La Cantate à trois voix

La Cantate à trois voix
La Cantate à trois voix,
mise en scène
et scénographie
de Madeleine Marion,
au Studio-Théâtre
de la Comédie-Française,
en 2003, avec
Rébecca Convenant (Laeta),
Céline Samie (Beata)
et Cécile Brune (Fausta)

La Cantate à troix voix (juin 1911-juillet 1912) apparaît bien comme une œuvre totale. L’argument est déjà dramatique. Trois femmes, Laeta, fiancée, Fausta, exilée, Beata, veuve, chacune séparée de celui qu’elle aime. Le poème met en place un décor, une terrasse dominant le Rhône et le paysage du Dauphiné, et comporte assez de didascalies internes pour suggérer un jeu théâtral. La Cantate à trois voix est d’autant plus dramatique que l’époux absent est l’époux divin : l’attente n’est autre que celle de l’âme. Aussi les motifs élégiaques et géorgiques apparents (vigne, blé, jardin, rose) prennent-ils un sens religieux. Dramatique, lyrique et mystique, la cantate est encore une œuvre musicale. Aux répliques brèves, toutes en ruptures phrastiques et en relances dues à l’utilisation de la rime, succèdent des cantiques de célébration, au verset souvent ample, centré sur un motif (le parfum), ses significations (expression de l’intériorité, essence de la créature, parole, sacrifice et don, retour à Dieu de l’esprit), où chaque voix de femme fait entendre la joie, l’espérance et l’amour. Drame, lyrisme, musique font de ce poème une pièce à représenter et à entendre : La Cantate à trois voix a fait l’objet de mise en scène. Claudel composera d’autres cantates, destinées à l’interprétation musicale, qui appelleront la collaboration d’un compositeur : Darius Milhaud mit en musique Pan et Syrinx, donnée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, le 23 novembre 1934, la Cantate de la paix, mise en musique par Darius Milhaud et interprétée en mai 1937, la Cantate de la guerre (1940), Hindemith composa la partition du Cantique de l’espérance.

Didier Alexandre

 
Bibliographie :
Œuvre poétique , Paris, Gallimard, Pléiade, 1967.
Cinq Grandes Odes, La Cantate à trois voix, Poésie / Gallimard.
Didier Alexandre (coord.), Claudel  poète ? De « La Cantate à trois voix » à « Poésies diverses », Revue des Lettres Modernes, série Paul Claudel 18, 2003.

CANTIQUE DE LA ROSE

BEATA
Je dirai, puisque tu le veux,
La rose, Qu'est-ce que la rose ? Ô rose !
Eh quoi ! Lorsque nous respirons       cette odeur qui fait vivre les dieux,
N'arriverons-nous qu'à ce petit cœur insubsistant
Qui, dès qu'on le saisit entre ses doigts, s'effeuille et fond,
Comme d'une chair sur elle-même toute en son propre baiser
Mille fois resserrée et repliée ?
Ah, je vous le dis, ce n'est point la rose ! c'est son odeur
Une seconde respirée qui est éternelle !
Non le parfum de la rose ! c'est celui de toute la Chose que Dieu a faite en son été !
Aucune rose ! mais cette parole parfaite en une circonférence ineffable
En qui toute chose enfin pour un moment à cette heure suprême est née !
Ô paradis dans les ténèbres !
C'est la réalité un instant pour nous qui éclôt sous ces voiles fragiles et la profonde délice à notre âme de toute chose que Dieu a faite !
Quoi de plus mortel à exhaler pour un être périssable
Que l'éternelle essence et pour une seconde l'inépuisable odeur de la rose ?
Plus une chose meurt, plus elle arrive au bout d'elle-même,
Plus elle expire de ce mot qu'elle ne peut dire et de ce secret qui la tire !
Ah, qu'au milieu de l'année cet instant de l'éternité est fragile, extrême et suspendu !
— Et nous trois, Læta, Fausta, Beata,
N'appartenons-nous pas à ce jardin aussi,
À ce moment qui est entre le printemps et l'été un peu de nuit,
(Comme d'yeux pour un moment qui se ferment dans la volupté)
Avec pour notre parfum la voix et ce cœur qui s'ouvre,
Pour entre les bras de celui qui nous aime être cette rose impuissante à mourir !
Ah, l'important n'est pas de vivre, mais de mourir et d'être consommé !
Et de savoir en un autre cœur ce lieu d'où le retour est perdu,
Aussi fragile à un touchement de la main que la rose qui s'évanouit entre les doigts !
Et la rose fleurit vaguement : un seul soir,
Et de chaque tige le complexe papillon à l'aile d'elle-même prisonnière a fui !
Mais toi, mon âme, dis : Je ne suis pas née en vain et celui qui est appelé à me cueillir existe !
Ah, qu'il reste un peu à l'écart ! je le veux, qu'il reste encore un peu de temps à l'écart !
Puisque où serait la foi, s'il était là ? où serait le temps ? où le risque ? où serait le désir ? et comment devenir pleinement, s'il était là, une rose ?
C'est son absence seule qui nous fait naître
Et qui sous le mortel hiver et le printemps incertain compose
Entre les feuilles épineuses parfaite enfin la rouge fleur de désir en son ardente géométrie !
— Et demain déjà expirent ces noces de la terre et il n'y aura plus de nuit.
Mais qu'importe, si, par delà le vide immense de l'été et l'hiver qui l'approfondit,
Les vierges de notre sérail déjà dans le jardin futur saluent leurs sœurs reparaissantes ?
Qui a trouvé le bonheur rencontre une enceinte sans défaut,
Tels l'un sous l'autre les pétales de la fleur sacrée,
D'un tel art insérés qu'on n'y trouve rien qui commence et aucune fin.
Où je suis, vous êtes là, mes sœurs, avec moi,
Et nos mains mystiquement ne sont pas disjointes quoique la lune éclaire tour à tour nos visages.
Qui possède l'une tient les deux autres ensemble, prisonnier désormais comme le nombre l'est de la puissance.
Où manque la rose, le fruit ne fait pas défaut.
Où cesse le baiser, le chant jaillit !
Où le soleil se cache, éclate le ciel !
Nous ne sommes point sortis de ce paradis de délices où Dieu d'abord nous a placés,
(Et le jardin seulement, comme son possesseur, est blessé.)
Son enceinte est plus infranchissable que le feu et son calice d'un tel tissu
Que Dieu lui-même avec nous n'y trouve point d'issue.
(…)
Cantate à trois voix, Œuvre Poétique, Gallimard, Pléiade, p. 336.