Sommaire
Alain Beretta
Il y a cent ans, la création de L’Annonce faite à Marie, 11
Didier Alexandre
Le Livre de régie de L’Annonce faite à Marie.
Mise en scène de Julien Bertheau, Comédie-Française, 17 février 1955, 21
Pascal Lécroart
Le chœur dans les musiques de scène de L’Annonce faite à Marie (1912-1941), 45
NOTE
Maria-Rita Gaito
Une Jeanne d’Arc au bûcher inspirée de Paul Claudel au Teatro del Carretto, 65
EN MARGE DES LIVRES
– Vladimir Mikes, Traduction en langue tchèque de Partage de Midi (Sœur Barbora Turkova), 71
– Raphaèle Fleury, Paul Claudel et les spectacles populaires. Le paradoxe du pantin (Pascal Lécroart), 74
– Jacques Houriez, Paul Claudel ou les tribulations d’un poète ambassadeur. Chine, Japon, Paris (Yvan Daniel), 79
– Aidan Nichols, o.p., The Poet as believer, A theological study of Paul Claudel (Michel Cagin), 82
– Bostjan Marko Turk, Paul Claudel et l’actualité de l’être. L’inspiration thomiste dans l’oeuvre claudélienne (Thierry-Dominique Humbrecht), 85
– Marie-France Mousli (éd.), Hélène Hoppenot : Journal 1918-1933 (Alain Beretta), 87
Bibliographie, 95
Annonces, 97
Il y a cent ans, la création de L’Annonce faite à Marie
En mesurant aujourd’hui l’importance capitale et la renommée grandissante du théâtre claudélien en France et dans le monde, on est surpris de constater avec quelle discrétion eut lieu la création de la première pièce jouée de Claudel, L’Annonce faite à Marie, pendant seulement trois représentations, le 20, 22 et 23 décembre 1912, au Théâtre de l’Œuvre. Retournons un siècle en arrière.
Discrète, cette création a été également tardive par rapport à l’écriture des premières pièces. C’est que Claudel a été longtemps réticent à les faire jouer, même si au fond de lui il en éprouvait le désir. Dès sa première pièce, L’Endormie (1886), il songeait à la scène, puisqu’il avait envoyé le texte au Comité de lecture de l’Odéon, qui, effarouché devant cette « sorte de poème qui rendrait le public ahuri », avait opposé son refus en janvier 1888. Cette déception semble avoir conduit Claudel à écrire ses pièces suivantes sans souci de leur exploitation scénique : c’est le cas de Tête d’Or, bien qu’une représentation ait été vaguement envisagée au Théâtre d’Art en 1889, et plus encore de La Ville, commencée en 1890, qui paraît échapper à toute perspective scénique.
Cette ambiguïté à l’égard de la scène réapparaît dans les deux versions de la pièce qui aboutira à L’Annonce, La Jeune Fille Violaine. Dès sa première version de 1892, cette pièce, fondée sur le canevas d’un mélodrame, et non plus seulement expression d’un état d’âme ou d’une idée abstraite, « inaugure dans le théâtre de Claudel une phase de discipline dramatique et de soumission volontaire aux usages de la scène1». Pourtant, le moment n’est pas venu pour l’auteur de songer à la représentation d’une pièce qui ne le satisfait pas. Quand il la remanie en 1899, il développe certes une dimension didactique et lyrique peu propice à la scène, mais simultanément il trahit un intérêt pour l’évocation physique de ses personnages, notamment dans des didascalies qui esquissent une mise en scène. C’est peut-être ce qui conduit, en 1909, à un projet de représentation de cette seconde Jeune Fille Violaine. L’initiative en revient à deux jeunes admirateurs fervents, l’auteur dramatique Henri-René Lenormand et sa future femme, l’actrice Marie Kalff. Mais Claudel, alors en poste diplomatique à Tien-Tsin, signale vite son refus, motivé par les imperfections scéniques de sa pièce et surtout par ses scrupules de diplomate. Il n’empêche que le dramaturge se montre très sincèrement peiné de devoir refuser le projet : « Une représentation serait d’un prix inestimable en me procurant, par la vision extérieure, un moyen d’excellente critique sur mon art2».
Dès lors, le désir d’un passage à la scène va mûrir et se trouvera favorisé par plusieurs circonstances, de 1909 à 1912. La première est la transformation de La Jeune Fille Violaine en L’Annonce faite à Marie, pièce plus religieuse et symbolique, mais aussi plus dramatique. Poursuivant sa mise à distance du lyrisme, inaugurée par la rédaction de L’Otage en 1908, Claudel précise le cadre spatio-temporel de sa pièce, dessine et anime plus nettement ses personnages, dramatise les dialogues, donnant même une forme concrète à la scène de la résurrection de l’enfant. La publication de cette Annonce dans la NRF, de décembre 1911 à mars 1912, obtient un grand succès, non seulement pour ses qualités littéraires, mais aussi pour ses virtualités théâtrales : « Quel regret de n’entendre pas sur la scène de tels accents ! », déplore Henry Bidou dans Le Journal des Débats. C’est au même moment que Claudel commence à recevoir des demandes de représentations (du metteur en scène André Antoine, de l’actrice Louise Lara, qui créera Violaine), mais pour L’Otage et La Jeune Fille Violaine, pièces qu’il refuse de voir jouées. Parallèlement, le dramaturge commence à rédiger ses idées sur la mise en scène, essentiellement sur la déclamation et le geste, amorçant les conseils qu’il donnera quelques mois plus tard aux acteurs de L’Annonce.
Pour monter la pièce, il ne fallait plus alors qu’une occasion, dont Claudel est indirectement l’initiateur. Afin de remercier Marie Kalff d’une lecture d’extraits de ses pièces effectuée en avril 1912 au Théâtre Michel, il lui offre un exemplaire de Partage de Midi. Enchantée, l’actrice, en accord avec son ami le metteur en scène Lugné-Poe, propose aussitôt de monter cette pièce, mais l’auteur doit se résigner à refuser, pour des raisons personnelles, tout en le regrettant à nouveau : « Il m’en coûte de voir refuser la vie extérieure aux enfants de mon imagination », écrit-il à Marie Kalff, en ajoutant à la fin : « Si Lugné-Poe veut monter avec vous L’Annonce3… ». Pendant le mois qui suit, Lugné-Poe est partagé entre la crainte d’un échec d’une pièce trop littéraire, et son désir de révéler un génie, qui pourrait de plus compenser le déclin de son Théâtre de l’Œuvre. Finalement, cette seconde envie l’emporte ; Claudel accepte avec émotion, manifestant pour seule exigence que Marie Kalff incarne Violaine.
La préparation du spectacle4, de septembre à décembre 1912, est évidemment supervisée par Lugné-Poe, mais avec l’aide de Claudel, réunissant ainsi deux tempéraments contrastés. Le dramaturge, tout en avouant son incompétence sur le plan scénique, manifeste en effet son désir d’intervenir dans le travail. Sa participation s’effectue essentiellement par courrier5, puisque Claudel est alors consul général à Francfort : il envoie des notes où il résume ses conseils pour l’interprétation ; il établit de bon gré les coupures nécessaires ; mais il doit se résigner à renoncer à Marie Kalff, victime d’une lésion pulmonaire, pour incarner Violaine, au profit d’une actrice de la Comédie-Française, Louise Lara. Le travail prend un nouvel élan quand Claudel débarque à Paris, du 10 au 28 octobre. Lugné-Poe et son épouse, l’actrice Suzanne Després, sont subjugués par la personnalité singulière de l’auteur, qui exige vite de connaître les principaux acteurs pressentis. Outre Mme Lara, qui déçoit l’auteur car selon lui elle semble ignorer l’art gestuel, Lugné-Poe s’est attribué le rôle d’Anne Vercors et a prévu Henri Rollan pour Jacques Hury, Victor Magnat pour Pierre de Craon et Jeanne Diris pour Mara, trois familiers de la troupe de l’Œuvre, sans compter un certain Louis Jouvey (pas encore Jouvet) pour figurer un des hommes de Chevoche. Mais lorsque Claudel revient à Paris le 3 décembre pour assister aux répétitions, la distribution a été partiellement remaniée à la suite du départ de certains acteurs : en particulier Henri Rollan et Jeanne Diris disparaissent au profit de Roger Karl et Marcelle Frappa.
La présence de Claudel, qui agace parfois metteur en scène et comédiens, lui permet de mettre en pratique ses conceptions de la diction et de la gestuelle, qui constituent l’essentiel de ses notes préalablement envoyées, intitulées Mes idées sur la manière générale de jouer mes drames6. Il y prône une déclamation fondée sur l’émotion, à la fois par le rythme des vers, issu des reprises de la respiration « découpant la phrase en unités non pas logiques mais émotives », et par la musicalité d’« une voix agréable articulant nettement » et formant avec les autres voix un « concert intelligible ». Ces qualités de la diction, Claudel veut les retrouver dans les gestes, qu’il souhaite sobres et lents, voire parfois figés, en tout cas évitant « tout ce qui est brusque, violent, artificiel, saccadé ». Mais ces conseils ont-ils toujours été respectés ? Ils semblent avoir souvent déconcerté les acteurs, rôdés dans leurs habitudes. D’ailleurs, l’épreuve de la scène conduira Claudel à nuancer ses idées en exigeant plus de naturel et de variété, pour mieux donner une illusion de vie. Cependant, lors des premières représentations, l’impression générale restera celle d’un hiératisme excessif de l’interprétation.
La préparation des autres aspects du spectacle n’est plus du ressort de Claudel. La notion de mise en scène reste d’ailleurs encore bien floue à ce moment et semble varier selon ses artisans : Lugné-Poe la réduit essentiellement à la direction des acteurs et néglige notamment les décors. Leur élaboration revient à Jean Variot, critique littéraire et dramatique, directeur de la revue L’Indépendance, qui, en tant qu’admirateur de L’Annonce, avait collaboré avec Claudel à Francfort pour définir les coupures à effectuer du livre à la scène. Dès lors, l’auteur impose à son metteur en scène ce Variot qui revient opportunément d’un voyage d’études scénographiques en Allemagne, tout particulièrement à Munich, où des théoriciens à l’avant-garde de la rénovation scénique rejettent les décors illusionnistes au profit d’une sobriété sublimée par un éclairage judicieux. Mais les premiers décors de L’Annonce ne seront pas aussi audacieux, car ces innovations munichoises se heurtent à divers obstacles : le goût personnel de Variot, les contraintes matérielles du spectacle (scène exiguë et difficultés financières) et les volontés esthétiques de Claudel. Il en résulte ce que Variot appellera une « absence de décor7», ou plus exactement un décor dépouillé compensant le manque de moyen par l’ingéniosité. Par exemple, la forêt de Chevoche est figurée par de longues bandes de calicot brun tombant des cintres ; de même, l’arbre de la scène finale, confectionné en satinette verte, avec des pommes de peluche, doit paraître plus lumineux et vivant qu’un arbre peint, d’autant que pour l’éclairage, Variot innove en remplaçant rampes et herses par des projecteurs. L’exiguïté scénique impose un dispositif en deux parties distinctes : un proscenium orné de tentures sombres et une arrière-scène présentant les toiles de fond, qui éloigne le lieu du drame du monde extérieur. Mais cette simplification du matériel décoratif inquiète Claudel qui, tout en refusant l’illusion réaliste, manifeste une exigence de concret, déjà présente dans les longues descriptions de décors des didascalies de la pièce, véritables tableaux poétiques. Variot, qui n’avait pas prévu une telle exigence, se borne à la restreindre à quelques éléments : une porte décorée des images de Saint-Pierre et Saint-Paul, une cheminée, une fontaine et l’arbre du dernier tableau. Une même simplicité se retrouve dans les costumes, d’une austérité religieuse vaguement médiévale, et dans l’accompagnement musical, réduit à des psaumes de chant grégorien confiés à la Schola Cantorum dirigée par Vincent d’Indy, à quelques thèmes instrumentaux et chansons populaires. En somme, la création de L’Annonce a permis de faire connaître en France une mise en scène intelligemment sobre et stylisée au service de la vérité humaine, comme la majorité des premiers spectateurs et critiques va le constater.
La création de L’Annonce, qui nous paraît un événement théâtral puisqu’elle a lancé non seulement la pièce, mais, à sa suite, tout le théâtre claudélien, est restée bien discrète. Jusqu’à la veille de la première représentation, du jeudi 20 décembre 1912, la presse n’y fait que de rares allusions, certainement parce que ni Lugné-Poe, ni Claudel n’inspirent une grande confiance. Le premier souffre de la décadence artistique dont est victime son Théâtre de l’Œuvre, et le second reste encore peu connu, et apprécié seulement sur le plan littéraire : ainsi, si la publication de L’Annonce a ébloui la critique, sa création scénique suscite une certaine inquiétude. C’est donc un public fervent mais tendu qui, les 20, 22 et 23 décembre, prend le chemin d’un lieu théâtral inhabituel, la Salle Malakoff. En effet, comme le Théâtre de l’Œuvre ne jouit pas d’un lieu fixe pour présenter ses spectacles et que L’Annonce n’apparaît pas comme une pièce « commerciale », on ne lui attribue qu’une petite salle du 16e arrondissement, au 56 bis rue Malakoff. Mais, dans la mesure où cet endroit est plus souvent réservé à des séances de patronage, Lugné-Poe se console en lui trouvant une certaine « innocence » propice à l’enfantement d’un théâtre nouveau, et il a finalement reconnu qu’une telle salle a servi la pièce. Le public y arrive dès 20 h (Claudel veut que la représentation débute à 20 h 15 précises) avec un certain recueillement dû à la nouveauté, d’autant plus qu’on est tout près de Noël et que l’auteur a pris soin d’apporter de son jardin de Villeneuve une grosse touffe de gui pour décorer le rideau. Dans cette atmosphère de piété, les spectateurs, pour la plupart « gens du monde », ont été progressivement conquis par le spectacle, au point de devenir quasi envoûtés à la fin : « Un silence frémissant s’étendait sur la salle et semblait vibrer. L’envie d’applaudir paraissait sans cesse et demeurait contenue », écrit Henry Bidou dans Le Journal des Débats du 23 décembre. Claudel affirme également sa satisfaction et sa reconnaissance à Lugné-Poe en louant ses interprètes, surtout Victor Magnat (Pierre de Craon), mais plus tard, en comparant avec d’autres mises en scène, il manifestera des réserves sur le spectacle.
L’ensemble de la critique partage cette satisfaction générale. Les seules rares voix discordantes déplorent essentiellement les longueurs rhétoriques du langage claudélien, par exemple les tirades de Pierre de Craon au Prologue, accentuées par la diction monotone des comédiens, qui n’échappe pas toujours à la psalmodie caractéristique du genre « théâtre d’art ». Fait qui semble exceptionnel, Jean Schlumberger avoue même avoir quitté la salle, au soir de la première, dès la fin de l’acte I, qui lui a paru « bien pâle et faible », l’interprétation n’ayant pas atteint selon lui « cette simplicité et cette grandeur qu’on est en droit d’exiger8». Cette réaction contraste avec l’enthousiasme de la majorité des critiques, qui n’hésitent pas à user de superlatifs pour louer, tel Francis de Miomandre dans L’Art moderne, « une réussite complète en tous points, une réponse magnifique et définitive à ceux qui semblaient craindre pour cette œuvre l’épreuve de la scène ». Là réside la surprise générale : alors que la création de L’Annonce avait suscité bien des inquiétudes, la critique apprécie la valeur scénique de la pièce, au point d’affirmer pour beaucoup la supériorité du spectacle sur le texte seul, rendu plus aisément intelligible grâce à la scène. Dès lors, la conclusion de Francis de Miomandre est sans appel : « Le théâtre de Claudel est du théâtre, et du très bon théâtre : il est fait pour être joué ».
Une telle affirmation, qui augure une fortune scénique du théâtre claudélien que Miomandre ne mesurait certainement pas, est surtout motivée par la qualité de l’interprétation, notamment des actrices incarnant Violaine et Mara. Louise Lara est admirée pour sa grâce et sa sensibilité qui lui confèrent « la piété angélique et la douceur lointaine d’une nonne qui prie », selon Emery dans Comœdia. Marcelle Frappa, dont Claudel se montrait très satisfait, force effectivement l’admiration pour son talent de tragédienne exprimant intensément la haine et la rancune. Les acteurs masculins sont, dans un moindre degré, également félicités ; on sait gré notamment à Lugné-Poe d’avoir su associer bonhomie et dignité dans le rôle du Père. Les autres aspects du spectacle suscitent peu de commentaires, peut-être parce que la notion de mise en scène reste encore vague, d’autant que celle-ci, en l’occurrence, demeure presque invisible, au profit de la mise en valeur du texte. Les rares allusions aux décors reconnaissent cependant leur pouvoir suggestif favorable au mystère. On déplore parfois une excessive parcimonie des éclairages, notamment à l’acte I plongé dans la pénombre, mais la scène du miracle, éclairée seulement par un feu de tisons, apparaît très impressionnante, et l’épilogue constitue un véritable tableau primitif. En somme, malgré de légères réserves, la création de L’Annonce peut être considérée comme un succès, d’autant plus surprenant qu’il n’était pas évident.
Cette révélation scénique fait immédiatement accroître la considération de l’auteur et du metteur en scène, et conduit à prolonger les trois représentations parisiennes. D’une part, L’Annonce étant estimée nettement supérieure à la majorité de la production théâtrale contemporaine, Claudel, comparé à Shakespeare et Eschyle, se trouve livré à l’attention du grand public. Comme l’écrit Jean Laurec dans La Semaine littéraire du 5 janvier 1913, « il jouissait, si l’on peut dire, de la gloire ; il aura désormais la notoriété, et ses admirateurs pourront exalter son génie sans susciter des sourires et des haussements d’épaules ». D’autre part, le Théâtre de l’Œuvre se voit réhabilité après une longue période de déclin grâce à « cette très belle pièce, digne véritablement du programme littéraire qui fit jadis la réputation de M. Lugné-Poe9», c’est-à-dire les pièces d’Ibsen ou Maeterlinck notamment.
Dès lors, l’auteur et le metteur en scène vont s’employer, dès le début de 1913, à prolonger leur succès parisien. C’est d’abord hors de France que L’Annonce est rejouée, à l’occasion d’une tournée européenne du Théâtre de l’Œuvre, avec la distribution d’origine hormis Roger Karl (Jacques Hury), remplacé par José Savoy. Le 25 février à Bruxelles, et deux jours après Amsterdam, le spectacle ne suscite qu’un succès d’estime, moins net qu’à Paris. En revanche, il remporte un triomphe lors des deux représentations qui suivent en Allemagne, où la pièce est déjà connue dans la traduction de Jakob Hegner. Le 31 mars, à Francfort où il est toujours consul général, Claudel a pu savamment orchestrer la préparation du spectacle, qui séduit tant que l’on couronne sur scène « le créateur de Violaine ». Deux jours plus tard, à Strasbourg, alors en territoire allemand, la pièce, bien préparée là aussi par un public francophile, constitue un des événements marquants de la saison, d’autant plus que Violaine est merveilleusement interprétée par l’épouse de Lugné-Poe, Suzanne Després, en remplacement de Louise Lara qui a dû regagner la Comédie-Française. Ces deux représentations, auxquelles Claudel assiste, lui permettent d’aiguiser ses exigences scéniques : il multiplie à Lugné-Poe des conseils, voire des ordres, en particulier pour accentuer l’aspect réaliste du spectacle.
Cette attitude s’affine encore lors de la reprise de L’Annonce en France, qui s’avère moins réussie qu’en Allemagne. C’est d’abord, le 7 mai à la Comédie des Champs-Élysées, une unique représentation mal préparée par Lugné-Poe, où Violaine change à nouveau d’interprète, incarnée de manière mystique par une Andrée Méry qui déçoit Claudel mais séduit la critique. Plus décevante encore, surtout par contraste avec l’événement que constitue la mise en scène à Hellerau en octobre dans la traduction allemande, apparaît la tournée en province (de Nantes à Bordeaux) qui suit une représentation parisienne donnée le 3 décembre au Cercle catholique du Luxembourg : ce qui se voulait une démonstration d’« art français chrétien » est si mal organisé et obtient si peu de succès que la troupe, dont Lugné-Poe, retenu à Paris, a délégué la direction à Corney, l’acteur créateur du rôle de l’Apprenti devenu son régisseur, rentre à Paris avant la fin prévue. En 1914, au hasard des déplacements de la troupe avec Suzanne Després en Violaine, quelques représentations éparses sont encore données sans grand éclat, sauf le 26 mai à Lyon, en présence de Claudel, lors d’une soirée organisée par Gaston Baty, qui ne s’occupe alors de théâtre qu’en amateur et ne sait pas qu’il montera L’Annonce quelques années plus tard, en 1921. L’auteur n’assistera plus à d’autres représentations de la mise en scène de Lugné-Poe. Celles-ci seront d’ailleurs rares et plus tardives, mais plutôt réussies, comme en décembre 1919 à Liège, puis en 1927 dans les nouveaux locaux de la troupe, la Maison de l’Œuvre. À cette occasion, le chroniqueur du Soir du 20 décembre constate : « Il y a 15 ans que L’Annonce fut créée, et pourtant la pièce est accueillie avec la même ferveur ».
Que dire alors, près d’un siècle plus tard, en considérant la fortune scénique internationale d’une pièce qui suscite toujours autant de ferveur ? Romain Rolland avait bien eu raison de prophétiser que « la modeste représentation de L’Annonce aura plus de retentissement dans l’avenir que les 500e ou les 1000e des pièces de boulevard10». Bien plus encore, les trois soirées de décembre 1912, dans la pénombre d’une petite salle, auront mis peu à peu en lumière, sur les scènes du monde entier, le théâtre le plus novateur du xxe siècle, qui nous éblouit pleinement à présent.
Alain BERETTA
Bibliographie
Benoteau-Alexandre, Marie-Ève, Les Psaumes selon Claudel, Paris, éditions Champion, coll. Mystica, 2012.
Benoteau-Alexandre, Marie-Ève, « L’heure et l’aujourd’hui dans la correspondance de Rolland-Claudel », Cahiers de Brèves no 29, juin 2012 (Association Romain Rolland).
Chujo, Shinobu, Chronologie de Paul Claudel au Japon, Paris, éditions Champion, coll. Poétiques et esthétiques xxe-xxie siècle, 2012.
Daniel, Yvan, « Paul Claudel témoin du tournant global “Le présent comporte toujours la réserve du futur” », Écrivains et diplomates. L’Invention d’une tradition xix-xxie siècles, L. Badel, G. Ferragu (éd.), Paris, Armand Colin, Institut français/Recherches, 2012.
Lioure, Michel, « Paul Claudel et la mort », Les Écrivains devant la mort, Travaux de littérature publiés par l’ADIREL, 2012.
Lioure, Michel, « Paul Claudel et l’idéal d’un théâtre-laboratoire », États provisoires du Poème XII, Le Poète et la chose publique, Hommage à Jean Vilar, Théâtre National Populaire, Les Langagières et Cheyne éditeur, 2012, p. 119-139.
Note bibliographique
Dans les notes bibliographiques des Œuvres complètes, tome XXIX p. 716, il est indiqué que le texte en prose Paris, Drame et Théâtre, p. 403, est paru dans Accompagnements en 1949. En réalité ce texte, daté de Paris le 23 mars 1945, est paru pour la première fois dans Théâtre, Témoignages, Essais, Études, par Paul Claudel, Charles Vildrac, Marcel Arland, Paul Blanchart, Gaston Baty, Jacques Duchesne, Paul Arnold, Marie-Hélène Dasté, Touchagues, Lucien Nat, André Cadou. Éditions du Pavois, Paris, 30 avril 1945.
Cet ouvrage est le premier d’une collection Théâtre, dirigée par Paul Arnold, qui se proposait de publier « une série de témoignages sur l’art théâtral du passé et du présent, tant en France qu’à l’étranger. Tribune libre de l’auteur, de l’animateur et du technicien, elle reflétera toutes les opinions, sans prendre parti dans le débat élevé qui s’est instauré entre les diverses écoles de l’art du théâtre. »
Un exemplaire de l’ouvrage a été déposé à la bibliothèque de la Société Paul Claudel le 7 novembre 2012.
René Sainte Marie Perrin