Claudel et la Hollande

Deux pionniers néerlandais

Les Pays-Bas ont joué un rôle à la fois modeste et crucial dans l’œuvre et la carrière de Claudel. On connaît l’admiration que Claudel portait à l’art hollandais. Lors de son ambassade à Bruxelles en 1933-1935, Claudel a fait quelques voyages aux Pays-Bas, entre autres pour y présenter « Quelques idées d’un poète français sur l’art néerlandais ». Cette conférence, prononcée à La Haye et Amsterdam en novembre 1934, paraît en février 1935 dans la Revue de Paris sous le titre « Introduction à la peinture hollandaise ». Dans la même revue Claudel publie en juin 1935 son « Avril en Hollande ». Ces activités sont signalées dans la presse néerlandaise, mais Claudel ne paraît pas avoir eu une grande réputation en tant que critique d’art aux Pays-Bas.

Par contre, il y a été très connu et apprécié en tant qu’auteur dramatique. Des Néerlandais ont à plusieurs reprises joué un rôle décisif dans la réception et la promotion des drames claudéliens. En 1892, W.G.C. Byvanck est le premier critique à écrire sur Claudel, qui est alors totalement inconnu. Le poète lui en a toujours été très reconnaissant. Les textes de Byvanck, parus en Néerlandais dans De Nederlandsche spectator et De Gids, ont récemment fait l’objet d’une traduction en Français1. Malgré ces premiers efforts de Byvanck, la renommée de Claudel reste encore longtemps très confidentielle, d’autant plus que ses pièces ne sont pas jouées. Autour de 1910, l’actrice néerlandaise Marie Kalff est la première à incarner des personnages claudéliens sur scène. Kalff, une grande admiratrice du théâtre symboliste, s’est installée en France pour travailler avec Lugné-Poe. Après avoir quitté le Théâtre de l’Oeuvre, elle entreprend des tournées européennes pendant lesquelles elle récite des vers symbolistes et joue des scènes de ses drames préférés (notamment ceux de Maeterlinck). En 1908, elle découvre l’œuvre de Claudel, probablement par l’intermédiaire de Henri-René Lenormand. Celui-ci raconte dans ses mémoires leurs efforts conjoints pour porter à la scène les drames claudéliens :

J’essayai d’enflammer le comité [du Nouveau Théâtre d’Art] pour la Jeune Fille Violaine qui, publiée depuis 1901 dans l’Arbre, avait fait naître en moi l’un de ces enthousiasmes de jeunesse devant lesquels mes ambitions personnelles pouvaient s’abolir. Je nourris quelque fierté d’avoir été le premier homme de théâtre à sentir que les tragédies de Paul Claudel incluses dans l’édition du Mercure de France étaient jouables et qu’elles seraient, un jour, tenues pour l’évangile d’un art scénique régénéré. Marie Kalff, qui n’était pas encore ma femme, avait entrepris une tournée de récitals où elle divulguait le message claudélien. Elle fut ainsi la première Marthe, la première Ysé, la première Violaine, qu’elle brûlait d’incarner à la scène. Je lus un soir la Jeune Fille Violaine […]. L’impression fut de froid respect, de stupeur ennuyée. Pas un des écrivains présents n’avait été touché de la grâce2.

Le couple Kalff-Lenormand entre en rapports avec Claudel pour essayer de monter un de ses drames. Dans une lettre du 20 février 1909, l’auteur se dit touché par cette initiative, mais il décline leur offre sous prétexte qu’il préfère garder l’anonymat3. Cependant, il apprécie que Marie Kalff joue des extraits de ses drames, préparant ainsi les esprits aux premières représentations intégrales. Lorsque Claudel consent enfin à faire monter L’Annonce faite à Marie, il insiste pourqueMarie Kalff joue le rôle de Violaine : « C’est une grosse partie que je joue, et ce n’est pas sans émotion que j’aborde la scène. Mais j’ai pleine confiance en vous. L’expérience ne pourra réussir que si tous vos camarades sont animés de la chaleur et de la foi en l’œuvre dont vous êtes remplie4. » Malheureusement, l’actrice tombe malade et doit se faire remplacer par une autre ; c’est une des plus grandes déceptions de sa vie. Elle prendra sa revanche en jouant Marthe dans L’Echange au Théâtre du Vieux-Colombier en 1914.

Réprésentations au Pays-Bas

Le travail pionnier de Byvanck et de Marie Kalff a eu une importance primordiale pour la réception de Paul Claudel tant en France qu’aux Pays-Bas. Dans les années 1910, le nom de Claudel commence à circuler dans les milieux artistiques néerlandais et les deux principaux innovateurs du théâtre néerlandais décident de le porter à la scène. Eduard Verkade monte L’Otage en 1918 avec la Koninklijke Vereeniging het Nederlandsch Tooneel, la compagnie officielle du Stadsschouwburg d’Amsterdam. Deux ans plus tard, son successeur Willem Royaards fait jouer L’Annonce faite à Marie.

Les comptes rendus de ces premières représentations donnent le ton pour la réception critique de Claudel aux Pays-Bas. En général, les critiques considèrent Claudel comme un auteur moderne important qui montre la voie vers une innovation de l’art scénique. En même temps, son catholicisme fervent rencontre de la résistance. Après la Seconde Guerre Mondiale, l’intérêt porté aux drames de Claudel diminue très vite. A propos de la représentation de L’Otage en 1952, Emmy van Lokhorst constate que « l’œuvre de Claudel, quoique née de la plus pure conviction religieuse, n’est plus capable de nous émouvoir5. » C’est aussi la teneur générale des critiques de la représentation du Pain dur au Zuidelijk Toneel en 1999.

Réception critique

Après les deux articles de Byvanck, il y a eu une longue période de silence autour de Claudel. En 1909, son nom réapparaît sous la plume de Pieter van der Meer de Walcheren, un jeune converti néerlandais qui fréquente les cercles catholiques autour de Jacques Maritain. En 1909, Van der Meer fait l’éloge de Claudel dans De Groene Amsterdammer, sans encore mentionner son catholicisme : il le présente plutôt comme un artiste d’avant-garde6. Cet article inaugure quatre décennies de réception très active de Claudel dans les cercles catholiques néerlandais. Son œuvre correspond à l’idéal du renouveau catholique que nourrissent les jeunes catholiques néerlandais. A l’instar de Maritain, ils se considèrent comme les propagandistes d’une contre-culture qui est à la fois antimoderne et ultramoderne7. Pour les adhérents de ce courant spirituel, Paul Claudel est un auteur de choix puisqu’il offre la rare combinaison d’une solide foi catholique avec un grand pouvoir innovateur en tant qu’artiste. En outre, il est un écrivain prestigieux et reconnu partout en Europe. A partir des années vingt, des revues catholiques d’avant-garde comme De Gemeenschap et Roeping vouent un véritable culte à Claudel.

De leur côté, les critiques non catholiques reprochent à Claudel son obscurité mystique et son idéal de soumission de l’art à la foi. Le rejet du prosélytisme de Claudel atteint son apogée dans les débats autour de Rimbaud. A plusieurs reprises, le poète Jan Jacob Slauerhoff dénonce l’hypothèse de la conversion de Rimbaud8. Pour les nombreux écrivains néerlandais qui s’orientent sur les idées de Gide et de la NRF, Claudel représente l’ennemi. La publication de sa correspondance avec Gide en 1950 incite certains critiques à prendre position par rapport au catholicisme de Claudel. Après ce dernier accrochage, l’attention portée à l’œuvre de Claudel diminue très rapidement. Aujourd’hui, contrairement à sa sœur Camille, il n’est plus du tout connu par le public néerlandais. En 1999, Le Pain dur est joué devant un public indifférent et confus : les Néerlandais ne sont plus capables d’apprécier et de comprendre ses pièces.

Ce déclin de l’intérêt porté à l’œuvre de Claudel s’est dessiné dès 1955. Les articles nécrologiques parus alors sentent la nostalgie d’un passé révolu. Pendant l’entre-deux-guerres, il y a eu aux Pays-Bas des cercles de jeunes catholiques partisans d’un art résolument moderne qui formaient le public idéal pour les drames claudéliens et Claudel s’est volontiers laissé enfermer dans ce ‘ghetto’ religieux. C’est sans doute la raison pourquoi sa réputation n’a pas survécu à la sécularisation qui a marqué la culture néerlandaise de la seconde moitié du vingtième siècle.

Maaike Koffeman, Université Radboud, Nimègue, Pays-Bas

 

 

 


1 Paul Claudel et la Hollande, textes réunis par Marie-Victoire Nantet, Association pour la Recherche claudélienne, éd. Poussière d’Or, 2009.

2 H.-R. Lenormand, Les Confessions d’un auteur dramatique, vol. I. Paris : Albin Michel, 1949, p. 127.

3 Paul Claudel, « Lettres à Marie Kalff, présentées par Jean Variot. », La Table ronde 88, avril 1955, pp. 63-73 (p. 67-68).

4 Paul Claudel à Marie Kalff, 27 août 1912. Ibid., p. 70.

5 Emmy van Lokhorst, « Toneelkroniek. » De Gids, janvier-mars 1952, pp. 358-361.

6 « Parmi ces écrivains dont l’œuvre n’a aucune valeur commerciale mais est pleine de beauté, je compte sans hésiter le poète Paul Claudel. » Pieter van der Meer de Walcheren, « L'Arbre, Paul Claudel. Ed. Mercure de France. » De Groene Amsterdammer, 15 août 1909.

7 Voir Jacques Maritain, Antimoderne (Paris, 1922).

8 Jan Jacob Slauerhoff, « Arthur Rimbaud, "poète maudit". Naar aanleiding van Marcel Coulon's Le Problème de Rimbaud. » De Vrije bladen, mai 1924, pp. 153-160 (p. 155); Jan Jacob Slauerhoff, « Aan Arthur Rimbaud. » Den Gulden Winckel, 20 novembre 1930, p. 251.

 

 

Représentations aux Pays-Bas

De Gijzelaar (L’Otage). K.V. het Nederlandsch Tooneel, 1918. Mise en scène : Eduard Verkade. Traduction : Hendrik Minne Merkelbach.

Maria Boodschap (L’Annonce faite à Marie). K.V. het Nederlandsch Tooneel, 1920. Mise en scène: Willem Royaards. Traduction : Hein Boeken.

Maria Boodschap (L’Annonce faite à Marie). Toneelgroep Studio, 1941. Mise en scène: Albert van Dalsum. Traduction : Hein Boeken.

De Gijzelaar (L’Otage). De Nederlandse Comedie, 1952. Mise en scène : Johan de Meester. Traduction : Gabriël Smit.

Hard Brood (Le Pain dur). Het Zuidelijk Toneel, 199. Mise en scène : Johan Simons. Traduction : Eric de Kuyper & Céline Linssen.

A part ces représentations ‘officielles’, des pièces ont été jouées par des étudiants ou des amateurs (souvent dans un contexte religieux) et par des compagnies étrangères.

 

Traductions en Néerlandais (y compris celles publiées en Belgique)

Proteus (Protée). Trad. J.W.F. Werumeus Buning. De Gids, avril-mai 1934 ; Antwerpen : Ad. Donker, 1940.

De Stad (La Ville). Trad. Urbain van de Voorde. Dietsche Warande en Belfort, juillet-septembre et décembre 1935 ; septembre-novembre 1936.

Kruisweg (Le Chemin de la Croix). Trad. Anton van de Velde. Antwerpen: Vlaamsche boekcentrale / Hilversum: Paul Brand, 1936.

In het begin… (La Légende de Prâkriti). Trad. B. Hoogeveen. Utrecht: Het Spectrum, 1940.

Inleiding tot de Hollandsche schilderkunst (Introduction à la peinture hollandaise). Trad. Jan Prins. Rotterdam/Antwerpen: Ad. Donker, 1944.

De Geschiedenis van Tobias en Sara (L’Histoire de Tobie et de Sara). Trad. Jozef Boon. Brugge-Bussum : Desclée de Brouwer, 1953.

De Gijzelaar (L’Otage). Trad. Gabriël Smit. Oudenbosch : Mesef, 1956.

Bunraku – Japans poppenspel (Bounrakou). Trad. Eug. Wijkmans. Mechelen: Het Poppenspel, 1969.

Gedichten (choix de poèmes, édition bilingue). Trad. Michel van der Plas. Baarn: AMBO, 1984.

Hard Brood (Le Pain dur). Trad. Eric de Kuyper & Céline Linssen. International Theatre & Film Books, 1999.

 

Publications

Claudel et la Hollande, textes réunis par Marie-Victoire Nantet, Editions Poussière d'Or, 2009.