Sommaire
Claudel et la musique
– Lettre inédite de Paul Claudel, 2
– Catherine STEINEGGER : Pierre Boulez et Paul Claudel, 4
– Pascal LÉCROART : La musique de scène d’Honegger pour Le Soulier de satin à partir du fonds Barrault du département des Arts du spectacle, 15
– Thierry GLON : Folk-Song, 30
Antoinette WEBER-CAFLISCH : L’énigme du dernier Tête d’Or, ou Simon Agnel rebaptisé, 38
Maëlle THOMAS : Le « Désir selon l’Autre » dans l’œuvre claudélienne, 48
En marge des livres
– Hubert MARTIN : Guy Goffette, Album Claudel, Bibliothèque de la Pléiade, 60
– Pascal LÉCROART : Claudel sous le regard d’Henry Barraud, 62
Théâtre
– Armelle de VISMES : Échanges. Trois mises en scène de L’Échange, par Bernard Lévy, Xavier Lemaire et Valérie Castel Jordy, 67
– René SAINTE-MARIE PERRIN : Partage de midi, mise en scène de Jean-Christophe Blondel, 71
Nécrologie
– Anne UBERSFELD, par Pierre Brunel, 73
– Marius-François GUYARD, par Pierre Brunel, 75
Bibliographie, 78
Annonces, 79
Pierre Boulez et Paul Claudel
Pierre Boulez et Paul Claudel se sont rencontrés en 1948 selon le témoignage du compositeur1.Ce dernier, ayant été directeur de la musique à la Compagnie Renaud-Barrault de 1946 à 1956, assura l’accompagnement des pièces de Claudel mises en scène par Jean-Louis Barrault. Ce dernier appréciait tout particulièrement l’auteur du Soulier de satin, et réussit vraisemblablement à communiquer sa passion car c’est lors de son immersion dans le milieu théâtral que Pierre Boulez découvrit ce répertoire.
L’engagement enthousiaste de Jean-Louis Barrault pour l’œuvre de Paul Claudel a donc impliqué l’ensemble des membres de la Compagnie Renaud-Barrault et notamment Pierre Boulez qui dirigea les partitions composées par Arthur Honegger et Darius Milhaud pour les pièces de Paul Claudel. En 1948, Jean-Louis Barrault met en scène Partage de midi2. Claudel ayant précisé le contexte sonore dans les didascalies, Boulez, Honegger et Barrault tentent de trouver des réponses musicales aux suggestions illustratives énoncées par le dramaturge. La difficulté se situe, notamment, à l’acte III, au moment précis du « cantique de Mesa »3. Dans la nouvelle version, la description sonore est la suivante :
Le décor désormais oiseux, peu à peu cède la place au ciel étoilé. Le bruit des étoiles, car il y a un bruit des étoiles, comme le savent tous ceux qui se sont donnés la peine de l’écouter est exprimé par un bas et sourd grommellement comme celui d’une liturgie lointaine : par exemple ces textes de l’Écriture qui nous arriveraient perceptibles comme un torrent de consonnes, avec affaiblissements et recrudescences4.
Cette évocation poétique n’est pas facile à traduire musicalement. Jean-Louis Barrault, dans ses entretiens avec Guy Dumur, relate comment les compositeurs ont tenté de résoudre cette question :
Je me rappelle Partage de midi, quand Claudel voulait qu’on fasse le bruit des étoiles. Il nous avait dit : « Quand on est suffisamment attentif à la nuit, on peut s’apercevoir que les étoiles font du bruit. » Alors, avec Honegger et Boulez, nous avons passé une matinée entière à démonter le piano, à mettre de l’eau ou des clés dedans, pour essayer d’avoir la bouilloire céleste ! Ça a été gondolant, et on se tordait, Honegger, Boulez et moi, pour trouver le bruit des étoiles5.
L’humour régnait donc entre Arthur Honegger, Pierre Boulez et Jean-Louis Barrault qui eurent recours, pour cette occasion, aux procédés de la musique concrète. En dehors du caractère anecdotique de l’illustration musicale, cas assez fréquent au théâtre, il est néanmoins nécessaire de préciser que deux pièces de Paul Claudel requièrent une partie musicale beaucoup plus conséquente,parce qu’elles utilisent tous les moyens du « théâtre total», Le Soulier de satin avec la musique d’Arthur Honegger et Le Livre de Christophe Colomb avec la partition de Darius Milhaud. Dans ces pièces, la partie musicale participe directement à l’action. Barrault écrit à propos du Livre de Christophe Colomb :
Quant à la musique, elle est comme les hommes de la troupe : tour à tour acteur et commentateur. Elle propose, elle intervient, elle dessine des lignes de joie ou de détresse, elle s’étire de volupté, elle trépigne d’impatience ou de vitalité, elle est le plus souvent l’âme de l’aventure – âme humaine6.
En dehors de l’interprétation de ces deux partitions plus développées, Pierre Boulez fut amené à arranger la partition de Tête d’Or, composée par Arthur Honegger pour la radio. Paul Claudel avait refusé que cette pièce soit créée sur scène de son vivant. Il autorisa seulement un enregistrement réalisé le 16 janvier 1950 pour une émission radiophonique. La création de cette pièce, en 19597, constitua donc un événement notable lors de l’inauguration de l’Odéon-Théâtre de France. Pour cette mise en scène, Pierre Boulez ajouta de nouveaux morceaux et modifia l’orchestration8. En tant que musicien, Pierre Boulez aurait pu rester insensible à l’art dramatique claudélien, ses écrits témoignent au contraire qu’il s’est intéressé à l’œuvre et au personnage.
« Paul Claudel, intolérant et révolté », texte de Pierre Boulez
Pierre Boulez est l’auteur d’un article intitulé « Paul Claudel, intolérant et révolté », paru en 1991 dans un ouvrage collectif intitulé : Six musiciens en quête d’auteur9. Le titre pourrait annoncer un portrait à charge, mais ce n’est pas le cas. Pierre Boulez ne considère pas le poète d’un point de vue négatif comme on pourrait le supposer, notamment concernant son intolérance. Il explique en effet :
Quant à sa foi fervente et obtuse, elle était pour lui le seul moyen d’accepter des contraintes que, seul, il eût été incapable de s’imposer ; sorte de discipline vis-à-vis de laquelle il était d’autant plus agressif qu’il devait sentir que, sans ce garde-fou, il aurait gaspillé la force prodigieuse en lui contenue. Certainement est-ce pour cette raison que sa croyance a pris un tour aussi étroit et partial : s’il avait été tempéré et cordial, son catholicisme n’aurait probablement pas soutenu la violence de son tempérament10.
En associant l’intolérance à la violence, comme aspect particulier de l’œuvre de Paul Claudel, Pierre Boulez fait référence à une influence essentielle, celle d’Arthur Rimbaud. Quand on connaît l’œuvre de Pierre Boulez, cet intérêt pour la violence de l’expression n’est pas surprenant. Leur prédilection pour les écrits d’Arthur Rimbaud représente donc un point de convergence entre le jeune Claudel, fasciné par Les Illuminations, et Pierre Boulez, qui eut l’intention d’écrire une œuvre intitulée Marges11 à partir de La Lettre du voyant. Le titre de ce projet, abandonné par la suite, dont il existe seulement quelques esquisses, apparaît dans la correspondance de Pierre Boulez dès 196312. Pour cette œuvre, il avait choisi d’associer Rimbaud à deux auteurs visionnaires : Artaud (Tutuguri. Le rite du soleil noir) et Michaux (Misérable miracle ; L’Infini turbulent ; Paix dans les brisements). Pierre Boulez est donc particulièrement concerné par la violence de Paul Claudel. Il écrit :
La démesure et la violence de Claudel entrent pour moi dans ce qui le rend si intéressant. […] Il n’est pas indifférent que Claudel se soit trouvé davantage aspiré par Rimbaud que par Mallarmé, qui a été pour lui un antécédent mineur. Mallarmé répond à des critères d’élégance, voire de préciosité qui le situent à l’extrême pointe du raffinement français, tandis que Claudel est par nature rugueux. Comme Rimbaud, sans doute le poète qui l’a le plus radicalement influencé et dont Tête d’Or est une sorte de portrait imaginaire, une divagation sur son destin, Claudel sème le trouble dans l’élégance française13.
Pierre Boulez analyse ici la place de Paul Claudel d’un point de vue littéraire mais n’aborde pas l’aspect musical. Or, les compositeurs s’intéressent généralement aux textes poétiques ou dramaturgiques dans le cadre d’un processus créatif. Il est donc nécessaire d’examiner dans quelle mesure Pierre Boulez a pu intégrer des apports claudéliens dans ses compositions.
Pierre Boulez, compositeur, face à l’œuvre de Paul Claudel
Concernant l’utilisation possible d’un texte de Paul Claudel pour son œuvre, Pierre Boulez affirme sans ambages : « Souvent j’ai parlé des auteurs (Mallarmé, Char, Joyce, Proust) qui, plus ou moins directement, ont influé sur mon travail de compositeur. L’intérêt que j’éprouve depuis longtemps pour l’œuvre de Claudel est en revanche uniquement littéraire. »14 En effet, si Pierre Boulez a utilisé à plusieurs reprises des textes de René Char pour Visage nuptial (1946-1947), Le Soleil des eaux (1948, 1950, 1958, 1965) et Le Marteau sans maître (1955), il ne s’est jamais emparé d’un texte de Claudel pour composer une partition. Pourtant, il connaissait bien cette œuvre. Plusieurs arguments permettent de comprendre cette réaction. Si l’on considère la rigueur compositionnelle de Pierre Boulez, surtout dans les premières années de sa carrière, il est évident qu’elle s’accorde mal avec le caractère « baroque » de l’écriture claudélienne et correspond beaucoup mieux au style de René Char. C’est en effet vers ce poète que se tourne le compositeur dans ses débuts. Il explique ainsi à Célestin Deliège les raisons de ce choix :
Ce qui m’a frappé dans la poésie de René Char quand je l’ai découverte (fin 1945 ou 1946), c’est d’abord sa condensation. C’est comme si vous découvriez un silex taillé (et qui dit silex, dit variation sur silex taillé) : une espèce de violence contenue, non pas une violence avec beaucoup de gestes, mais intérieure, et concentrée sur une expression tendue15.
René Char est, bien sûr, beaucoup plus proche de Pierre Boulez d’un point de vue générationnel16 que de Paul Claudel. Il participa, un temps, au mouvement du surréalisme et se distingua par ses faits de résistance pendant la Seconde Guerre mondiale17. Son écriture est plus « contemporaine » et s’adapte à la démarche compositionnelle boulézienne. En effet, ce dernier a la volonté, dans l’immédiat après-guerre, de rompre avec le passé. Pierre Boulez s’oppose à l’héritage tonal en adoptant la technique dodécaphonique. Il rejette aussi vigoureusement le Groupe des Six, étroitement lié à Jean Cocteau, mais aussi à Paul Claudel à travers ses collaborations avec Arthur Honegger et Darius Milhaud. Ce refus de l’esthétique « d’avant-guerre » s’applique principalement à la musique. Concernant la littérature, ses avis sont plus nuancés, Pierre Boulez éprouve en effet une réelle estime pour l’écrivain :
Ce que j’ai apprécié de longue date chez Claudel, c’est le langage. Dans la prose poétique française, le langage de Claudel a une résonance unique. Par la richesse de son vocabulaire et de son rythme d’abord, mais aussi, et surtout, par le sens de la forme qu’il recèle. Contrairement à Mallarmé qui reste volontairement enserré dans une forme stricte, la forme de Claudel fait preuve d’une grande liberté, pas si fréquente, même chez les grands créateurs. Le verset claudélien, puisqu’on l’appelle ainsi, est en cela un dérivé éclatant de la Bible, dont on sait que Claudel l’a beaucoup pratiquée. Comme dans les psaumes bibliques, il y a chez Claudel cette même ampleur des phrases justement balancées les unes par rapport aux autres, cette même richesse d’invention soumise à la sévérité d’aucune règle scolastique18.
La liberté et la richesse d’invention du langage claudélien constituent, paradoxalement pour Pierre Boulez, des critères le conduisant à écarter ce répertoire de sa création personnelle. Il considère en effet que le foisonnement de l’écriture littéraire n’est pas souhaitable pour sa musique :
Que je n’aie jamais cherché à tirer aucun projet musical d’un texte claudélien tient à une raison très simple. C’est qu’il y a chez Claudel une prolifération du langage qui, d’emblée, va à l’encontre de la prolifération que le travail musical sur un texte suppose. Pour superposer un texte musical au texte de Claudel, il faudrait opérer un grand nombre de coupures. Le texte en sortirait passablement défiguré et amaigri. On peut d’ailleurs remarquer que les textes que Claudel a écrits spécialement pour les musiciens (Jeanne au bûcher pour Arthur Honegger, Christophe Colomb pour Darius Milhaud) sont de dimensions beaucoup plus réduites que les pièces précédentes. Je ne vois guère comment on pourrait mettre en musique une pièce qui, comme Le Soulier de satin, dure déjà près de douze heures19…
En excluant l’exemple extrême du Soulier de satin, il paraît évident que la notion de durée joue, pour Pierre Boulez, un rôle essentiel dans ses choix littéraires. Il utilise des textes qu’il peut retravailler et s’approprie ce matériau, alors totalement intégré à la composition musicale. Il n’y a donc pas, d’une part, le texte avec sa cohérence, et d’autre part, la musique avec la sienne propre, mais une osmose des deux éléments. Les écrits de Paul Claudel se prêtent peu à cette intégration. La seule composition de Pierre Boulez étant reliée à la création claudélienne est instrumentale.
Dialogue de l’ombre double
Le lien de Pierre Boulez à l’œuvre de Paul Claudel est limité au seul titre Dialogue de l’ombre double. Le compositeur précise à ce propos :
J’ai pourtant donné à l’une de mes dernières œuvres un titre qui presque lui appartient, Dialogue de l’ombre double – pièce pour clarinette et clarinette enregistrée. Car s’il y a une scène ancrée dans ma mémoire, c’est justement celle de l’ombre double, dans Le Soulier de satin. Elle m’avait frappé depuis longtemps, sans avoir induit en moi aucune dérivation musicale particulière. J’avais d’ailleurs trouvé un autre titre pour ma pièce, avant que cette scène de l’ombre double ne me revienne à l’esprit. Si le titre a finalement prévalu, c’est que j’ai trouvé que l’idée de Claudel correspondait exactement, dans ma pièce, au dialogue de la clarinette jouant avec elle-même20.
Le monologue de l’Ombre double correspond, dans la version scénique du Soulier de satin, à la scène dix de la deuxième Journée. La didascalie précise :
L’ombre double d’un homme avec une femme, debout, que l’on voit projetée sur un écran au fond de la scène. Simultanément : 1° plaintes chantées des deux voix à bouche fermée, 2° texte lyrique, dit à deux voix, 3° pantomime des ombres sur l’écran :
Je porte accusation contre cet homme et cette femme qui dans le pays des Ombres ont fait de moi une ombre sans maître.
Car de toutes les effigies qui défilent sur la paroi qu’illumine le soleil du jour ou celui de la nuit,
Il n’en est pas une qui ne connaisse son auteur et ne retrace fidèlement son contour. Mais moi, de qui dira-t-on que je suis l’ombre ? non pas de cet homme ou de cette femme séparés,
Mais de tous les deux à la fois qui l’un dans l’autre en moi se sont submergés
En cet être nouveau fait de noirceur informe21.
Dialogue de l’ombre double de Pierre Boulez fut créé le 28 octobre 1985 à Florence par le clarinettiste Alain Damiens et dédié à Luciano Berio pour son soixantième anniversaire. Le parallèle entre la scène de l’Ombre double extraite du Soulier de satin, et la structure de la composition musicale est évident. Dialogue de l’ombre double est fondé sur un jeu de questions/réponses entre le clarinettiste qui joue sur scène et les passages de clarinette préenregistrés, diffusés par haut-parleurs. Boulez crée une alternance entre strophes et transitions selon le modèle suivant : Sigle initial (chuchoté, hâtif, mystérieux) ; Strophe I (assez vif, flexible, fluide) ; Transitoire I/II ; Strophe II (assez modéré, calme, flottant) ; Transitoire II/III ; Strophe III (très lent) ; Transitoire III/IV ; Strophe IV (très rapide) ; Transitoire IV/V ; Strophe V (vif, rigide) ; Transitoire V/VI ; Strophe VI ; Sigle final (très rapide, agité, murmuré). En 1998, Maurice Béjart a créé une chorégraphie sur la partition de Pierre Boulez en soulignant la symétrie de l’œuvre par un pas de deux, le danseur et la danseuse échangeant leurs maillots de couleurs différentes pour souligner leur similitude. Il a aussi évoqué avec malice le titre même de la pièce et la scène 5 de la première Journée du Soulier de satin, lorsque Prouhèze confie son soulier à la statue de la Vierge, dans le ballet, la danseuse dépose avec délicatesse son chausson sur l’avant-scène dans un halo de lumière.
Destins croisés
La rencontre, en 1948, entre le jeune compositeur radical qu’était Pierre Boulez et Paul Claudel, poète et ambassadeur d’un âge vénérable, aurait été improbable sans l’action décisive de Jean-Louis Barrault. Le théâtre permit donc la réunion de deux personnalités dissemblables par leur génération et par leur esthétique. On lira donc avec intérêt les souvenirs de Pierre Boulez concernant Paul Claudel :
J’ai rencontré Paul Claudel pour la première fois chez Jean-Louis Barrault, en 1948, lorsque Barrault avait décidé de monter intégralement, et pour la première fois, Partage de midi. Arthur Honegger et moi-même avions mis au point à cette occasion quelques effets sonores d’ailleurs très réduits. Je l’ai connu un peu mieux quelques temps plus tard, au début des années cinquante, alors que nous montions, toujours avec Jean-Louis Barrault, Christophe Colomb22, pour lequel je dirigeais la musique de scène que Milhaud avait composée. J’ai donc fait toutes les répétitions et un grand nombre de représentations. J’ai revu Claudel encore lorsqu’il est venu faire répéter L’Ėchange23. Quoiqu’il n’y eût pour ce spectacle aucune musique de scène, j’avais trouvé intéressant d’assister à certaines répétitions de la pièce et observer le déroulement du travail de mise en place. J’ai donc côtoyé Paul Claudel à plusieurs reprises ; mais dire que je l’ai connu serait imprudent. C’était un homme de plus de quatre-vingts ans, tandis que j’en avais à peu près soixante de moins : outre la notoriété, la communication était sévèrement limitée par la différence de génération… En revanche, je me souviens très bien d’une soirée où Paul Claudel, quelques temps après la première parisienne de Christophe Colomb, nous avait conviés à dîner chez lui, au cours de laquelle il nous avait longuement parlé du Nô japonais. Je n’ai guère de souvenir du reste de la soirée, mais j’ai conservé un souvenir très vif des descriptions qu’il nous avait faites du Nô – du jeu des acteurs, de leurs gestes et de la signification symbolique de ceux-ci. Malgré les nombreuses années qui le séparaient de cette expérience et malgré le grand âge qu’il avait atteint, j’étais stupéfait de constater quel souvenir précis, vivant et ébloui il en avait conservé. Á l’entendre, il était certain que le Nô avait été pour lui la plus belle représentation théâtrale qu’il eût jamais vue24.
Il semble que cette fascination de Paul Claudel pour le théâtre nô se soit transmise ensuite à Jean-Louis Barrault qui, lors de la tournée de la Compagnie au Japon, en 1960, s’intéressa beaucoup à cette forme théâtrale. Il rencontra à cette occasion l’artiste de nô, Hisao Kanzé25, puis le fit venir à Paris, en 1972, dans le cadre des manifestations du Théâtre des Nations. Le nô marqua aussi profondément Pierre Boulez qui, dans le Cahier Renaud-Barrault n°41 « La Musique et ses problèmes contemporains », publié en 1963 pour célébrer l’anniversaire des dix ans de la création du Domaine musical, a placé deux articles sur ce sujet, celui du spécialiste de la question théâtrale Hisao Kanzé précédemment cité, « Le Nô comme théâtre musical »26 et celui du musicien Kunio Toda27« Notes sur la musique de Nô »28. Pierre Boulez, comme chef d’orchestre d’opéra et comme compositeur s’est beaucoup intéressé aux liens texte/musique dans le théâtre d’Extrême-Orient. Dans son texte fondamental « Dire, jouer et chanter », il établit une comparaison entre les écritures vocales du Pierrot lunaire d’Arnold Schoenberg et du Marteau sans maître. Après avoir détaillé les différents aspects des relations texte/musique dans ces deux œuvres, il précise :
Je n’ai fait que donner une esquisse des nombreuses difficultés rencontrées sur le chemin qui sépare parler chanter. Schoenberg a eu le grand mérite de s’attaquer à cette question fondamentale ; mais l’analyse qu’il a faite du phénomène vocal, la notation presque inchangée dont il s’est servi, nous laissent face à des problèmes insolubles car les contradictions restent à résoudre… Á ce titre, le théâtre d’Extrême-Orient (le nô japonais entre autres) est un précieux enseignement car il a apporté des solutions à la fois stylistiques et techniques ; en Europe, elles restent encore à trouver29.
En dehors de leur passion pour le théâtre nô, Pierre Boulez et Paul Claudel eurent un autre point commun, celui d’être expatriés pendant une grande partie de leur vie, voyageant à travers le monde.
« L’éternel étranger »
Les causes de l’exil de Pierre Boulez et de Paul Claudel sont bien sûr très différentes. Si Paul Claudel voyage comme ambassadeur de l’État français, Pierre Boulez quitte la France à partir de 1959 pour vivre en Allemagne, dans un premier temps, parce qu’il ne trouve pas les conditions favorables à l’épanouissement de sa carrière dans son pays natal, puis, dans un second temps, en 1966, à la suite de l’affaire Landowski, parce qu’il conteste la nomination par André Malraux de Marcel Landowski au poste de directeur de la musique au ministère des Affaires culturelles. Il décide alors de rompre avec la France. Sa carrière de chef d’orchestre et de compositeur prend alors une dimension internationale qui lui permet de rester à l’étranger. Il y a donc, pour l’un, une représentation officielle et assumée de son pays et, pour l’autre, un rejet. Mais ils expriment tous deux une curiosité certaine pour les cultures étrangères. Pierre Boulez est sensible à l’universalité de la vision claudélienne, il écrit à ce propos :
Le dernier point qui m’a toujours séduit chez Claudel – peut-être parce que j’ai moi-même passé une grand partie de ma vie hors de France –, c’est cette vision d’éternel étranger, pour ne pas dire d’exilé, qu’il projette sur tout ce qui l’entoure. On sait que son métier de diplomate l’a longtemps voué à l’éloignement, et dans des pays où il ne fait pas de doute qu’il se soit trouvé très isolé. Certainement ne l’était-il pas trop lorsqu’il s’est retrouvé en poste à Washington. Mais il est probable qu’il se soit senti extrêmement seul lorsqu’il était en Chine, où il résidait dans une ville relativement petite, fréquentée vraisemblablement par peu d’Européens. Et cette solitude répétée l’a certainement fait évoluer de façon radicale, plus que si, à l’inverse, il avait été constamment plongé dans le seul cadre français. En poste à Prague, à Francfort, à Bruxelles, à Rio de Janeiro, en Amérique, en Chine, au Japon, Claudel a navigué par toute la terre. Il a traversé un nombre impressionnant de civilisations, rapportant de tous ses voyages des chocs, des rencontres dont il a su tirer un enrichissement pour son œuvre. La connaissance qu’il a eue des autres civilisations n’est d’ailleurs intéressante que parce qu’elle a provoqué en lui cette absorption créative, stimulante. C’est particulièrement sensible dans les poèmes de Connaissance de l’Est, aussi remarquables de ce point de vue, qu’ils le sont quant à la qualité du langage. Et lorsqu’après la Chine, Claudel découvre la civilisation japonaise, au contraire du simple touriste qui n’en ramènera jamais que quelque chose d’extérieur (un pâle intérêt livresque ou, pire, encore, un cliché d’un exotisme bon marché), l’étonnement qu’il en éprouve s’installera durablement en lui, jusqu’à altérer sa perception, ajoutant une nouvelle corde à son invention en lui donnant une direction nouvelle30.
L’intérêt de Paul Claudel pour l’Asie touche d’autant plus Boulez que ce dernier avait le projet, en 1946, de participer à une mission d’étude au Cambodge et au Laos organisée par le musée Guimet31. La situation politique mouvementée, en raison de la guerre d’Indochine, a provoqué l’annulation du voyage et Boulez trouva une autre occasion de gagner sa vie en devenant directeur de la musique à la Compagnie Renaud-Barrault. Il entretint, ensuite, une correspondance suivie avec André Schaeffner32. Ce dernier fut à l’origine de la section d’ethnomusicologie du musée de l’Homme à Paris. Pierre Boulez s’intéressait d’ailleurs beaucoup aux instruments ethniques qu’il faisait venir de pays lointains. Ainsi, malgré la distance qui semblait a priori séparer deux personnalités aussi différentes de générations et d’esthétique que Pierre Boulez et Paul Claudel, on discerne une compréhension inattendue de la part de Pierre Boulez pour l’œuvre et la personne de Paul Claudel.
Entre théâtre et musique
Les points de convergences n’existent entre deux artistes utilisant des moyens d’expression différents que si ces créateurs ont des curiosités pluridisciplinaires. Ainsi, Paul Claudel avait une prédilection pour l’art musical et Pierre Boulez a montré une réelle sensibilité littéraire. Claudel, bien que n’étant pas musicien, avait une perception particulièrement fine et précise de la musique. En 1945, il a écrit un beau texte sur le Beethoven de Romain Rolland, concluant ainsi : « Pour Beethoven, mieux encore que pour Péguy, Romain Rolland, qui fut avant tout, avec le don inestimable de la charité, une conscience infiniment sensible et délicate, mais aussi un juge d’une sérénité imperturbable et d’une implacable clairvoyance, a été cet historien et cet exégète de la destinée. Son nom restera inséparable, comme sa vie elle-même le fut, de ces grands noms. »33 Claudel admirait aussi l’œuvre d’Hector Berlioz34 et, après avoir été séduit par Wagner, exprima son rejet de cette esthétique dans son texte intitulé Le Poison wagnérien35. Il fut aussi très concerné par la problématique des relations texte/musique lors de ses collaborations avec Darius Milhaud et Arthur Honegger. Dans son texte, Le Drame et la musique36, il disserte de la place de la musique à l’opéra, mais aussi dans l’art dramatique, évoquant les origines grecques du théâtre et le kabuki. Avec Arthur Honegger, il a envisagé d’un point de vue théorique les questions de prosodie par rapport au chant37. Inversement, Pierre Boulez est l’auteur de nombreux écrits38. Il s’est exprimé d’un point de vue théorique à travers des publications fondamentales comme Penser la musique aujourd’hui39 ou Relevés d’apprenti40 dont les textes furent présentés et réunis par Paule Thévenin, l’éditrice des œuvres complètes d’Antonin Artaud. Différents articles furent rassemblés par Jean-Jacques Nattiez et Sophie Galaise dans Points de repère41 ou Regards sur autrui42. Ce corpus littéraire a d’ailleurs fait l’objet d’un colloque organisé en 2005, pour le quatre-vingtième anniversaire de Pierre Boulez à l’ENS et à l’IRCAM par Jean-Jacques Nattiez, Jonathan Goldman et François Nicolas avec comme titre La Pensée de Pierre Boulez à travers ses écrits43. Outre ses échanges avec René Char, Henri Michaux, Armand Gatti, Jean Genet ou Heiner Müller, Pierre Boulez s’est inspiré du concept du Livre selon Stéphane Mallarmé44 pour imaginer un renouvellement de sa conception créatrice à travers sa composition Pli selon pli45.
Ainsi, malgré les différences entre Pierre Boulez et Paul Claudel, la rupture générationnelle n’est pas si radicale qu’on pourrait le supposer, des points de convergences existent. Malgré les apparences, ces deux créateurs eurent des interrogations communes sur la nature de la musique. En effet, le questionnement sur le fondement même de la musique n’a pas été éludé par Paul Claudel, bien au contraire, la phrase suivante, extraite des Conversations dans le Loir-et-Cher, pourrait résumer les débats qui animèrent les compositeurs de la seconde moitié du XXe siècle : « La musique est-elle toujours faite d’une suite de sons ou d’accords, ou plutôt n’est-elle pas essentiellement nombre et mesure, une manière intelligible et délectable de répéter l’unité, une succession mélodieuse de rapports et d’intervalles ? une perception intellectuelle ? »46
Catherine STEINEGGER
33. Paul Claudel, « Beethoven de Romain Rolland », in Œuvres en prose, op.cit., p. 367.
34. Paul Claudel, « Hector Berlioz », in Œuvres en prose, op. cit., p. 372-377.
35. Paul Claudel, « Le Poison wagnérien », in Œuvres en prose, op. cit., p. 367-372.
36. Paul Claudel, « Le Drame et la musique », in Œuvres en prose, op. cit., p. 143-155.
37. Cf. l’ouvrage de Pascal Lécroart, Paul Claudel et la rénovation du drame musical, Liège, Mardaga, 2004.
38. Cf. la thèse de Sophie Galaise, Les Écrits et la carrière de Pierre Boulez, catalogue et chronologie, sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, université de Montréal, faculté des études supérieures, septembre 2001.
39. Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, Paris, Gonthier, 1964.
40. Pierre Boulez, Relevés d’apprenti, textes réunis et présentés par Paule Thévenin, Paris, Le Seuil, coll. Tel Quel, 1966.
41. Pierre Boulez, Points de repère, textes réunis et présentés par Jean-Jacques Nattiez, Paris, Bourgois, coll. Musique/passé/présent, 1981, puis Points de repère I-Imaginer, textes réunis et présentés par Jean-Jacques Nattiez et Sophie Galaise, introduction de Jean-Jacques Nattiez, exemples musicaux identifiés par Robert Piencikowski, Paris, Bourgois, 1995.
42. Pierre Boulez, Regards sur autrui, op. cit.
43. Jonathan Goldman, Jean-Jacques Nattiez, François Nicolas, La Pensée de Pierre Boulez à travers ses écrits, Sampzon, éditions Delatour France, 2010.
44. Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, premières recherches sur des documents inédits (1957), Paris, Gallimard, 1957/1978.
45. La version intégrale de Pli selon pli, composée des Trois Improvisations, de Don et de Tombeau, fut créée en 1962 à Donaueschingen. La Troisième Improvisation sur Mallarmé « Á la vue accablante tu » fut remaniée en 1984.
46. Paul Claudel, Œuvres en prose, op. cit., p. 894.
Bibliographie
Paul CLAUDEL
Théâtre, direction Didier Alexandre et Michel Autrand, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, deux volumes, mai 2011.
L’Échange, première version, édition présentée, établie et annotée par Michel Lioure, Gallimard, Folio-Théâtre (131).
Album Claudel, iconographie choisie et commentée par Guy Goffette, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, mai 2011.
L’Oiseau noir. Revue d’études claudéliennes XVI, Cercle d’études claudéliennes au Japon, 2011 (renvoi 1).
Shinobu CHUJO
« Interprétations d’un événement. Dominique Millet-Gérard : Le Signe et le Sceau » (renvoi 1).
Michael EDWARDS
Le bonheur d’être ici, Fayard, janvier 2011.
Wernfried KOEFFLER et Jean-Luc POULIQUEN
Le poète et le diplomate, prologue d’Adolfo Pérez Esquivel, Paris, L’Harmattan, 2011.
Robert DAMIEN
« Claudel médiologue de la ville ? », in Medium n°27 [revue dirigée par Régis Debray], avril-mai-juin 2011.
Machiko KADOTA
« Nouvelles de la Société Paul Claudel » (renvoi 1)
Michel LIOURE
« L’Ernest Simons » in Bulletin de l’Association pour la Recherche Claudélienne n°9, Année 2010, p. 3-22.
Yumiko NAKAMURA
« Claudel au Japon – chronologie. Shinobu Chujo » (renvoi 1)
Tetsuro NEGISHI
« La naissance du Poète-Ambassadeur Claudel au Japon » (renvoi 1).
Mio UESUGI
« Claudel et le ballet – autour de l’Homme et son désir » (renvoi 1).