Ce texte très complexe, publié en 1907 mais dont la première idée paraît remonter aux années 1898-1899, est un très étrange objet littéraire. Son titre ne doit pas abuser: il ne s’agit pas d’un art poétique au sens de Boileau ou d’Horace, ce n’est pas un art d’écrire, c’est un ars poetica mundi, un art poétique de l’univers, qui expose « l’art de la nature de fabriquer tout ce qu’elle a fait » . C’est une tentative pour envisager l’univers comme une œuvre, comme un poème composé, et pour développer cette conception.
La première partie s’intitule « Connaissance du temps ». Claudel s’en prend principalement au mécanisme cher aux philosophes positivistes. Récusant ce qu’il nomme l’ancienne Logique, qui « avait le syllogisme pour organe », il se fait l’avocat d’un « nouvel Art poétique de l’Univers, d’une nouvelle Logique » , appuyée sur la métaphore, entendue comme le rapport que chaque objet du monde entretient avec tous les autres, avec l’ensemble dans lequel il s’inscrit: « Il me reste à apprendre en quoi cette feuille, cet insecte est essentiellement différent, et par là en quoi il est nécessaire, ce qu’il fait là, son rôle dans l’affabulation de la pièce […] Il ne s’agit pas d’une rangée d’automates isolés produisant le même geste indéfiniment, mais d’une action commune, d’une commedia dell’arte, qui se poursuit » .
La seconde partie, divisée en cinq « articles », est le « Traité de la co-naissance au monde et de soi-même ». On ne résumera pas ici la totalité de ces pages, qui exposent de manière fréquemment abstruse, et dans une langue difficile, nombre d’idées qui reparaîtront tout au long de l’œuvre ultérieure. Disons simplement que ce titre énigmatique, inspiré de Bossuet , repose en fait sur une pseudo étymologie et sur un jeu de mots que l’on peut entendre de deux façons au moins. La première (qui renvoie à ce qui vient d’être dit à propos de « Connaissance du temps », et à l’erreur commise par ceux qui prétendent isoler un phénomène et le séparer de l’ensemble dans lequel il est pris) est exposée d’entrée de jeu: « Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout, c’est connaître. Toute naissance est une connaissance » . Mais le jeu de mots entend aussi marquer l’insuffisance de toute théorie étroitement intellectualiste de la connaissance. Dire que la connaissance est comparable à une naissance, c’est dire qu’elle est un acte vital essentiel qui ne met pas en jeu uniquement l’intellect, mais l’être vivant tout entier, corps et âme: « Il y a », dira plus tard Claudel en commentant son livre, « une tendance professorale qui consiste à vouloir séparer complètement les différentes facultés humaines. Il y a la sensation, il y a la mémoire, il y a la volonté, il y a l’intelligence, et on dirait que ces facultés occupent un petit compartiment et n’ont, l’une avec l’autre que des relations, si l’on peut dire, « mondaines », officielles, mais qu’elles peuvent opérer séparément […]. Je trouve que cette idée-là est absolument fausse, je trouve qu’il n’y a aucune faculté humaine qui soit isolée et séparée des autres et qui puisse fonctionner sans que toutes les autres soient intéressées » .
La dernière partie, intitulée « Développement de l’Eglise », est une réflexion sur l’architecture religieuse et sur sa signification symbolique.
Cet ensemble touffu peut être lu de diverses manières. On y a vu l’expression d’une crise psychologique: Claudel lui-même a indiqué, dans une lettre à son ami Frizeau, que la rédaction du Traité avait apaisé l’angoisse de mort qui le tourmentait à ce moment; par ailleurs, l’ouvrage est contemporain de la tourmente passionnelle des cinq premières années du siècle. La réflexion aurait été un moyen de contenir l’anxiété.
On y a vu encore une profession de foi philosophique, dirigée contre le mécanisme illustré notamment par Taine, et nourrie de lectures très diverses: saint Thomas d’Aquin, Aristote, mais aussi les philosophes grecs présocratiques et les philosophes spiritualistes de la fin du XIX° siècle dont Claudel reprend la théorie de la connaissance et la critique du déterminisme. On peut y voir enfin – et ce n’est pas exclusif – un long et singulier poème didactique en prose, inspiré de l’Eurêka d’Edgar Poe, des poétiques symbolistes conçues autour de Mallarmé, et dans lequel foisonnent des formules impérieuses et splendides, rédigées dans « une langue quasi oraculaire, avec des sous-entendus d’une obscurité sacrée » , comme l’auteur l’écrivait à propos d’Eschyle. Claudel lui-même a semblé donner des gages à l’une et l’autre conception: s’il lui est arrivé de parler à propos de cette œuvre d’une « étude purement intellectuelle » , s’il a souligné le rapport qu’elle entretient avec les Sommes de saint Thomas d’Aquin, s’il a utilisé le terme de traité pour en désigner la partie centrale, c’est lui-même aussi qui a employé le terme de poème, et qui a montré quelque inquiétude lorsque le critique Jacques Rivière a présenté de ses vues un exposé un peu systématique.
CONNAISSANCE DU TEMPS
I. DE LA CAUSE
Art poétique, Œuvre poétique, Gallimard, La Pléiade, p. 132-133.