S’il est un théâtre qui se prête peu au cinéma, c’est bien celui de Paul Claudel. Du moins tant que l’on garde en tête des préjugés quant à ce que doit être et ne pas être le cinéma. Le théâtre est le domaine de la parole, dit-on, le cinéma, celui de l’image en mouvement, « moving picture ». Il n’est pas surprenant dès lors que peu de films aient été des adaptations à l’écran d’œuvres de Claudel. La cause est entendue. N’allons pas cependant trop vite. Quel autre dramaturge du XXe siècle, mis à part Marcel Pagnol, a été aussi bien servi que Paul Claudel au cinéma ?
Claudel avait imaginé recourir au cinéma afin de résoudre certains points difficiles pour la mise en scène de quelques unes de ses œuvres. Dans ses vieux jours, il a aussi rêvé, ainsi qu’en témoigne un prologue pour Protée, écrit quelques jours avant sa mort, à l’occasion des représentations à la Comédie de Paris en février 1955, de Mesa et Prouhèze imprimés à jamais sur la gélatine dans un « tas de films sous le fauteuil du poète ».
De nombreux projets ont avorté. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Charles Boyer dont le prestige était grand à Hollywood a beaucoup fait pour que se tourne un Soulier de satin américain. Plus tard, on a parlé de Partage de midi, avec des distributions prestigieuses. Ni l’un ni l’autre de ces films n’est allé au-delà du projet et cela se comprend sans mal dans le contexte de la grande « usine à rêves » californienne qui, comme toute usine, songe avant tout à faire des bénéfices. En France, au tournant des années quarante et cinquante, il a été question de porter L’Otage avec Marie Bell aussi bien que L’Annonce faite à Marie à l’écran. Sans succès. Le projet qui aurait apparemment donné le résultat le plus intéressant, vu la stature du réalisateur, Jacques Becker, a été une production italienne de Christophe Colomb, en mars 1947. La lettre par laquelle Becker annonce qu’il n’est finalement pas le réalisateur qui convient pour ce projet est très instructive : « […] je suis maintenant absolument sûr que le ton que vous voulez donner à ce film sur Christophe Colomb est aussi éloigné que possible de celui que je puis adopter avec naturel » (lettre du 5 mai 1947). C’est précisément ce « naturel » que fuit le théâtre de Claudel, ce « naturel » si bien incarné, dans le cinéma français de ces années-là, par le réalisateur de Rendez-vous de juillet et de Casque d’or, héritier direct de Jean Renoir, un naturel qu’il ne faut pas chercher à simuler en interprétant les œuvres de Claudel.
C’est étrangement à Roberto Rossellini que l’on doit la première adaptation d’une œuvre de Claudel. Le père du néoréalisme, l’auteur de Rome, ville ouverte, avait mis en scène en décembre 1953 Giovanna d’Arco al Rogo au théâtre San Carlo de Naples, l’opéra de Claudel et Honegger, avec Ingrid Bergman dans le rôle de Jeanne. Cette production avait été donnée en italien à Naples, puis en juin 1954 en français à Paris, en présence du poète qui livre dans son Journal des sentiments très contradictoires. C’est cette version scénique que filme Roberto Rossellini, dans un geste très significatif, soulignant par là même qu’il ne faut pas masquer le théâtre pour que Claudel trouve sa place à l’écran. Cette œuvre, la première réalisation en couleur de son auteur, a failli disparaître des écrans et des mémoires. Il n’y avait plus de traces du négatif et les copies conservées étaient dans un tel état que le film n’était plus visible jusqu’à une restauration de l’Istituto Luce dans le milieu des années quatre-vingts. Ingrid Bergman, très désireuse aux dires de Claudel d’interpréter aussi Violaine, apporte tout son prestige et son charisme à une réalisation qui se veut par ailleurs très modeste. Si quelques scènes (les scènes paysannes, notamment à cause des costumes) trahissent une conception datée du théâtre, tout le reste du film est superbe de justesse et de modernité.
Il faudra attendre trente ans pour que Claudel reparaisse à l’écran, et il le fera avec éclat par le splendide Soulier de satin (1985) de Manoel de Oliveira. Tourné entièrement au Portugal, mais en français et en studio, le film de Manoel de Oliveira dure près de sept heures et conserve toutes les scènes et tous les personnages de la pièce. Pour des impératifs de distribution, ce très long métrage renonce cependant à l’intégralité du texte. Le rôle de Don Rodrigue est tenu par le grand acteur portugais Luis Miguel Cintra et celui de Prouhèze par une miss France de vingt ans, Patricia Barzyk. Marie-Christine Barrault y tient le rôle de la Lune et Denise Gence celui de saint Jacques. Le film réussira l’exploit d’être sélectionné la même année au festival de Cannes (hors compétition) et à celui de Venise, où il obtiendra le Lion d’or. Conçu comme un hommage au cinéma de Méliès, le film restitue le merveilleux poétique des trucages d’avant l’ère des effets spéciaux et affirme bien haut (c’est le seul ajout au texte de Claudel) : « Théâtre, cinéma, cinéma, théâtre, tout ça c’est la même chose ». Homme de cinéma, Oliveira avait non pas essayé d’adapter Le Soulier de satin au cinéma (selon des critères qui ne sont que pures conventions) mais d’adapter le cinéma au Soulier de satin.
C’est avec une idée toute différente du cinéma qu’Alain Cuny, interprète de Claudel impressionnant à la scène, a porté pendant des années et des années, le projet de L’Annonce faite à Marie. Le film sorti sur les écrans en 1991 est une œuvre austère, déroutante, extrêmement personnelle. Les maladresses du réalisateur (c’est le seul film qu’il a réalisé) confèrent à cette Annonce un ton inimitable mais on peut regretter que le texte de Claudel soit relégué au second plan.
De même que Claudel a toujours excédé le théâtre qui se pratiquait, un film adaptant une de ses pièces excédera aussi le cinéma « normal ». Il faut faire preuve d’une liberté d’esprit et d’une audace extrêmes pour de telles entreprises, surtout dans le cinéma toujours plus formaté d’aujourd’hui. Claudel, pourvoyeur de scénarios, est d’une imagination qui ravirait tous les producteurs du monde. Son théâtre est une mine précieuse. Mais Claudel, le poète, l’homme de théâtre, ne saurait être réduit au simple rôle de scénariste. Faire l’économie du texte, c’est ôter Claudel dans Claudel.
Jacques Parsi
Bibliographie :
Michel Lioure, « Christophe Colomb », dans Anthologie du cinéma invisible, Jean-Michel Place, 1995.
Emmanuelle Kaës, « Claudel et le cinéma », Cahier de l’Herne Paul Claudel, 1997.
Le Soulier de satin