Les dialogues et conversations

      • Conversations dans le Loir-et-Cher
      • Dialogues japonais
 

Conversations dans le Loir-et-Cher

Ces conversations imaginaires, à bâtons rompus, au nombre de quatre, portent chacune le nom d’un jour de la semaine: Jeudi, Dimanche, Mardi et Samedi. Les trois premières, pour le lieu, correspondent bien au titre et se déroulent soit sur la terrasse devant un petit château, près de Blois, soit sur deux petits bateaux qui flottent sur le Loir-et-Cher, soit sur une route entre Chaumont et Amboise. La dernière a lieu sur le pont d’un bateau japonais qui revient de l’Extrême-Orient entre Honolulu et San Francisco. Cette œuvre, commencée au château de Lutaines en juillet 1925, (Jeudi ) a été poursuivie au château de Brangues en juillet 1927 (Dimanche) et achevée à Washington en janvier-mars 1928 (Mardi et Samedi). Parus séparément dans diverses revues, Chroniques du Roseau d’or, Chantecler, Commerce, Vigile, Almanach des champs, ces textes ont été rassemblés et publiés en 1935. Avec l’achèvement du Soulier de satin, la production littéraire de Claudel prend un second tournant: « Je sentais qu’en effet une grande partie de mon oeuvre était terminée. (…) j’avais plus ou moins la sensation qu’il me restait beaucoup de forces expressives à mener à terme. « La prose claudélienne prend alors la forme de la conversation qui évite les dangers de l’exposé didactique.
Par nature, la conversation implique l’idée de liberté, de spontanéité : elle ne progresse pas, elle n’a pas besoin de progresser. Elle peut se poursuivre indéfiniment. Les personnages prennent leur temps en cette époque de vacances, c’est le mois de juillet ou d’août. Claudel s’emploie, dès le début, à exhiber les lois et les usages de la conversation qui permettent reprises, répétitions, ruptures inopinées et contradictions et qui différencient la conversation du dialogue théâtral. » Je me réserve avec fermeté le droit de me contredire (…) et de me répéter bien entendu  » déclare Furius. Conscient de la nouveauté du genre qu’il adopte, Claudel désire écarter tout rapprochement avec le dialogue théâtral, même si Florence, l’un des personnages féminins, peut évoquer Léchy, l’actrice de L’Echange. Les personnages qui échangent leurs propos ont des noms qui signifient plus des attitudes que des caractères: Furius, Flaminius, Acer, Civilis, Florence et Palmyre. Furius, souvent impulsif et violent comme le nom l’indique peut paraître souvent proche de Claudel lui-même, et représenterait bien l’anarchiste; Flaminius se veut le modérateur, Civilis, l’homme social assez pâle tandis qu’Acer par ses boutades, ses remarques vives et ironiques, vient porter la contradiction et anime le dialogue.  » Les quatre hommes sont comme les Quatre Gardiens des pagodes boudhistes, ou encore comme les Quatre Rois barbus du jeu de cartes. « Les personnages féminins, Florence et Palmyre, la musicienne et l’actrice assurent l’harmonie et garantissent la souplesse de la composition, introduisant dans la conversation « cette petite note juste de temps en temps . Une goutte d’azur. » Ainsi, la conversation permet de livrer en vrac ses idées, « toutes sortes de confidences incomplètes, toutes sortes d’ouvertures voilées, de commencements énigmatiques . » Mais la conversation participe aussi du double sens de l’entretien : causerie, échange, elle est aussi ce qui maintient, conforte, nourrit le lien, elle exprime cet art si difficile de vivre ensemble. Par la bouche multiple de ses personnages, ce que Claudel prône, ce n’est ni le plan, ni la ligne, ni le calcul mais c’est l’équilibre, la composition, le volume, la spirale, le mouvement, l’appel vers le haut. « Ce que j’aime avec vous, c’est que vous comprenez que la conversation est une recherche » déclare Grégoire. Les personnages tournent autour d’une idée, la reprennent sous des formes variées, l’essayent, la modèlent avant de lui donner forme définitive.
Dans la Conversation du Jeudi, l’intérêt se concentre sur les problèmes de la société et de la justice .  » Ce n’est pas de mettre les hommes en vrac tous ensemble qui est difficile, c’est de tâcher moyen qu’ils s’arrangent au lieu que de se faire du mal. « Quand l’homme essaye d’imaginer le Paradis sur terre, ça fait tout de suite un Enfer très convenable.  » S’ensuivent des considérations sur l’architecture, sur la famille, entre autres un beau couplet sur la belle-mère chinoise, sur l’intellectuel, sur les petites villes de province en France, sur les marchés. Le Dimanche, la conversation porte sur des questions de théologie, sur la tristesse des âmes perdues, sur l’âme en chacun de nous qui est séquestrée et privée de lumière. Et c’est l’art, la musique surtout qui est capable de parvenir jusqu’à cette âme intérieure et de lui « faire une proposition irrésistible. » De là, aussi d’admirables considérations sur l’art des vitraux, sur la cathédrale du Mans, sur la couleur définie comme « le mélange de l’âme avec la lumière. » « Le bleu est l’obscurité devenue visible. » La journée s’achève sur le sublime cantique de Palmyre auquel répond le Cantique de l’intelligence que le poète met sur les lèvres de Florence. Mardi permet de revenir sur les problèmes de l’urbanisme et de l’architecture. C’est une charge contre les gratte-ciel, ces termitières, ces niches impersonnelles, ces caisses cloisonnées qu’on nous construit dans les pays civilisés. Les architectes n’ont pas trouvé le moyen de faire un usage plus original du ciment armé. « Ils ne pensent ni en pierres, ni en ciment ni en volumes, ils pensent en plans, cartons, en lignes, en lavis et en calculs tout faits. L’idée de profondeur leur est étrangère. » Vient alors l’éloge de la rue courbe, de la famille, du père, du cloître et de l’hôtellerie d’Oropa. La dernière Conversation, celle de Samedi, diffère des précédentes. Il s’agit d’un dialogue entre deux nouveaux personnages Saint-Maurice, aviateur et Grégoire, marchand de curios. La multiplicité et la variété des points de vue fait place désormais aux développements sur les fins dernières, la communion et sur l’époque moderne qui se trouve agitée, traversée par tous « ces mouvements incertains, latents, insensibles, vermiculaires de toutes ces âmes qu’une forme nouvelle ensemble travaille. » Qu’il s’agisse de l’avion ou de l’Amérique qui le fascine, de l’Europe, « frange étroite et déchiquetée », le poète perçoit avec joie « cette question, cette urgence, cette sommation du chaos et de la plaie qui ne sera satisfaite jusqu’à ce quelle ait tiré de nous une parole. » La terre est encore à achever et il faudra bien finir par bâtir la cité des âmes, la cité de Dieu.
À l’opposé du traité qui organise arguments et preuves, Les Conversations dans le Loir-et-Cher donnent, malgré les airs de vagabondage, un sentiment de vitesse et de précipitation. Un véritable feu d’artifice d’images, de points de vue, de descriptions et de réflexions! Acer peut s’écrier: « Et tout à coup pendant qu’on parle, c’est comme si on tournait brusquement un coin et des perpectives s’ouvrent de tous côtés. Il y a des idées qui partent comme la poudre et d’autres qui cuisent comme les choux. »

Les Conversations dans le Loir-et-Cher ont été adaptées par Silvia Monfort et jouées au Carré Thorigny en 1973.
Pierre FRANCK a mis en scène et présenté un abrégé des Conversations dans le Loir-et-Cher au Théâtre de l’Atelier sous le titre Conversation dans le Loir-et-Cher.( au singulier ) de décembre 1996 à mars 1997. Voir Dossier de presse in Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 147, 3ème trimestre 1997, p.12-16.

Indications bibliographiques.
Sur cette oeuvre trop peu connue, quelques articles seulement:
Michel LIOURE, Sur le « dialogues  » de Claudel, in Hommages à Jacques Petit, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1985, p. 431-441.
Michel LIOURE, La Conversation sur Jean Racine ou la leçon d’écriture, in Écritures claudéliennes, Actes du colloque de Besançon, collection du centre Jacques-Petit, 1997, p. 283-293.
Nina HELLERSTEIN, L’Écriture des Conversations de Claudel , in Écritures claudéliennes, Actes du colloque de Besançon, collection du centre Jacques-Petit, 1997, p. 260-270.
Jean MAMBRINO, Conversations dans le Loir-et-Cher de Paul Claudel au Théâtre de l’Atelier. in Études, mars 1997, p.392-394.
Michel BRESSOLETTE, « D’un pique-nique hasardeux de propositions.. » ( Conversations dans le Loir-et-Cher, in L’Essai : métamorphoses d’un genre, textes réunis et présentés par Pierre Glaudes, Presses Universitaires du Mirail, Université de Toulouse-le Mirail, 2002, p. 439-446.
Séverine N’GUYEN, Édition critique des Conversations dans le Loir-et-Cher, établissement du texte, introduction, D.E.A de Littérature française, mention XXème siècle, 2004, Bibliothèque de l’U.F.R. Lettres, musique, philosophie. Université de Toulouse-le Mirail.

Michel Bressolette

 

Dialogues japonais

Ces trois textes, « Le Poëte et le Shamisen », « Le Poëte et le Vase d’encens », « Jules ou l’Homme-aux-deux cravates », appartiennent au recueil L’Oiseau noir dans le Soleil levant. Mais, poèmes en prose, écrits tous trois au Japon de juin à novembre 1926, ils se distinguent des essais et reportages qui occupent le reste du volume. On y retrouve l’essentiel des thèmes chers au poète, que dissimule la forme brisée du dialogue et le recours perpétuel à l’allusion.
L’insistance, dans « Le Poëte et le Shamisen » sur le thème de l’île ou de la rose, ou de la femme, évoque une prison enchantée, « la promesse qui ne peut être tenue », et communique l’impression ambiguë d’un sentiment d’exil éprouvé au milieu même des délices. Dans le dialogue suivant, le poète s’élevant à une méditation sur l’Asie, insiste sur l’image d’une prison satanique qui barre aux Orientaux le chemin du Salut. De « Jules » se dégage l’impression que le jardin japonais n’est que le site privilégié où l’homme, grâce à la vision d’une « nature savamment concentrée », peut enfin comprendre le sens du drame universel dont les péripéties révèlent une absence fondamentale. Comprendre le paysage, c’est être saisi à la fois par les délices de la certitude et la poignante tristesse d’une séparation peut-être irréparable.
Ainsi ces dialogues si différents sont-ils unis par un lien profond. Le poète, dit Claudel, « porte avec lui une sorte de patron essentiel »qui, dans nos trois textes n’est autre que le Paradis perdu, le sentiment de l’exil, qui jaillit aussi bien de la beauté la plus émouvante (les roses, la « sylve sacrée de Ysé » un jour d’automne sur la Mer intérieure, la vue de temple de Kompira) – car cette beauté n’est qu’allusion « tantalisante » – que de la vision de certains sites de cauchemar comme le temple en ruines d’Angkor. Le monde devient alors, si beau qu’il soit, « le paradis de tristesse ». Dans nos trois textes le poète nous promène dans ce « jardin blessé » dont il parle dans la Cantate. Dans « Le Poëte et le Shamisen » ou dans « Jules » éclate la beauté du jardin fermé, témoignage d’une beauté plus haute et donc source de mélancolie. Dans « Le Poëte et le Vase d’encens », l’horreur du jardin peuplé de ruines monstrueuses ne peut être attribuée qu’à l’action de Satan, responsable de notre chute et de notre exil. Et toute la préoccupation de l’exilé, tout son effort, s’il n’est pas fasciné par le refuge enchanté que constitue cette île, cette rose, « ce paradis à votre portée », consiste à trouver une issue, à sortir de ce Paradis de tristesse, pour retrouver l’Eden. Sortir! Kampei, la jeune Parque, la Belle Dame du Preado, veulent sortir! Mais le païen aveuglé se résigne dans sa prison (« Le Poëte et le Vase d’encens ») .
On comprend pourquoi Claudel a écrit ces textes à cette époque : c’est son séjour au Japon qui a accentué chez lui « le sentiment du caractère religieux de la nature », c’est le Japon qui évoque le mieux pour lui le « jardin enchanté » et l’impression la plus poignante de l’exil inséparable d’une mystérieuse promesse.

Voir ces trois dialogues dans l’édition des Belles-Lettres, édition critique et commentée par Michel MALICET

CONVERSATIONS DANS LE LOIR-ET-CHER

PRÉFACE

Les pages que je me souviens aujourd'hui de tirer d'un délaissement prolongé aux feuilles de périodiques disparus ont été écrites à ces moments d'intervalle et de vide que laissaient entre elles mes « saisons » diplomatiques dans les régions ultra-marines : l'occasion en fut quelque bivouac au fond d'un vague château de la Sologne ou de l'Isère, une percherie au milieu de l'électricité et de la neige au plus haut d'une tour New Yorkaise et ce que la houle Pacifique peut laisser de liberté à la plume et à la pensée d'un virtuose de la longitude. Tout ce qui s'agite de souvenirs et d'idées hétéroclites dans la tête d'un voyageur comme les clous dans une calebasse mexicaine, tout ce qui peut s'arranger entre elles d'accrochements arbitraires, est assez bien représenté, comme du coq à l'âne, par la conversation intempestive et disjointe qu'entretiennent à la faveur d'une promenade sur l'eau ou d'une panne d'automobile quelques pèlerins de cet itinéraire éternel qui va de nulle part à n'importe où.
Si le lecteur a la pertinacité ou l'indiscrétion de se mêler lui-même à ce pique-nique hasardeux de propositions, — aux attitudes offensives ou défensives que provoqueront chez lui ces voix à la recherche l'une de l'autre, aux réserves, développements et annotations qu'il se sentira invité à souscrire, il comprendra qu'il n'y a malgré tout qu'un seul sujet sur la table. Je l'appellerai cet art pour les hommes de vivre ensemble, avec tous les perfectionnements ou dégradations que comportent le temps et les circonstances. Une bizarre commission puisant de tous côtés les éléments de sa compétence envisage successivement ou pêle-mêle ces groupes humains qui sont la famille, la maison,le château, la petite ville, l'usine, le gratte-ciel et la civilisation qui s'épanouissait en un mélange de ciment et de fumée de l'autre côté de l'Atlantique en cette fabuleuse année 1929. Une certaine imagination à demi ironique de l'avenir finit par se mêler à ce tapis coulant et diapré de phrases. Les linéaments incertains d'une espèce de ferme coopérative et les perspectives qu'offrent désormais pour la transformation de la terre entière en un seul jardin ou paradis ces ressources illimitées que la machine place à notre disposition. Horizons qui s'achèvent en rêverie.
Parmi les groupes humains que l'auteur étudie, il en est un qu'il avait oublié et qui paraît aujourd'hui recueillir la faveur la plus générale de l'Humanité : c'est le bagne.
Bruxelles, le 11 décembre 1934.
Conversations dans le Loir-et-Cher, Œuvres en Prose, Gallimard, Pléiade, pp. 667-668.