Sommaire
Paul Claudel chez Gallimard
– Hugues PRADIER : Une espèce de mariage. Paul Claudel et Gaston Gallimard, 2
– Emmanuelle KAËS : Compte rendu Théâtre I et II, Bibl. de la Pléiade, 12
– Raphaèle FLEURY : La question de la dimension scénique dans la nouvelle édition Pléiade du théâtre de Paul Claudel, 20
Autour de Hellerau
– Carla DI DONATO : Paul Claudel et Alexander von Salzmann, 25
– Alain BERETTA : Une caractéristique scénique claudélienne : la scène à étages, 40
– Alain BERETTA et Christelle BRUN : Le centenaire de l’Institut Jaques-Dalcroze à Hellerau, 51
– Élisabeth V. SANDERS : « Paul Claudel » (Die Fackel, 1911) et Willy HAAS : « L’Annonce faite à Marie et Paul Claudel » (Der Brenner, 1913), traduction par Christelle Brun, 53
Rencontres de Brangues
– Sever MARTINOT-LAGARDE, 77
En marge des livres
– Pierre BRUNEL : Claude-Pierre Perez, Les Infortunes de l’imagination, 85
– Bertrand VIBERT : Le Soulier de satin, trad. par Simonetta Valenti, 87
Bibliographie, 89
Annonces, 90
Une caractéristique scénique claudélienne : la scène à étages
Parmi les multiples innovations scéniques qui ont intéressé Claudel et qui en font un véritable visionnaire de l’esthétique théâtrale, un de ses goûts les plus récurrents réside dans l’utilisation d’un dispositif à étages. Révélée avec enthousiasme à Hellerau lors de la mise en scène de L’Annonce faite à Marie en 1913, cette scène a été ensuite exploitée pour beaucoup d’autres pièces, au point de constituer une spécificité de la dramaturgie claudélienne, sur un plan esthétique mais aussi parfois idéologique.
C’est en juin 1913, alors qu’une mise en scène de L’Annonce se prépare au tout récent Institut d’art d’avant-garde de Hellerau, près de Dresde, que Claudel découvre un dispositif architectural, en assistant à une représentation de l’opéra de Gluck Orphée monté par Émile Jaques-Dalcroze, génial rythmicien genevois venu à Dresde en 1910 pour inaugurer l’année suivante la salle de Hellerau. Derrière son travail apparaît l’esprit du grand scénographe, suisse lui aussi, Adolphe Appia, notamment pour le décor. Le deuxième acte de l’opéra avait déjà été joué en 1912 lors des « Fêtes scolaires » de Hellerau, et la descente d’Orphée aux Enfers s’y effectuait au long d’un grand escalier conçu par Appia1. L’année suivante, c’est l’opéra intégral qui est joué devant Claudel, et la marque d’Appia s’y mêle à nouveau à celle de Jaques-Dalcroze. Il y a toujours un grand escalier, mais il est différent : il descend de la gauche vers la droite, d’un seul jet, caché par une toile immense, tel un linceul. De plus, le large escalier de 1912 descendant vers le public s’est divisé en deux parties reliées par un palier de deux mètres de profondeur. Le témoignage du musicien et artiste Ernest Ansermet, qui a relaté avec précision le déroulement du spectacle dans La Gazette de Lausanne du 3 juillet 1913, nous permet d’entrevoir comment le spectateur Claudel a pu apprécier l’utilisation des différents niveaux de l’espace scénique. L’acte I à lui seul (Orphée devant le tombeau d’Eurydice) nous en donne déjà une idée. Au premier plan, « un rideau est tiré, de plain-pied avec le public. De là, quelques marches d’escaliers aboutissent à un second plan, fermé d’une paroi bleue », au milieu de laquelle s’ouvre un couloir qui va se perdre dans l’ombre : c’est le tombeau, près duquel Orphée est agenouillé, entouré des pleureuses. Apprenant ensuite le dur arrêt des dieux selon lequel il pourra reprendre Eurydice mais non la revoir, l’amant fidèle en accepte la loi. Il s’élance alors vers le tombeau qui s’ouvre, et accède à un niveau supérieur : « On le voit, tout en haut, entrer, les bras levés, dans la lumière », et cette ascension a certainement inspiré, quelques mois plus tard, celle de Violaine à la fin de L’Annonce de Hellerau. Le dispositif étagé est également bien exploité au troisième et dernier acte (les champs élyséens), où, à nouveau, « trois plans successifs s’étagent, reliés par quelques marches » : au premier plan, Orphée s’avance vers les âmes, puis, lorsqu’il a retrouvé Eurydice, « les ombres se sont retirées ; Orphée a entraîné Eurydice sur le second plan, plus près de nous […] on a changé de monde ». Ansermet conclut avec admiration en affirmant que, grâce à un tel dispositif, associé à un subtil éclairage, « le drame n’est plus seulement éclairé du dehors : c’est sa vie profonde qui rayonne et communique son rythme à tout ce qui l’extériorise ».
La même louange aurait certainement pu être formulée par Claudel, tant il a manifesté son enthousiasme pour cet Orphée, allant notamment jusqu’à écrire à Lugné-Poe, le premier metteur en scène de L’Annonce en 1912 : « C’est la 1re fois que je vois au théâtre de la véritable beauté »2. Dans l’immédiat, ce que le dramaturge retient en particulier de ce spectacle, c’est son ensemble architectural composé de praticables, de plans inclinés et d’escaliers. Dans la mesure où ce dispositif est entièrement démontable, Claudel entend aussitôt l’appliquer à la mise en scène de L’Annonce qui se prépare depuis quatre mois sous l’égide de la Société dramatique de Hellerau, quitte à en modifier totalement l’esthétique, et ainsi à déplaire au metteur en scène qui en était jusque-là l’artisan, Emil Strauss. De fait, celui-ci se retire, lorsqu’il comprend que la vision claudélienne semble soutenue par les autres membres de l’équipe de Hellerau, notamment le producteur, Wolf Dohrn, et l’éclairagiste, Salzmann. Dès lors, aidé par ces derniers, Claudel lui-même va superviser la nouvelle mise en scène de sa pièce, fondée sur le dispositif d’Orphée, ainsi qu’il le confie à Lugné-Poe : « Tout mon truc sera d’utiliser la scène à étages, ce qui me permettra enfin d’appliquer ma théorie des “acteurs permanents” »3.
De fait, le dispositif scénique de L’Annonce, comme pour l’opéra de Gluck, se répartit en trois niveaux superposés reliés par des escaliers. Au niveau inférieur, se situent les scènes les plus réalistes, comme la cuisine de Combernon à l’acte I et la caverne de Violaine à l’acte III. Le niveau supérieur s’ouvre, par la porte, sur le monde spirituel, par exemple au départ du Père. Un étage intermédiaire correspond à des moments-charnières entre deux situations, comme la grande scène de l’acte II entre Violaine et Jacques. Une telle scène à étages a été parfois rapprochée de la scène des mystères médiévaux, précisément pour une pièce qualifiée elle-même de mystère, mais, selon Dohrn, elle s’en distingue « du fait que les niveaux sont reliés par des escaliers »4. Ainsi, plutôt que d’impliquer un ordre hiérarchique, les étages reliés, tout en visualisant les différentes portées des événements, mettent en valeur la continuité des scènes dans le temps, malgré le déplacement spatial. Dans ces conditions, imaginons, comme Claudel l’évoque approximativement lui-même5, l’évolution de l’action des deux premiers actes. À l’acte I, alors que les scènes 1 et 2, situées dans la cuisine, se jouent à l’étage inférieur, la fraction du pain et les adieux du Père ont lieu au deuxième plateau, puis le patriarche s’éloigne au niveau supérieur. Mais l’attention portée alors au dernier étage n’occulte pas pour autant d’autres faits, car pendant que son époux se prépare à sortir, la Mère descend pour reprendre sa place au foyer : le départ du Père, auréolé par une ogive colorée, est suivi par une obscurité que ne trouble plus que la faible lueur de l’âtre. L’acte II débute de manière ascensionnelle : c’est au niveau inférieur qu’a lieu la courte scène entre la Mère et Mara, puis cette dernière monte au deuxième niveau pour rencontrer Jacques, et au moment où elle sort, Violaine apparaît à l’étage supérieur dans sa tenue sacrée. Par une inversion symétrique, la suite de l’acte fait redescendre Violaine au deuxième plateau pour son entrevue avec Jacques, puis l’action se poursuit au niveau inférieur lors des adieux de l’héroïne. Ainsi, comme l’affirme Claudel, « cette disposition par étages permet d’enchaîner des actions diverses dans l’espace […] et parfois même de les présenter simultanément à l’œil du spectateur »6. On constate ici une des premières manifestations du goût du dramaturge pour un art global fondé sur la simultanéité.
En plus d’un tel souci esthétique, Claudel confère au dispositif étagé de L’Annonce une signification métaphysique qui semblait absente d’Orphée. Le président de la Société dramatique de Hellerau, Martin Buber, avait constaté que le dramaturge était « comme tous les artistes importants, engagé dans une sphère qui va au-delà de l’art »7, et cette remarque peut s’appliquer à la scène à triple niveau. Certains y ont vu « une transposition verticale du théâtre médiéval horizontal, un théâtre divisé en trois étapes qui correspondaient à l’enfer, à la terre et au ciel »8. Effectivement, la scène entre Mara et la Mère, qui se joue en bas, a un aspect infernal ; la rencontre entre Violaine et Jacques, au milieu, se passe sur terre ; le départ du Père et l’ascension mystique de Violaine ont lieu en haut, vers le ciel. Préférons cependant insister sur les intentions métaphysiques que Claudel a lui-même formulées à travers sa théorie des « acteurs permanents » précitée. Le mot « acteurs » désigne ici tout ce qui « est là » en tant qu’objets inertes, donc « permanents », comme le feu, la table, la porte : au-delà de leur réalisme, ils deviennent des symboles en faisant fonction de « foyer » suggérant un lieu, la partie résumant le tout. Ainsi, « ce qui était le foyer devient la flamme toujours vigilante, ce qui était la table devient l’autel, ce qui était la porte devient la porte du ciel »9. Or la scène à étages met en valeur une telle conception car elle permet de présenter simultanément ces éléments, qui contribuent alors à dresser le paysage total de l’action. Par exemple, à l’acte I, où le feu, la table et la porte sont utilisés, « tous trois doivent être placés face au public sous peine d’être inexistants pour lui. Sur une scène ordinaire, on est obligé d’en sacrifier deux. Sur la scène d’Hellerau, on les construit tous les trois en les superposant »10. Cette disposition permet d’échapper au principe de succession linéaire qui caractérise la scène unique et de faire progresser l’action en rassemblant à chaque instant ses diverses trames. Certes Claudel n’a pas conçu L’Annonce pour une vision simultanée comme il le fera dans Le Soulier de satin ; néanmoins, grâce à la permanence scénique de tous les objets signifiants, le spectateur peut se projeter en dehors de l’aire de jeu limitée proposée par le texte. Il en résulte une perception du temps bien particulière, dans la mesure où la pure succession des événements est dépassée. En effet, par leur présence continue, les « acteurs permanents » échappent à l’oubli qu’implique habituellement l’évolution d’une représentation théâtrale où certains éléments peuvent disparaître en coulisses. Ici au contraire, se manifeste une solidarité visible des lieux : l’espace scénique porte déjà la scène à venir, et réciproquement, même abandonné de certains personnages, il reste encore marqué par ce qu’il vient d’abriter. Cette conjonction simultanée de plusieurs moments engendre une réalité temporelle homogène, une sorte de présent universel, presque immobile. On voit donc combien l’utilisation de la scène à étages a été pleinement justifiée à Hellerau. Pourtant, après cette expérience fondamentale, ce n’est pas pour L’Annonce que Claudel a surtout repris ce dispositif. Il n’a été évoqué explicitement qu’une fois, à propos de cette pièce, en 1944, lors de la mise en scène de la compagnie du Regain, que l’auteur a vue à Lyon et désapprouvée : pour améliorer le spectacle, il dessine lui-même un schéma du décor de l’acte III où la scène est partagée en hauteur en deux étages reliés par des escaliers11.
Au lendemain de la révélation d’Hellerau, et toujours inspiré par ce lieu, c’est pour deux autres œuvres que Claudel reprend le dispositif à étages : sa traduction des Choéphores d’Eschyle et le ballet L’Homme et son désir. La mise en scène des Choéphores est malheureusement restée à l’état de projet, et pourtant cette deuxième partie de L’Orestie se trouvait associée à Hellerau. En effet, c’est au printemps 1913, alors que le dramaturge vient de découvrir ce lieu, qu’il commence à traduire la pièce, travail terminé en juin 1914. Stimulé par les possibilités scéniques de Hellerau (associées à sa récente rencontre avec Darius Milhaud, qui à ce moment met en musique l’Agamemnon, premier volet traduit beaucoup plus tôt et terminé en 1896), le traducteur voit désormais Les Choéphores en tant que spectacle, et il est vrai que Hellerau aurait constitué un cadre idéal pour L’Orestie, tant par les possibilités techniques que le travail sur la musique et les chœurs. Hélas, les circonstances historiques en ont décidé autrement : l’Institut d’art doit fermer ses portes à cause de la Première Guerre mondiale, et Claudel se trouve pris par d’autres occupations : l’écriture de Protée, puis du Pain dur. Il n’empêche que, lorsque le dramaturge rêve encore à une mise en scène des Choéphores, il écrit, à la fin de l’édition de cette pièce en 1920 : « J’imagine de préférence […] une scène faite d’éléments mobiles, comme celle de Hellerau », notamment avec « une espèce de seconde scène étroite et séparée de la première par un degré »12. Peu après, lorsque Claudel termine sa traduction de L’Orestie avec Les Euménides, il envisage à nouveau une structure étagée reflétant « l’ordre œcuménique constitué à jamais sur son triple étage », à savoir « L’Enfer en bas derrière un seuil désormais barré ; les hommes chez eux sur la terre ; Dieu et les créatures plus rapprochées de lui en haut »13. La scène à étages retrouve ici une portée métaphysique.
Contrairement à ces projets inaboutis, l’œuvre qui va reprendre concrètement le dispositif de Hellerau, dans sa foulée, est L’Homme et son désir. Dans ce scénario de ballet initialement destiné à Nijinski et conçu en 1917 au Brésil avec Audrey Parr et Milhaud, la scène à étages semble avoir un but purement esthétique. Au départ, les trois amis ont voulu figurer « l’inextricable fouillis de la floresta », la forêt de la Serra des Orgues qui domine Rio de Janeiro, mais sans la « reproduire avec une exactitude photographique […]. Nous l’avons simplement jetée comme un tapis […] sur les quatre gradins de notre scène. Cette scène est verticale, perpendiculaire au regard comme l’est un tableau, un livre qu’on lit. Si l’on veut, c’est aussi comme une page de musique où chaque action vient s’inscrire sur une portée différente »14. La verticalité est plus accentuée encore qu’à Hellerau, car on compte ici quatre niveaux ; de plus, ils sont désormais étrangers l’un à l’autre, n’étant plus reliés par des escaliers comme pour L’Annonce, et possédant chacun son contenu dramatique et sa temporalité propres. Pour montrer le songe de son héros archétypal, l’Homme endormi qui sera entraîné par la Femme morte réapparue au milieu du Temps et du Cosmos, Claudel imagine ainsi la répartition des différents niveaux : « Sur l’arête extrême, défilent, toutes noires et coiffées d’or, les Heures de la nuit. Au-dessous, la lune conduite à travers le ciel par un nuage, comme une servante qui précède une grande dame. Tout en bas, dans les eaux du vaste marais primitif, le reflet de la Lune et de sa Servante suivent la marche régulière du couple céleste. Le drame proprement dit se passe sur la plate-forme médiane entre le ciel et l’eau »15. Chacun de ces quatre énormes gradins, de la hauteur d’un homme, est élevé en retrait par rapport à l’étage inférieur, avec un faux cadre de scène qui s’emboîte dans le précédent et accentue l’effet de profondeur. « L’impression est celle d’une géométrie oppressante fondée sur le lourd parallélisme des lignes et renforcée par l’adjonction de motifs décoratifs à caractère purement formel »16.
Dès lors, il n’est guère étonnant qu’à la création de L’Homme et son désir en 1921 au théâtre des Champs-Élysées par la troupe des Ballets suédois, une telle nouveauté décorative, associée à des audaces encore plus osées comme la nudité du danseur-vedette Jean Börlin, ait choqué le public et les critiques. Quoi qu’il en soit, Claudel s’estimera heureux d’avoir fait « quelque chose de complètement neuf »17.
Peu après, c’est au Japon, où il vient d’être nommé ambassadeur, que le dramaturge prolonge cette audacieuse expérience avec La Femme et son ombre. En juillet 1922, le cercle Hagoromo-Kai, qui veut rénover la danse, demande à Claudel l’autorisation de jouer L’Homme et son désir avec une musique du chef d’orchestre et compositeur Kôsaku Yamada. Mais l’auteur refuse, estimant que son ballet avait été composé pour les Européens et que la scène japonaise ne disposait pas d’une hauteur suffisante pour être subdivisée en terrasses superposées. Toutefois, il propose d’écrire un mimodrame qui conviendrait à cette scène : en septembre, la première version de La Femme et son ombre est terminée. En vue d’une représentation, Claudel remanie son texte en y ajoutant des chants, et cette seconde version est créée le 26 mars 1923 au théâtre impérial de Tokyo, à la manière du kabuki. Le dramaturge avait lui-même élaboré une mise en scène assez précise :
Cette fois, au Japon […], j’eus l’idée de construire une scène analogue à celle de L’Homme et son désir. Je voulais diviser la scène de La Femme et son ombre en trois terrasses, à savoir superposer les terrasses l’une sur l’autre comme les étagères pour les Hina. La terrasse la plus haute est la scène de la Lune, la médiane la scène où s’exécutent les danses de La Femme et son ombre et la troisième l’étang de lotus sur lequel se reflète la Lune18.
Cependant, comme pour L’Homme et son désir, ce dispositif a déconcerté le public et les critiques. D’après un article paru dans la revue théâtrale Engei Gaho, « la scène en trois étages fatigue le regard du public. Certes, l’idée de la division est intéressante, mais elle n’est pas en harmonie avec d’autres éléments »19. Ainsi, dans ces deux œuvres à la charnière de 1920, la scène à étages semble appliquée un peu artificiellement, plus par souci d’originalité esthétique que par véritable justification dramaturgique : Claudel n’est-il pas plus motivé par l’enthousiasme qu’il a gardé d’Hellerau, où la scène étagée correspondait mieux au sens de L’Annonce, que par une réflexion approfondie ?
C’est peut-être parce qu’il mûrit cette réflexion qu’il faut attendre une bonne dizaine d’années avant que la scène à étages réapparaisse explicitement, et doublement : dans un oratorio dramatique, Jeanne d’Arc au bûcher (1934), et une moralité, L’Histoire de Tobie et de Sara (1938).
Jeanne d’Arc au bûcher est d’emblée associée à une scène étagée puisque l’oratorio s’ouvre sur la didascalie suivante : « Une scène à deux étages réunis par un escalier assez raide »20. Un tel aménagement, qui rappelle celui de L’Annonce à Hellerau, se justifie ici diversement. D’une part, il structure l’œuvre musicalement : la scène supérieure est le domaine de Jeanne, attachée par des chaînes à un poteau au milieu du bûcher, tandis que sur la scène inférieure se déroulent les différents épisodes de sa vie, avec jeux spectaculaires et développements musicaux. D’autre part, le dispositif étagé reflète une signification, historique et plus encore spirituelle. Ainsi, la scène XI finale abolit en quelque sorte la structure initiale pour lui donner un sens historique dans l’isolement de Jeanne sur son bûcher. Plus nettement encore, la position supérieure de Jeanne montre bien que l’héroïne, à l’approche de sa mort, c’est-à-dire au « sommet de sa vie », non seulement domine toute la série d’événements qui l’y ont conduite, mais encore, un peu comme Violaine à la fin de L’Annonce, est en passe d’accéder à la sainteté. En effet, pour Claudel, « la Jeanne d’Arc que nous contemplons sur son bûcher, ce n’est pas le jeune être héroïque dont les minutes du procès de Rouen nous ont décrit la passion […]. C’est la Jeanne d’Arc éternelle […] à qui il est permis de prendre connaissance du plan divin »21. Cet aspect se trouve encore renforcé par la présence de la Vierge, qui, « au-dessus, sur le pilier de Jeanne »22, instaure une sorte de troisième étage. Les diverses adaptations scéniques de l’oratorio ont respecté cette position dominante de l’héroïne, avec quelques variantes. Par exemple, dans la mise en scène de Pierre Barbier en 1941, Jeanne est bien isolée en hauteur sur un socle, mais, dans la scène du procès, une seconde Jeanne apparaît sur la scène inférieure pour figurer l’accusée. La mise en scène de Roberto Rossellini (1953-55) jouait de l’isolement complet de Jeanne en hauteur sur une sorte de petit nuage en compagnie de Frère Dominique, ce qui permettait à l’héroïne de bouger au lieu d’être toujours attachée à son bûcher. Dans la mise en scène de Claude Régy en 1992, Isabelle Huppert était installée en hauteur dans le creux d’un arbre et, au moment du procès, une machine très compliquée venait la faire descendre sur la scène23.
Quatre ans après Jeanne d’Arc au bûcher, L’Histoire de Tobie et de Sara réutilise un dispositif étagé mentionné là aussi dès la didascalie initiale : « Au milieu de la scène une espèce de tribune ou de plate-forme surélevée à laquelle on accède par des marches »24. Cette surélévation fait penser à une sorte d’autel, sur lequel ont lieu les épisodes les plus impressionnants, qui y gagnent ainsi un surcroît d’intensité : à l’acte I, Anna y monte pour « vociférer » son monologue, suivie du vieux Tobie ; l’Ange y apparaît à la fin de chaque acte, au premier, dans sa lente mimique, au second, assis sur un siège, et au troisième, lorsqu’il ôte ses vêtements humains pour révéler sa gloire angélique. Ces constatations scéniques semblent refléter le mouvement ascendant général de l’œuvre.
En effet, comme l’explique Hélène de Saint-Aubert, « on passe d’une évocation de la Chute au Paradis retrouvé (II, 7) ; de la séparation entre ciel et terre à la restauration de leur union ; d’un « paysage désolé » et vide de sens (I, 1) à une végétation édénique, perméable à la présence divine (II, 7) »25, pour se terminer par la guérison et la conversion des protagonistes. Ce mouvement ascendant se retrouve dans l’organisation interne des scènes : une question fait naître la tension dramatique, puis une réponse l’accentue en suscitant une autre question, pour aboutir à l’affirmation finale. Scéniquement, le dispositif étagé prévu par Claudel a été respecté lors de la création de l’œuvre au premier festival d’Avignon, en septembre 1947. L’actrice Béatrix Dussane, qui jouait Anna, évoque une « scène à deux plans : la première estrade surmontée en son centre par une autre plus petite (la mienne, où parle Anna, où se tient Azarias pour les adieux) »26. Les comédiens accédaient à ce double autel de bois et de pierre par un escalier, sur fond végétal. Cet étagement, allié à la topographie des lieux, avait permis un travail sur le son : « Les plaintes de Sara provenaient du haut des murailles. On ne pouvait rêver mieux pour la princesse prisonnière d’Asmodée »27.
Après L’Histoire de Tobie et de Sara, l’écriture dramatique de Claudel se réduit, mais une structure scénique verticale n’en réapparaît pas moins, trois ans avant la mort du dramaturge, dans le mimodrame Le Chemin de la Croix n°2. Cet « argument d’un mime de la Passion »28 est fondé sur la distinction entre le poteau vertical, qui « représente la souffrance de l’homme » et la potence, qui « signifie le geste horizontal de l’amour »29, apportant la rédemption. À la fin de cet « argument », Claudel associe le rituel de la liturgie eucharistique de la messe au cheminement de la Croix et à la Passion. C’est alors qu’au moment de l’élévation, l’ascension du Christ sur la croix s’effectue par des prêtres triplement superposés :
Il y en a trois étages, comme à la messe on distingue le sous-diacre, le diacre et l’officiant proprement dit.
Les ministres du bas soulèvent le Christ toujours assujetti à la barre transversale et le passent aux ministres du milieu, ceux-ci aux ministres du haut30.
Ainsi hissé sur sa croix, le Christ, par son sacrifice, rachète l’humanité : son ascension scénique a consacré son triomphe.
Enfin, pour conforter cette récurrence d’une esthétique scénique ascensionnelle, ne pourrait-on pas rapprocher la scène à étages de l’utilisation claudélienne du cinéma, dans la mesure où les projections sur écran instaurent souvent un plan supérieur à l’action scénique ? Ainsi, à la scène 8 de la troisième Journée du Soulier de satin, la projection des mouvements du Globe terrestre sur l’écran au fond de la scène suit l’évolution ascensionnelle du dialogue entre Prouhèze et l’Ange Gardien : parallèlement à la volonté de ce dernier de faire de l’héroïne une étoile, à la fin de la scène, « tout l’écran est rempli par le Ciel fourmillant au travers duquel se dessine l’image gigantesque de l’Immaculée Conception »31. De même, le déroulement de l’action du Livre de Christophe Colomb est ponctué par l’intrusion du surnaturel, que figure le cinéma. Au début du drame (scène 3), sur l’écran au fond de la scène, on voit là aussi « tourner un énorme globe au-dessus duquel se précise peu à peu et rayonne une Colombe lumineuse »32. Celle-ci réapparaît à la scène 14, lors de l’invocation à Dieu de la Reine Isabelle, au-dessus de « l’image gigantesque de Saint Jacques »33, puis à la fin de l’œuvre, quand « on voit tourner la partie supérieure du Globe terrestre. Une colombe s’en échappe, qui s’envole en traversant toute l’étendue »34. Cette colombe planant au-dessus de la scène symbolise l’Esprit Saint qui offre son « patronage ailé »35 au héros parti conquérir l’Invisible, et elle assimile ainsi le découvreur du Nouveau Monde à un Saint Jean-Baptiste éclairant les ténèbres. Pour la création de l’œuvre en 1930 à l’Opéra de Berlin, Claudel avait conçu un dédoublement scénique qui a été en gros respecté par le metteur en scène : notamment, alors que le Chœur est disposé sur un proscenium, « la scène est haussée par des escaliers, et fermée par un rideau noir qui s’entrouvre pour laisser apercevoir les vingt-sept tableaux »36.
Le recours aux projections sur écran se révèle encore plus fondamental dans L’Histoire de Tobie et de Sara où le cinéma « donne couronnement et perspective à l’action dramatique engagée au premier plan par des personnages réels »37. Par exemple, quand, au début de l’acte II, une projection de l’Arbre de Jessé et d’un verset d’Isaïe surplombe le corps de Sara étendue sur la tribune, le cinéma fait apparaître la jeune femme comme une figure mariale qui mène jusqu’au Christ. Véritable échappée vers l’invisible, l’écran dominant exprime là encore la signification spirituelle de l’action sur le plateau. Ce prolongement explicatif du cinéma s’associe ici au déroulement étagé de l’espace scénique pour constituer une dramaturgie du commentaire typiquement claudélienne jusque dans la scénographie.
On voit donc combien la scène à étages, et plus généralement la notion de verticalité ascensionnelle, a revêtu une importance considérable dans la conception scénique de Claudel, de 1913 à la veille de sa mort. La découverte à Hellerau de l’esthétique architecturale d’Appia et de Jaques-Dalcroze semble avoir révélé une aspiration profonde de la vision scénique claudélienne. Le dramaturge utilise un dispositif étagé, parfois pour des raisons purement esthétiques (L’Homme et son désir, La Femme et son ombre), mais plus souvent pour lui prêter une signification spirituelle ou métaphysique, traduisant ainsi un besoin viscéral de dépasser le visible, en perpétuelle quête d’un au-delà. Quoi qu’il en soit, cette structure verticale apparaît tellement spécifique de la dramaturgie claudélienne que le dispositif d’Hellerau pour L’Annonce a pu être considéré comme « l’épicentre de toutes les conceptions scéniques des œuvres de Claudel », au point que, à l’exposition organisée sur l’auteur en 1968 par la Bibliothèque nationale où une reproductionen fut présentée, « une série de flèches aurait pu partir de là vers toutes les photos, toutes les maquettes qui figuraient dans cette exposition et qui résumaient l’ensemble de l’œuvre »38.
Alain BERETTA
33. Ibid., p. 589.
34. Ibid., p. 627.
35. Claudel, « Introduction à une radiodiffusion de Christophe Colomb par la radiodiffusion nationale », 28 février 1947, Théâtre II, p. 1352.
36. Henri Sauguet, Les Nouvelles littéraires, 17 mai 1930.
37. Théâtre II, p. 699.
38. Bronislaw Horowicz, article cité en note 52.
Bibliographie
Paul CLAUDEL
La Scarpetta di Raso [Le Soulier de satin], traduzione, note e saggiocritrico Simonetta Valenti, Le Château Edizioni, Aosta, 2011.
Alban CERISIER
Gallimard, un éditeur à l’œuvre, Découvertes Gallimard Littératures n° 569, Gallimard, 2011.
Gallimard 1911-2011 un siècle d’édition
Sous la direction d’Alban Cerisier et Pascal Fouché, préfaces d’Antoine Gallimard et Bruno Racine, Gallimard/BnF, 2011. [Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition : « Gallimard, un siècle d’édition 1911-2011 » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 22 mars au 3 juillet 2011].
Emmanuelle KAËS
Paul Claudel et la langue, Classiques Garnier, coll. Études de Littérature des XXe et XXIe siècles, série Claudel n°1 dirigée par Didier Alexandre, juillet 2011.
Marie-Victoire NANTET
Camille et Paul Claudel. Une enfance en Tardenois, éditions Bleulefit, septembre 2011.
Aidan NICHOLS op.
The Poet as Believer, Atheologicalstudy of Paul Claudel, Ashgatepublishing, 2011.