Dans le foisonnement des intérêts et des curiosités de     Paul Claudel, l’architecture, relativement rarement référencée,     tient toutefois une place non négligeable : l’acuité du regard     que le poète ouvre sur le monde que son métier de diplomate l’a     amené littéralement à arpenter et mesurer, le sens de la     forme, la réflexion sur le plein et le vide, le goût pour l’élévation,     spirituelle certes, mais largement matérialisée : 
"…immense effort religieux du Moyen Âge dont n(ous) vivons encore.     Une fois au moins l’énorme poids de la matière avait été     soulevé" (Journal, 22 mars 1920)
autant d’éléments qui construisent en quelque sorte les réflexions     qui suivent.
– quelques thèmes : la matière, le matériau, en particulier     la terre et plus encore la pierre, éléments indispensables     aux constructions des hommes : qu’il s’agisse de la maison, du mur, de la colonne     ou de l’arc-boutant, autrement dire déjà de la cathédrale     (et on n’oubliera pas le toit !)
Au delà de la construction d’un bâtiment particulier ou d’un édifice     spécifique, l’intérêt du poète s’étend au     rempart, à la ville, voire à la nécropole. C’est en effet     tout l’espace urbain qui est interrogé, passé ou actuel, et même     futur. À cet homme de la terre (naissance et enfance en Tardenois), puis de     la mer (deux pleines années sur les océans, si l’on comptabilise     la durée de la vingtaine de ses grandes traversées maritimes,     entre ses postes successifs, souvent lointains, et la métropole), la     ville moderne apparaît souvent comme dangereuse, oppressive ; il abhorre     Paris, et ni Boston ni Hambourg ni même Prague (dans sa partie moderne)     ne trouvent grâce à ses yeux. Mais la ville chinoise, labyrinthique     et grouillante, le fascine (séjours de 1895 à 1909). Et la réflexion     sur l’urbanisme ne fait pas défaut, dans des textes ultérieurs.     Peut-être la ville est-elle à détruire, pour être     reconstruite, différemment ? Il est à noter en effet que la stabilité     chez Claudel fait assez bon ménage avec l’instabilité, la construction     avec la destruction, l’ordre avec le désordre, voire l’anarchie…     Cf. La Ville (1re version 1890) justement, capitale du Capital, commune     de la Commune… un sujet rarement abordé sur la scène française.     Reste à l’envisager dans sa dimension spirituelle et religieuse, ou même     prophétique : la Ville, c’est aussi Rome (Urbi et Orbi…) et Jérusalem     (Jérusalem Céleste…).
– un sujet privilégié : Ce à quoi Claudel "architecte" s’intéresse plus spécialement et plus concrètement     est sans doute l’architecture de la cathédrale, basilique, abbatiale,     bref, de l’édifice religieux, production de la collectivité humaine     en l’honneur de Dieu, son Père et Créateur, lieu de "l’habitation     de Dieu avec les hommes" (domus Dei, Dom, Duomo, casa Dei,     Chaise-Dieu) où se conjuguent la matière et le sens, la forme     et l’esprit. On rappellera ici le fait que le propre beau-père de Claudel     n’est autre que Sainte-Marie Perrin, architecte de la basilique de Notre-Dame     de Fourvière (également l’hôte de sa famille rassemblée     l’été dans le château patriarcal d’Hostel). 
C’est à ces édifices-là que Paul Claudel consacre l’essentiel de ses analyses de l’architecture ; ce sont eux qu’il fait dialoguer entre eux (Chartres, Strasbourg, Vézelay, Beauvais, Anvers, Amiens, Le Mans, Caen, Solesmes, Laon, Reims, Rouen, Notre-Dame de Paris, du Sablon, Vigo – "visitée" en photographies) et figurer dans de nombreux passages du Journal. ou des fragments de l’œuvre dramatique : ainsi l’église de     la Mala Strana à Prague, indispensable à la première scène     de la troisième Journée du Soulier de satin,     ou celles de Rome, au moins présentes dans la deuxième Journée,     scène 6 (ibidem) ou dans Le Père     humilié. Sans omettre la cathédrale à bâtir     de Pierre de Craon, l’architecte de L’Annonce     faite à Marie. Il semble impossible de proposer ici une     hiérarchie ou même un ordre. Et difficile de signaler la totalité     des aspects abordés (le temple confucéen et les sanctuaires extrême-orientaux     trouvent ici également leur place). 
A retenir au moins deux données récurrentes, essentielles : la     verticalité et la lumière, qui suscitent chez Claudel l’enthousiasme     et l’émerveillement les plus forts et qu’il conjugue dans cette belle     formule :"effort suprême de cet enthousiasme vertical et de cette     ascension vers la lumière". Quand l’architecture hausse la matière     vers l’esprit…
Mais Claudel demeurant peut-être, aux yeux du public et de la postérité,     avant tout un auteur dramatique, on ne saurait faire l’impasse sur ses qualités     de scénographe, liées à une expérience déterminante,     celle de la découverte de la scène expérimentale et novatrice     de Hellerau, près de Dresde.
En effet, la scénographie est à soi seule une réflexion     sur l’architecture de la scène, du décor : et l’auteur dramatique     qui depuis ses débuts précoces (1888) écrivait quasiment     sans l’espoir d’être joué, qui vient seulement de se voir créé     pour la première fois (Noël 1912, il s’agit de L’Annonce     faite à Marie par Lugné-Poe) c’est-à-dire révélé     à lui-même à la scène, se ferait désormais     volontiers dramaturge, inventeur des formes de la représentation de son     propre texte après avoir trouvé à Hellerau, en 1913 (Dresde     n’est guère éloignée de Francfort où il est alors     consul de France) des conditions aussi novatrices qu’idéales à     ses yeux. En effet, après y avoir découvert en juillet la somme     des talents d’Adolphe Appia, Émile Jaques-Dalcroze, Dhorn et Salzmann réunis     pour un mémorable Orphée de Gluck, il voit quelques mois     plus tard les mêmes dispositifs mis au service de sa propre Annonce     (Verkündigung, transposée en allemand) : praticables, escaliers,     scène démontable à étages, éclairages parfaits.     Là encore, dans cette "cathédrale de l’avenir" ainsi     qu’il nomme la salle d’Hellerau, l’évidence et la richesse de la verticalité     s’imposent et lui resteront en mémoire. Cf. entre autres exemples Jeanne     au bûcher, Le Livre de Christophe     Colomb et même le ballet L’Homme     et son désir. Un ballet dansé sur une scène à     3 et même 4 étages… : on mesure l’originalité du propos.
Architecture du monde : la géographie claudélienne
Mais l’architecture, pour cet œil, observateur exercé, a une dimension de plus. Au-delà des constructions et dispositions humaines, il voit la matière et la ligne devenir mouvements, défilements, déroulements, superpositions, structure : ainsi c’est tout le paysage terrestre qui est analysé. L’architecture selon Claudel s’applique également à la "géo-graphie" du monde, depuis la rive jusqu’à la montagne, depuis le plateau jusqu’à l’embouchure : 
"Arrivant de l’horizon notre navire est confronté par le Quai du     Monde, et la planète émergée déploie devant nous     son immense architecture" ("La terre vue de la mer", Connaissance     de l’Est).
On aura reconnu là le regard visionnaire des grands créateurs.
Monique Dubar
 
Bibliographie
Œuvres où il est expressément question d’architecture : des     poèmes, dont "L’Architecte" (1918), "La Maison fermée"     (dernière des Cinq grandes Odes),     "Strasbourg", les pièces de théâtre comme L’Annonce     faite à Marie (rôle de Pierre de Craon) ou La     Ville, (2 versions) mais aussi et peut-être surtout de nombreux     poèmes de Connaissance de l’Est     ("Jardins", "Religion du signe", "Villes",     "Pont", "La Tombe", "Pagode", "L’entrée     de la terre", "Considération de la cité"), des     pages des Conversations dans le Loir-et Cher, et de L’Œil écoute,     en particulier celles consacrées aux cathédrales, ainsi que d’innombrables     rencontres ou occurrences dans tous les textes possibles, dont le Journal.
Michel Lioure, « Claudel et l’architecture », Travaux de littérature,  XII, 2, 1999.
LA CATHÉDRALE DE STRASBOURG

