomate8. Si ces créations sont les plus visiblement marquées par l’expérience de ce séjour, on découvre des références à la culture chinoise dans toute l’œuvre postérieure. Paul Claudel avait très tôt découvert certains textes essentiels, à commencer par le Laozi, qui explique sa curiosité et un intérêt pour le taoïsme qui restera constant dans sa pensée et dans son œuvre. Dès 1898, un poème de Connaissance de l’Estintitulé Halte sur le canal contient une référence à Laozi, mais on peut penser que le Daodejing a été lu beaucoup plus tôt, comme le prouvent certaines allusions de Vers d’exil ou les réflexions sur le « vide » qu’on découvre déjà dans Le Repos du Septième jour(1896). Paul Claudel lit aussi les Classiques, par le truchement des traductions de Séraphin Couvreur, en particulier les Annales de la Chine (Shujing), le fameux Livre des Odes (Shijing), ou encore le recueil des Quatre Livres (Sishu), qui contient le beau texte de L’Invariable Milieu (Zhongyong). Il découvre dans le même temps les théories des anciens « figuristes » jésuites, qui pensaient avoir découvert « en figure » les traces de la Révélation chrétienne dans les anciens livres chinois. De toutes ces lectures, Paul Claudel tire d’abord le drame tout à fait original du Repos du Septième jour, dans lequel le dramaturge rêve la conversion au christianisme de la Chine. Mais les hypothèses des « figuristes » ne sont jamais véritablement prises au sérieux, elles sont finalement jugées « aventureuses » dans Sous le signe du Dragon9, un autre livre de souvenirs et d’analyses sur la Chine, qui parut tardivement.
Le recueil poétique de Connaissance de l’Est réunit des « proses descriptives » rédigées entre juillet 1895 et avril 1905, on peut le lire comme une manière de « journal de voyage » poétique, mais il est davantage encore. L’expérience de Connaissance de l’Est précède Connaissance du Temps et tous les développements de L’Art poétique. La rencontre de la culture chinoise a mené le poète à découvrir une « nouvelle logique10», celle de « l’harmonie des choses dans leur accord et dans leur succession ». Le séjour en Chine, particulièrement stimulant sur le plan de la créativité littéraire, a ainsi aussi été à l’origine de l’élaboration d’une poétique originale, qui marquera profondément toute l’œuvre à venir. Dans son Eloge du Chinois, en 1949, Paul Claudel formulera de façon saisissante ce qui fait selon lui le génie de la culture et des arts chinois :
Ces belles peintures que vous connaissez, ces poésies exquises, vous croyez que ç’a été fait avec de l’eau et de l’encre de Chine ? Pas du tout. Il n’y avait qu’à tendre un écran. C’est de la contemplation émanée qui s’est déposée dessus.11
A plusieurs reprises, il met en avant l’éloge de l’écriture, de la calligraphie et de la poésie chinoises, à propos desquelles il avait déjà composé le poème Religion du Signe dans Connaissance de l’Est. Plus tard, il imaginera avec fantaisie des « idéogrammes occidentaux », mélanges de l’expérience chinoise et de l’expérience japonaise.
Dans sa conférence sur La Poésie française et l’Extrême-Orient, largement consacrée à la Chine, Paul Claudel évoque dans le domaine des arts un « désir interpsychique » qui relie les différentes parties de l’humanité :
Je veux dire qu’entre les divers peuples, entre les diverses civilisations, il y a un contact psychologique plus ou moins avoué, un commerce plus ou moins actif, un rapport comme de poids et de tensions diverses qui se traduit par des courants et par des échanges, par cet intérêt qui ne naît pas seulement de la sympathie, mais de la réalisation d’un article idéal, dont la conscience d’une certaine insuffisance en nous fait naître le besoin, un besoin qui essaye de se traduire plus ou moins gauchement par l’imitation. Tantôt la balance dont je viens de vous parler se traduit par un actif, tantôt par un passif. Tantôt un peuple éprouve la nécessité de se faire entendre, et tantôt – et pourquoi pas en même temps ? – celle de se faire écouter, celle d’apprendre et de comprendre.12
L’œuvre de Paul Claudel s’inscrit elle-même comme une étape nouvelle de l’histoire de ces « échanges » et de ces « courants », elle trouve sa force dans l’intensité et la richesse d’une longue expérience personnelle en Chine, qui sera toujours évoquée avec enthousiasme. Dans l’un de ses « Souvenirs diplomatiques » intitulé Choses de Chine, Paul Claudel s’exclamera pour finir :
Le Chinois, sous une apparence hilare et polie, est dans le fond un être fier, obstiné, malin, indépendant, incompressible et, somme toute, un des types humains les plus sympathiques et les plus intelligents que j’aie connus (sans préjudice des crises de folie furieuse, ce qu’on appelle là-bas la « ventrée de you ».) Allons, à ta santé, vieux frère, homme libre ! Je t’aime bien !13
Yvan DANIEL
1. Paul Claudel, Préface à un album de photographies d’Hélène Hoppenot (1946), repris in Œuvre en prose, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1965, p. 397. Sauf indication différente, les références à l’œuvre de Paul Claudel sont données dans cette collection.
2. Paul Claudel, Lettre à Stéphane Mallarmé, 24 décembre 1895, in Cahiers Paul Claudel 1, p. 46.
3. Paul Claudel, Contacts et Circonstances, in Œuvre en prose, p. 1074.
4. Paul Claudel, Livre sur la Chine, op. cit., p. 79.
5. Paul Claudel, Livre sur la Chine, op. cit., p. 48.
7. Paul Claudel, Contacts et Circonstances, op. cit., p. 1078.
8. Ces deux drames sont dans le t. I du Théâtre, Didier Alexandre (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 2011.
9. Paul Claudel, Sous le signe du Dragon (1943), repris in Œuvre en prose, op. cit., p. 1046 et suiv.
10. Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 143.
11. Paul Claudel, Eloge du Chinois, repris in Œuvre en prose, op. cit., p. 1030.
12. Paul Claudel, La Poésie française et l’Extrême-Orient (1937), in Œuvre en prose, op. cit., p. 1036.
13. Paul Claudel, Choses de Chine (1936), repris in Œuvre en prose, op. cit., p. 1024-1025.
Bibliographie :
Textes de Paul Claudel
Les Agendas de Chine, Jacques Houriez (éd.), Lausanne, L’Age d’Homme, coll. Centre Jacques-Petit, 1991 ;
Livre sur la Chine, Andrée Hirschi, Jacques Houriez (éd.), Lausanne, L’Age d’Homme, coll. Centre Jacques-Petit, 1995 ;
L’Arsenal de Fou-tchéou – Œuvres consulaires : Chine 1895-1905, Jacques Houriez (éd.), Lausanne, L’Age d’Homme, coll. Centre Jacques-Petit, 1995 ;
Partage de Midi, un drame revisité 1948-1949, Gérald Antoine (éd.), Lausanne, L’Age d’Homme, coll. Centre Jacques-Petit, 1997.
Études
Jacques Houriez, Paul Claudel rencontre l’Asie du Tao. Champion, 2016. Coll. Poétique et Esthétique XX°-XXI° siècles n°32. 1 vol., 322 p.
Pierre Brunel, Yvan Daniel (dir.), Paul Claudel en Chine, Hommage à Gilbert Gadoffre, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013 (« Introduction » ) ;
Paul Claudel en Chine. Presses universitaires de Rennes, 2013.
Paul Claudel et la Chine. Wiham University Press, 2010.
Yvan Daniel, « 克洛岱尔和中国文化 » (« Paul Claudel et la Culture chinoise »), in 跨文化对话 (Dialogues transculturels), n° 9, Université de Nanjing, 2002 ;
Yvan Daniel, Paul Claudel et l’Empire du Milieu, Paris, Les Indes savantes, 2003 ;
Yvan Daniel, Littérature française et Culture chinoise, Paris, Les Indes savantes, 2011 ;
Gilbert Gadoffre, Claudel et l’univers chinois, Cahiers Paul Claudel VIII, Paris, Gallimard, 1969 ;
Jacques Houriez, Paul Claudel ou les tribulations d’un poète ambassadeur, Chine, Japon, Paris, Paris, Honoré Champion, 2011 ;
Claude-Pierre Pérez, Le défini et l’inépuisable, Essai sur Connaissance de l’Est, Annales littéraires de l’Université de Besançon, n° 557, 1995.
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