Bulletin de la Société Paul Claudel, n°199
• Sommaire
• Joël HUTHWOHL : Madeleine Renaud et Paul Claudel
• Bibliographie
Sommaire
Autour de Jean-Louis Barrault
– Jean BINDER : Lucien Coutaud, décorateur du Soulier de Satin, 3
– Joël HUTHWOHL : Madeleine Renaud et Paul Claudel, 14
Paul Claudel et la Bohême
– Martin PETRAS : Colloque franco-tchèque « Dissonances et accord. Paul Claudel et la Bohême », 24
– Brigitte BRAUNER : Zdenka Braunerova, amie de Paul Claudel à Prague, 29
– Miloš MARTEN : « L’Annonce faite à Marie », traduit par Sœur Barbora Turková, osb., 38
– Eugène Wenceslas FAUCHER : « Tiens bon, Tchèque obstiné ! ne lâche point l’Anneau, Wenceslas ! », 40
Rencontres de Brangues
– Sever MARTINOT-LAGARDE : Rencontres de Brangues 2010, 44
Notes de lecture
– Antoinette WEBER-CAFLISCH : À propos d’un récent article consacré au Soulier de Satin, 50
– Dominique MILLET-GÉRARD : Connaissance de l’Est. Préface de la traduction russe, 54
En marge des livres
– Catherine BRÉMEAU : Connaissance de l’Est, traduit en russe par Anna Kurt et Anna Raïskaïa, 57
Théâtre et film
– Monique LE ROUX : Partage de Midi, mise en scène d’Antoine Caubet, 59
– Pascal LÉCROART : L’Annonce faite à Marie, mise en scène de Pierre Louis, 60
– Jean-Noël SEGRESTAA : Darius Milhaud et sa musique, un film de Cécile Clairval-Milhaud, 62
Nécrologie
– Michel MALICET : André Espiau de la Maëstre, 65
– René SAINTE-MARIE PERRIN, Christian SCHIARETTI : Laurent Terzieff, 67
Bibliographie, 72
Annonces, 75
Madeleine Renaud et Paul Claudel
Si je suis amené à parler de Madeleine Renaud, c’est que j’ai eu l’occasion d’acheter récemment pour le département des Arts du spectacle trois lettres de Paul Claudel à Madeleine Renaud, qui trouveront leur place dans le fonds Renaud-Barrault, source essentielle évidemment pour l’histoire de l’œuvre dramatique de Claudel. Suite à cet achat, Marie-Victoire Nantet m’a proposé de les publier dans le Bulletin de la Société Paul Claudel, j’en ai donc préparé l’édition tout en me promettant de rédiger quelques lignes d’introduction à cette correspondance. Les semaines et les mois ont passé sans que je prenne le temps de cette rédaction. L’invitation à en parler devant vous vient donc à point nommé pour me proposer un terminus ad quem…
Autant la correspondance de Jean-Louis Barrault et de Paul Claudel est abondante et connue, autant celle de Madeleine et de l’auteur du Soulier de satin est rare et méconnue. À ce jour, j’ai recensé six lettres de Claudel à Madeleine et un poème à elle dédicacé et daté. Une seule et brève carte de Madeleine, qui écrivait peu, en 1942 ainsi qu’un petit mot au bas d’une lettre de Jean-Louis en 1951 (lre 165)1. La quête peut sans doute être continuée. Trois lettres sont publiées dans le volume de la correspondance Claudel-Barrault (n°109, 172 et 201), de même que la carte (n°21), trois ont donc été achetées en 2008 par la Bibliothèque nationale et sont inédites ; enfin le poème est conservé à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française. À partir de ces lettres mais aussi d’autres sources, je vous propose une évocation des relations entre Paul Claudel et Madeleine Renaud, et surtout sur la manière dont l’actrice a interprété l’œuvre dramatique de l’auteur si aimé par Jean-Louis Barrault.
Les liens entre Madeleine et Claudel sont en effet complètement inclus dans les rapports Claudel-Barrault. Madeleine ne pouvait certes ignorer qui était Claudel avant 1936 et sa rencontre avec Jean-Louis, puisque L’Otage était entré au répertoire en 1934. Cependant c’est par Jean-Louis, avec lui et si j’osais en lui, qu’elle a fait la connaissance du poète et de son œuvre. C’est ensemble qu’ils sont allés pour la première fois à Brangues en 1939, ensemble qu’ils sont allés visiter Claudel sur son lit de mort en 1955. De ce moment, l’Institut national de l’audiovisuel donne quelques images en ligne. Du premier voyage en terre dauphinoise, Jean-Louis a fait le récit dans le premier volume des Cahiers Renaud-Barrault2.
J’ai eu l’occasion par ailleurs de développer les liens entre Paul Claudel et la Comédie-Française et notamment les « tribulations » de L’Annonce, dans ce beau volume qui vient de paraître aux éditions Poussière d’or et qui reprend les contributions au colloque Sur les traces de Camille et Paul Claudel, à Amiens en 2007, mais je n’avais pas relevé que l’auteur avait pensé à Madeleine pour Violaine. Quand Barrault lui proposa à nouveau de la distribuer en 1942, Claudel avait changé d’avis : « J’ai énormément de sympathie et d’admiration pour Madeleine Renaud : mais Violaine a 18 ans. Mara est un rôle plus marqué, mais la même observation vaut pour l’artiste proposée. » En 1939, elle avait 39 ans ! Les liens amicaux et l’affection mutuelle entre les Barrault et les Claudel, entre Paul et Madeleine ne se traduisent pas par de grandes déclarations mais la correspondance fait apparaître une attention profonde, simple et fidèle des uns aux autres. Ainsi dans une des trois lettres récemment acquises, datée du 5 mai 1951, Claudel écrit : « Chère Madeleine/ Vous avez vu la mort de près, me dit ma femme ! C’est un vrai miracle que vous n’ayez pas été assommée, et nous tremblons rétrospectivement ! J’espère que vous ne vous ressentez plus de ce terrible choc ? De tout cœur. P. Cl. » Dans des circonstances plus légères, pour la Sainte Madeleine 1952, l’actrice reçoit ce petit mot : « Bonne fête ! P. Claud. Je vous embrasse moi aussi. Reine. » Deux ans plus tard, Madeleine, écrit Jean-Louis, a été « bouleversée » par la mort du gendre de Claudel. Pendant cette quinzaine d’années de relations épistolaires avec Barrault, Claudel termine fréquemment en envoyant son « affection » à Madeleine. Il insiste régulièrement pour que le couple vienne à Brangues ou même Madeleine seule : « Si vous ne pouvez venir à Brangues, ne pourriez-vous du moins nous envoyer Madeleine pour quelques jours ? cela lui ferait du bien. » (lre 51. PC. 23 juillet 1943) ou « Meilleures amitiés à Madeleine avec qui je brûle de causer. Pourquoi ne viendrait-elle pas passer un jour ou 2 à Brangues ? » (lre 160. 25 août 1950). Ils viennent mais aiment aussi passer les vacances en amoureux… Cette intimité et cette confiance auraient pu garantir à Madeleine les premiers rôles féminins dans les œuvres du maître monté par son mari. Mais les choix de ces incorrigibles complices se faisaient en toute liberté, si bien que dans les grandes interprètes claudéliennes, on cite d’abord Ève Francis et Ludmilla Pitoëff, ou pour les mises en scène de Barrault Marie Bell et Edwige Feuillère.
Pourtant Madeleine Renaud fut Dona Musique dans Le Soulier de satin, puis Dona Prouhèze, puis La Lune, puis Dona Honoria ; elle fut Marthe dans L’Échange, Ysé dans Partage de midi, Isabelle la Catholique dans Christophe Colomb, Beata dans La Cantate à trois voix. Claudel a pensé à elle pour Violaine, pour Brindosier dans Protée, pour Pensée dans Le Père humilié. Elle a joué dans Connaissance de Claudel, spectacle conçu et mis en scène par Barrault, elle a dit des poèmes comme La Vierge à midi. Le voyage commence en 1943 pour s’achever au début des années 1980, quarante ans avec Claudel là encore sertis dans la main d’orfèvre de Jean-Louis Barrault.
Le Soulier de satin et les joyaux de la couronne claudélienne
Première étape la création du Soulier de satin le 27 novembre 1943 à la Comédie-Française. En avant première la lecture en 1942 sur Radio Marseille de la pièce qui fait écrire à Jean-Louis : « Madeleine Renaud tient à vous dire quelle joie elle a eue d’interpréter Dona Musique (si on peut interpréter à la Radio ! et aussi rapidement !) » (lre 14). À l’époque Madeleine Renaud était, pour reprendre les mots de Jean-Louis Barrault quand il raconte leur rencontre « vraiment la grande vedette et, de plus, une des reines du Théâtre français », et beaucoup partageaient sa « totale admiration » pour l’actrice de cinéma notamment dans Maria Chapdelaine de Julien Duvivier en 1934 et dans La Maternelle, ses plus beaux succès d’avant-guerre. Au théâtre elle était saluée par le public et par la critique. Entrée à la Comédie-Française en 1921, après un premier prix au conservatoire, son emploi fut d’abord celui des ingénues et des amoureuses, celles de Musset, de Marivaux. Elle bénéficia pleinement de l’arrivée d’Édouard Bourdet en 1936 à la tête de la Maison de Molière et interpréta le rôle de Jacqueline dans la mise en scène très remarquée du Chandelier par Gaston Baty, qui marqua l’entrée des metteurs en scène du Cartel au Français et fut le signe d’un profond renouvellement dans la conception de la programmation, des distributions et de la mise en scène. Elle avait sa place aussi dans le répertoire contemporain et créa le rôle de Florence dans Le Cantique des cantiques de Giraudoux monté par Jouvet.
Au moment du Soulier de satin, sa carrière a connu un tournant. L’éventail de ses rôles s’est élargi. Elle a créé en 1942 le rôle d’Inès de Castro dans La Reine morte de Montherlant qui lui vaut ce compliment de l’auteur, pourtant avare de louanges : « Madame Madeleine Renaud : la diction parfaite et délicate, l’instrument et l’artiste ne faisant qu’un. Des possibilités de virtuose sans jamais de virtuosité. De l’émotion sans jamais une improvisation. La patience et l’effort effacés : l’art masqué par l’art. »3 Elle était la doyenne des comédiennes femmes de la troupe, après l’éviction de Ventura, Bovy et Dussane, précédant tout juste Marie Bell, sa camarade de conservatoire, entrée la même année, et créatrice du rôle de Prouhèze. Son aura n’avait pas baissé. Le jeune Jacques Charon, dit d’elle : « J’allais souvent demander des conseils à Madeleine Renaud qui habitait une charmante loge 1900. Elle recevait bien les débutants, avec douceur et sagesse. Je l’admirais. J’étais bouche bée devant elle. Elle a toujours été belle comme certaines femmes d’autrefois savaient l’être : belle sans bruit. »4 Elle est toujours aussi demandée au cinéma. En janvier 1943, elle termine le tournage de Lumière d’été avec Pierre Brasseur et Paul Bernard (rôle de Cri-Cri, une ancienne danseuse devenue patronne d’auberge) et en mai celui de Le Ciel est à vous avec Charles Vanel dans un rôle de pilote d’avion, deux films de Jean Grémillon. Elle tourne la même année L’escalier sans fin de Georges Lacombe dans le rôle d’une assistance sociale qui aide un mauvais garçon (Pierre Fresnay) à remonter la pente. Madeleine Renaud avait donc une place de premier plan au Français et au-delà.
Elle était alors âgée de 43 ans. Dona Musique, comme l’écrit Claudel à la scène 2 de la première journée, « ne s’éloigne de vingt ans que peu ». Qui de Barrault ou de Claudel a su convaincre l’autre que de Violaine à Dona Musique, l’âge de l’actrice n’avait plus tant d’importance ? Toujours est-il qu’elle fait partie de l’aventure et s’assoit au début de la scène 9 sur le banc à côté de Dona Prouhèze-Marie Bell, deux femmes « pareilles à deux tourterelles qui concertent ».
Diffusion d’un extrait de l’enregistrement sonore du Soulier de satin en 1943
À l’écoute de l’enregistrement, la correspondance entre l’interprétation de Madeleine Renaud et ce qu’attend Paul Claudel du personnage semble forte : « Le personnage de Musique, écrit-il dans les Mémoires improvisés – que je cite d’après l’analyse de Michel Autrand dans son précieux texte « Le dramaturge et ses personnages dans Le Soulier de satin »5 : « Le personnage de Musique est une espèce de fusée, de rire, de joie, de bonheur qui s’élance au milieu de cette histoire assez sombre. » Madeleine Renaud apporte au personnage toutes ses qualités de diction et de rythme, mais aussi la vitalité, la sincérité et la gaité des amoureuses de Marivaux ou de Musset, sans se laisser dépasser par le jeu du langage, en restant ancrée dans la réalité, « Claudel ayant lesté ce personnage aussi d’un grand poids de concret » comme le dit Michel Autrand. Il n’est donc pas étonnant que Claudel ait trouvé Madeleine « épatante » (lre 59 du 21 nov. 1943) et qu’il écrive à Jean-Louis le 6 janvier 1944 (lre 63) : « Les représentations du Soulier m’ont donné une haute idée du talent de Madeleine, intelligence, geste, diction, finesse. » Le plus bel hommage est ce poème qu’il adresse à Madeleine pour la première : « À Madeleine Renaud/ qui désormais sera toujours pour moi/ Dona Musique/ L’innocence avec la malice/ Suavité et délice/ Un rire frais et moqueur,/ Ce coup que j’ai reçu au cœur/ Et dans la forêt nostalgique/ Étincelante et magique/ La lune sur une sereine eau/ C’est Madeleine Renaud./ 27 novembre 1943 » Le compliment est beau et la prémonition puissante, puisque c’est la Lune que Madeleine Renaud incarna quinze ans plus tard. La presse qui fait la part belle à Prouhèze, mentionne aussi l’interprétation de Madeleine, qui pour n’avoir que deux scènes, n’en est pas moins le deuxième personnage féminin de la pièce. « Quelle musique d’âme et de voix Madeleine Renaud donne au rôle exquis de Dona Musique » (Maurice Rostand dans Paris-Midi) ou encore sous la plume de Henri-René Lenormand dans Panorama : « La partition d’Arthur Honegger est intégrée dans l’œuvre littéraire à ne l’en pouvoir dissocier. Et Mme Madeleine Renaud, dans le rôle de Dona Musique, est la personnification même de cet élément musical qui préside au naufrage très shakespearien devant la grotte de Sicile. Aérienne, transparente, elle est l’Ariel de ce fragment de l’univers claudélien ». Comparaison et analyse que fera aussi Michel Autrand pour Dona Musique.
La Compagnie Renaud-Barrault reprend Le Soulier de satin en 1958 toujours dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault et en alternance avec La Vie parisienne. Madeleine Renaud interprète donc La Lune. Elle n’a que la scène XI de la deuxième journée, mais s’y fait remarquer, alors que plusieurs critiques trouvent la distribution inégale comme Jacques Madaule dans Les Lettres françaises. Robert Kemp dans Le Monde du 21 décembre 1958 commente ainsi le spectacle : « Et puis comme nous a émus la voix, s’élevant soudain, de Madeleine Renaud qui joue l’admirable scène de la Lune. Elle a ressuscité pour nous la sonorité, le rythme, le souffle claudéliens, qui se faisait attendre autour d’elle » ou encore Jacques Lemarchand, dans le Figaro littéraire du 3 janvier 1959 : « […] plein d’images./ De ces images, l’une de celles qui m’a le plus émerveillé est celle qu’offre Madeleine Renaud, dans la scène de la Lune. Il y a tout à coup, au milieu de ce brouhaha d’intrigues et de beaux cris, une paix, un apaisement, qui marquent le sommet de l’œuvre : après cela, elle aborde son second versant et se précipite. À cet instant d’immobilité et de rêverie, Madeleine Renaud a, par sa voix, donné les dimensions de la durée et de la permanence. »
Cette aura, Madeleine Renaud la garde jusqu’à son dernier rôle dans la pièce, celui de Dona Honoria en 1980. Elle est moins remarquée malgré tout que le reste de la distribution, mais l’est toujours très positivement : « bouleversante », « toujours merveilleuse » (L’Humanité, Jean Ristat, 7 février 1980), « fugitive et fascinante » (Dominique Jamet, Journal du dimanche, 10 février 1980). Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, février 1980 est le plus sévère et plus disert sur Madeleine : « Cette fois, personne ne respire le langage, la phrase, le style du poète. Ou plutôt si : une personne. Et qui fait justement partie de la phalange – simple et noble : Madeleine Renaud. Dona Honoria, la mère de Rodrigue. Elle entre en cours de route. Elle a parlé. Et quelqu’un a murmuré : “Tiens ! Claudel est commencé !” Elle est sortie et Claudel était presque fini, parce que, dans l’impossibilité où il semblait être de les rompre à Claudel, Barrault a fait jouer moderne les gens de la troupe. Moderne, donc ordinaire. » On peut aussi lire cet article comme le signe que la tradition claudélienne incarnée par Madeleine Renaud commençait à paraître désuète ; à quelques années du Soulier de Vitez, le style impeccable de la sociétaire des années 1940 commençait sans doute à se figer et à paraître un peu décalé dans les nouvelles générations, même si par ailleurs il faisait merveille dans Beckett ou Duras.
Du Soulier à Christophe Colomb, de Dona Honoria à Isabelle la Catholique, le pas est facile à faire ; les critiques sont dans le même ton : Jean Guinebert, Libération, 5 octobre 1953 : « Madeleine Renaud, Isabelle la Catholique, nous apporte, en deux ou trois scènes, la permanence de son talent et qu’elle est belle, à la fin, dans sa robe toute blanche d’épouse mystique… » ou encore Max Favalelli, Paris presse L’Intransigeant, 6 octobre 1953 : « comment se soustraire à l’enchantement de la voix de Madeleine Renaud, à son visage extatique, à ses mains orantes ? » Pour ces derniers rôles, rien à relever dans la correspondance que j’ai consultée, mais une petite confidence de Madeleine à la presse qui vaut par sa rareté. À la journaliste de L’Observateur qui lui demandait « Quel effet cela vous fait-il, Madeleine Renaud, de répéter en alternance Christophe Colomb et le Pour Lucrèce de Giraudoux ? », elle répond : « C’est une gymnastique que de passer de l’un à l’autre. Je trouve Giraudoux beaucoup plus difficile. Le Claudel, c’est physique, c’est puissant ; mais Giraudoux c’est tellement cérébral… » (1er octobre 1953, Claudine Chonez). Une recherche plus approfondie donnerait peut-être un éclairage sur la manière dont Claudel appréciait, ou non, Madeleine dans ces rôles de « reines » pour reprendre la terminologie classique des emplois.
Les années 1950, années Claudel
Le 25 août 1950, Jean-Louis Barrault, de retour du Brésil où la compagnie était en tournée, écrit à Claudel : « Quant à votre Partage il a fait merveille à Rio et à Buenos Aires. Particulièrement à Rio où il a été un véritable « choc ». Madeleine y a tenu le rôle d’Ysé avec une particulière humanité. Elle s’est payé d’ailleurs un joli trac ! » Peu d’autres informations pour cette interprétation. Sans doute celle qui fut la femme de Charles Granval, puis la maîtresse de Pierre Bertin, avant de tomber dans les bras de Barrault a su trouver les intonations qu’il fallait pour évoluer au milieu du trio De Ciz, Amalric et Mesa. A-t-elle su joindre à la vivacité et au style concret de Dona Musique la brûlante séduction et l’esprit tourmenté d’Ysé ? Elle y fut en tout cas suffisamment convaincante pour la jouer à nouveau dans Connaissance de Claudel, spectacle sur l’auteur monté par Barrault en 1952 puis à Marigny en 1955 avec Jacques Dacqmine en De Ciz et Barrault en Mesa. Sans éclipser dans les mémoires Edwige Feuillère choisie par Barrault en 1948.
Mais le spectacle claudélien important de ce début des années 1950, alors que les Renaud-Barrault ont quitté depuis cinq ans le Français et vole de leurs propres ailes, est pour Madeleine L’Échange. « Marthe, écrit Claudel, c’est l’âme en ce qu’elle a de meilleur. C’est une fidélité avec nous de la femme. C’est cette compagne qui ne nous abandonne qu’à la mort de la conscience, cette voix tendre, suave, pleine d’autorité aussi, qui nous conseille le bien. Son autre nom est Douce-Amère. Elle n’est que foi, amour et vérité. Mais elle aussi en ce Monde est une exilée. » Ces quelques lignes sont tirées du programme des Mathurins pour la mise en scène par Pitoëff avec Ludmilla qui ne date que de 1937 et Ludmilla a joué pendant dix ans. Dans l’esprit du public averti, la comparaison se fait aussitôt. Ainsi Marc Beigbeder, Le Parisien libre, 17 décembre 1951 : « Surtout. Madeleine Renaud est une Marthe d’une justesse et d’une finesse merveilleuses. La seule limite de son admirable interprétation (cela vaut aussi pour Barrault) étant qu’elle ne rendait pas assez le côté fondamentalement frustre du personnage, que, au contraire, faisait ici instinctivement surgir l’irremplaçable Ludmilla Pitoëff. » Robert Kemp, Le Monde, 18 décembre 1951, penche plus encore en faveur de Madeleine : « Oui, Madeleine Renaud – je le dis sans impiété pour Ludmilla, qui « silhouetta » adorablement une Marthe Laine sans défense, une colombe poignardée – a été merveilleuse. Fière, câline, d’une câlinerie d’amante maternelle… Les versets lui coulaient des lèvres ; gardant toute leur musique ; mais ils restaient à notre niveau ; juste à hauteur du cœur. J’en étais pénétré. C’était le chant d’une source. On comprenait tout ; c’était inspiré et c’était modeste ; c’était douloureux sans emphase. » Pour beaucoup, elle domine par son talent ses partenaires : Jean Gandrey-Réty, Le Soir, 18 décembre 1951, « Mais, encore une fois, tout ce qu’il peut y avoir de rare, de saisissant d’irrésistible dans une interprétation, c’est ici Madeleine Renaud qui vous le donne. On ne saurait allier plus de simplicité à plus de profondeur dans l’expression de la souffrance d’une femme » ou encore Le Figaro, 17 décembre 1951, Jean-Jacques Gautier : « […] Madeleine Renaud faisait valoir toute l’humanité pathétique des scènes où elle s’évertue à ressaisir son époux, où elle le secoue pour qu’il devienne, au moins une fois, un grand garçon, un homme, un être un peu solide, et non plus ce bonhomme de son bardé de mots. Ce sont justement là les scènes touchantes et limpides dont je parlais en commençant. »
Claudel, on le sait, a abondamment retravaillé le texte de L’Échange pour en donner une deuxième version qu’il envoie à Barrault en mai et qui subira encore de nombreuses modifications jusqu’à la première en décembre. La plus importante touchant le personnage de Marthe est sans doute le remplacement au début de l’acte III du monologue par les lettres. Jean-Louis Barrault raconte l’épisode et voit dans cette transformation toute l’évolution de la vie du poète : « à vingt-trois ans, il criait : Justice. À quatre-vingt trois ans, pardon ! »6. Le choix de Madeleine Renaud pour Marthe semble avoir stimulé l’inspiration de l’auteur pour la réécriture. En témoigne une lettre récemment entrée dans les collections du département des Arts du spectacle. Dès le 3 août 51, Paul Claudel écrit : « Chère Madeleine, JLB m’a répété de vous une chose qui m’a fait grand plaisir : “Ce Claudel, on dirait qu’il a fait ce rôle de Marthe pour moi.” Rien de plus vrai. J’ai pensé à vous tout le temps. Tous les développements q. j’ai donnés à ce personnage, c’est vous q. me les avez dictés./ Affectueusement. P. Cl. Vous m’avez demandé si souvent d’écrire un rôle pour vous… C’est fait ! ». À la mi-novembre au début des répétitions, Madeleine écrit au bas d’une lettre de Jean-Louis : « Je travaille Marthe avec passion ! Pourvu que Madeleine Marthe vous plaise ! Je vous embrasse. Madeleine. »
L’osmose n’empêche pas les discussions sur le texte et la mise en scène. Claudel était souvent présent comme l’écrit Jean-Louis : « Nous répétions. La balançoire nous aidait beaucoup. Claudel suivait le travail avec intérêt et animation. Heures passées dans la joie. Dès qu’il triturait la pâte, il était à son affaire »7. Une lettre, datée du 19 novembre 1951, témoigne de ce travail commun : « Chère Madeleine, Je suis content q. vous soyez contente. Le rôle a été fait pour vous sur mesure. Il n’y a plus de comparaison avec celui de la pauvre Ludmilla. Maintenant il a toutes ses dimensions. Sauf une que v. voulez cruellement lui enlever…/ Il s’agit de la scène organique de l’acte II (7.11). Marthe n’a jamais pris son amant au sérieux, ce q. ne l’empêche pas de l’aimer, au contraire. Elle a compris q. dès le premier moment il n’a jamais eu qu’une idée q. est de f. le camp. Mais elle sait aussi qu’elle est la seule chance de salut de cet insecte mâle./ L’opération de l’insecte mâle lui perce le cœur, mais elle en apprécie [barré : « lui paraît »] en même temps le profond et [mot barré] enfantin ridicule. Elle l’encourage avec une espèce d’indulgence maternelle./ Etch ! Etch ! comme on fait aux enfants…/ Je crois donc q. la scène, telle que je l’ai inscrite au verso d’une feuille d’inspiration, est bonne. Ce serait une erreur d’y rien changer./ Elle fait etch ! etch ! (honte ! honte !) mais elle a la figure couverte de larmes !/ Je suis sûr q. si j’avais 2 minutes de conversation avec vous, je vous convaincrais./ Affections./P. Cl./ Je regrette aussi l’aigle cassé./ Pour les modifications du III il n’y a pas de raison q. nous ne nous entendions pas. » Cette « bonne » n’a pourtant pas été gardée, mais elle éclaire les attentes de l’auteur sur l’attitude de Marthe fataliste et malheureuse, on retrouve la distinction de Paul Claudel fait entre la Marthe de l’acte I et celle de l’acte II dans une lettre à Barrault du 17 juillet. Déjà visiblement une discussion avait eu lieu entre les deux hommes au sujet de la « honte » qu’il faudrait approfondir, comme il faudrait approfondir plus généralement l’interprétation de Madeleine à l’aide de sources complémentaires comme le relevé de la mise en scène ou d’éventuels enregistrements.
Fidélité claudélienne
Quelques mots pour finir sur la poésie. Madeleine comme Jean-Louis, plus peut-être que Jean-Louis, a quelques fois inspiré Claudel et à plusieurs occasions dit ses textes poétiques. J’en veux pour preuve la lettre qu’il leur écrit le 13 septembre 1943 : « Si v. trouviez le moyen, Madeleine et vous, de passer à Brangues, je v. lirais 2 grands poèmes destinés à l’un et à l’autre qui pourraient être dits le jour q. n. espérons tous prochain. » Il s’agit d’À pied d’œuvre et La France parle, où le poète enthousiasmé par la capitulation de l’Italie, chantait par anticipation l’écrasement de l’Allemagne et la libération de la France. Au sortir de la guerre, le 17 mars 1945, jour de la Saint Paul, lors de la matinée poétique à la Comédie-Française, tandis que Barrault joue la scène de la noyade dans la 4e journée du Soulier, Madeleine dit La Vierge à midi et L’Enfant Jésus de Prague.
Autre circonstance, plus intéressante du point de vue de l’histoire des représentations des œuvres de Claudel, une matinée poétique organisée par Jean-Louis Barrault salle Iéna le 21 janvier 1948. « La séance d’hier m’a énormément intéressé, dit Claudel, et m’a prouvé que la Cantate, à ma grande surprise, était parfaitement capable d’une interprétation scénique ! La mise en scène était excellente, et je remercie tout spécialement Madeleine qui a été superbe d’attitudes, de gestes et de diction intelligente. C’est elle qui animait tout le groupe. » (lre 116. PC. 22 janvier 1948). Claudel le confirme dans son journal : « La Cantate à 3 voix. Laeta : Casarès. Fausta : Dasté. Beata : Madeleine Renaud, celle-ci la meilleure diction ; Casarès, le tempérament. Mise en scène excellente. Mélopée trop uniforme. »
Il faut mentionner aussi les textes dit dans Connaissance de Claudel en 1952. Outre Partage de midi déjà cité, elle interpréta « Le théâtre, savez-vous ce que c’est ? », « La Vierge à midi » et plusieurs passages du rôle de Dona Prouhèze : la prière, la scène avec l’Ange gardien (Jacques Dacqmine) et la rencontre ultime entre Dona Prouhèze et Don Rodrigue avec Jean-Louis évidemment. J’ajouterai pour finir l’enregistrement du Chemin de la croix, texte de Paul Claudel, dit par Madeleine Renaud, Jean-Louis Barrault, Jean-Pierre Granval, Jean Juillard8. Madeleine Renaud a dit enfin : « La Vierge à midi » le 24 décembre 1981 chez Jacques Chancel. Entendre et voir Madeleine Renaud dans cette brève séquence met presque mal à l’aise. Très droite, mais vraiment vieillie, fragile – Jean-Louis, amoureux, prévenant, lui souffle à un moment son texte – elle a une image désuète, décalée, sur ce plateau de télévision, au premier rang d’un public bien étranger à Claudel. Pourtant il n’y a aucun doute sur l’écoute et l’émotion que provoque instantanément sa voix, en quelques mots, en quelques notes. Confirmation incontestable de sa place essentielle dans l’interprétation de l’œuvre de Paul Claudel.
Joël HUTHWOHL
Archiviste paléographe
Directeur du département des Arts du spectacle
de la Bibliothèque nationale de France
Bibliographie
Paul CLAUDEL
Le Soulier de satin [Атласный башмачок], traduction et notes d’Ekaterina Bogopolskaia, préface de Michel Autrand, postfaces de Dominique Millet-Gérard et de Marie-Victoire Nantet, édition Alma Mater, Moscou, 2010.
Paul Claudel et l’histoire littéraire. Textes réunis et présentés par Pascale Alexandre-Bergues, Didier Alexandre, Pascal Lécroart, Presses universitaires de Franche-Comté, 2010 (renvoi 1).
Didier ALEXANDRE
« Claudel et la querelle des humanités modernes : Positions et propositions de Claudel », p. 211-230 (renvoi 1).
Pascale ALEXANDRE-BERGUES
« Claudel et Le Mercure de France. Naissance et mort d’un écrivain », p. 421-436 (renvoi 1).
Michel AUTRAND
« Paul Claudel, victime exemplaire de l’histoire littéraire », p. 297-302 (renvoi 1).
Shinobu CHUJO
« Acceptation de Paul Claudel au Japon », p. 457-463 (renvoi 1).
Bruno CURATOLO
« Portrait(s) de Paul Claudel dans la correspondance de Jean Paulhan », p. 368-388 (renvoi 1).
Yvan DANIEL
« Paul Claudel et la littérature mondiale », p. 139-151 (renvoi 1).
Marie GIL
« Mémoires improvisés et l’histoire littéraire », p. 277-292 (renvoi 1).
Jeanyves GUÉRIN
« Claudel au miroir de la revue Esprit (1932-1976), p. 437-454 (renvoi 1).
Alexandra GUILLAUME-SAGE
« La bibliothèque russe du lecteur, écrivain et critique Paul Claudel », p. 179-209 (renvoi 1).
Jacques HOURIEZ
« Claudel et Lasserre, ou l’impossible dialogue », p. 251-264 (renvoi 1).
Adélaïde JACQUEMARD
« Premiers lecteurs de Paul Claudel », p. 335-352 (renvoi 1).
Emmanuelle KAËS
« Claudel et “la clarté française” », p. 231-250 (renvoi 1).
Pascal LÉCROART
« Paul Claudel vu par les Histoires littéraires de 1914 à 1956 », p. 303-332 (renvoi 1).
Michel LIOURE
« Claudel contre Sainte-Beuve », p. 15-32 (renvoi 1).
Lucie MANEVILLE
« Paul Claudel et le roman », p. 125-136 (renvoi 1).
Anne MANTERO
« Claudel interprète des Pensées de Pascal », p. 101-124 (renvoi 1).
Sever MARTINOT-LAGARDE
« Quelle histoire littéraire dans Accompagnements ? », p. 77-99 (renvoi 1).
Catherine MAYAUX
« Claudel et la littérature japonaise ou Claudel en auteur japonais », p. 153-177 (renvoi 1).
Marie-Victoire NANTET
« Paul Claudel entre personnage et position : le point de vue de Jacques Rivière dans sa correspondance avec le poète et avec Alain Fournier », p. 353-367 (renvoi 1).
Ayako NISHINO
« La réception japonaise des Nô claudéliens : La Femme et son ombre, de 1923 à 2005 », p. 465-478 (renvoi 1).
Claude-Pierre PEREZ
« Claudel historien de Claudel », p. 267-276 (renvoi 1).
Aude PRÉTA-DE BEAUFORT
« Paul Claudel selon Pierre Emmanuel : proximités et distance », p. 389-403 (renvoi 1).
Hélène de SAINT AUBERT
« Symbole et allégorie. Sur une lecture de Claudel par Blanchot », p. 405-418 (renvoi 1).
Antoinette WEBER-CAFLISCH
« Pratiques, théories et critiques claudéliennes de l’histoire littéraire (Stendhal et la Trilogie) », p. 33-76 (renvoi 1).