Sommaire
Paul Claudel et la guerre de 1914-1918
Dossier dirigé par Didier Alexandre
Didier Alexandre
Paul Claudel, un théâtre en guerre ?, 11
Claude-Pierre Pérez
À propos des Poëmes de guerre, 23
Vital Rambaud
Comprendre la guerre « en artiste et en chrétien », 33
Éric Touya de Marenne
Claudel, l’Amérique, et la guerre 1914-1918, 47
NOTE
Pascal Lécroart
Une interview oubliée de Paul Claudel, 59
THÉÂTRE
L’Annonce faite à Marie, mise en scène d’Yves Beaunesne (Armelle de Vismes), 69
L’Échange, mise en scène de Jean-Christophe Blondel (Monique Le Roux), 73
EN MARGE DES LIVRES
Hélène de Saint-Aubert, Théâtre et exégèse. La figure et la gloire dans L’Histoire de Tobie et de Sara de Paul Claudel (Marie-Ève Benoteau-Alexandre), 79
Bibliographie, 85
Actualités claudéliennes, 87
Association Camille et Paul Claudel en Tardenois, 93
Annonces, 95
Nécrologie, 97
Résumés, 99
Claudel, l’Amérique, et la guerre 1914-1918
Dans « La crise de l’esprit », Paul Valéry affirmait après la tragédie de la Première Guerre mondiale que « nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Au-delà du drame humain, c’est le sort de l’humanité qui se jouait à travers une mise en question profonde des fondements de notre civilisation et des moyens par lesquels nous pouvions les sauvegarder : « Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects1 ? »
Dans notre monde actuel, confronté à la crise économique, au dialogue incertain entre les peuples, les cultures et les religions, et à la menace de la guerre et du terrorisme, cette prise de conscience n’a rien perdu de son sens et de son importance. Représentant de la France aux États-Unis, Paul Claudel n’était pas étranger à cette crise de l’intellect faisant face désormais par sa puissance même à la menace de sa propre autodestruction, de même qu’il reconnaissait dans le progrès de la technologie et de la machine l’anéantissement possible de l’humanité. La catastrophe de la Deuxième Guerre et son aboutissement à Hiroshima et Nagasaki ne devaient pas lui donner tort. On ne saurait sous-estimer à cet égard le rôle qu’a joué l’ambassadeur Paul Claudel aux États-Unis, à l’aube d’une ère dans laquelle nous sommes entrés lors de la Première Guerre mondiale 1914-1918.
Nous chercherons ici à analyser comment le souvenir de la Première Guerre ressurgit dans les textes diplomatiques claudéliens aux États-Unis de 1927 à 1932. Tout au long de sa carrière diplomatique, Claudel s’est attaché à donner un sens au passé et à comprendre le sens de l’histoire. La première leçon est que la diplomatie est un art et un métier qui s’acquiert. Il en fait l’observation dans « Quelques réflexions sur le métier diplomatique » où il se demande pourquoi aucun de ses prédécesseurs « n’avait songé à nous parler en technicien du métier diplomatique. » « Que de conseils utiles n’auraient-ils su nous donner sur le noble art de conduire vis-à-vis de l’étranger les affaires du pays ! » Il soulignait l’ignorance qui prévalait même parmi les spécialistes du Quai d’Orsay : « Une première remarque, qui paraîtra d’abord paradoxale, c’est que le ministère des Affaires étrangères ne connaît pas l’étranger2. » Les progrès scientifiques et technologiques ne pouvaient de ce point de vue réduire notre incapacité à comprendre le monde et à résoudre le paradoxe de la distance géographique et de la distance morale : « Entre les nations [l’avion] raccourcit la distance physique, mais que penser de la distance morale ? La radio elle-même, plus immédiate encore, qui utilise un élément plus subtil et plus spirituel que l’air même, et qui en quelques tours de bouton nous abouche à toutes les voix de l’univers, elle a démesurément élargi la sphère de notre intérêt, est-il sûr qu’elle ait dilaté celle de nos sympathies, ou même celle de notre intelligence3 ? »
La guerre de ce point de vue constituant un échec, le poète et le diplomate se doivent d’interpréter le cours des événements : « J’ai toujours eu, dans ma carrière, soit littéraire ou diplomatique ou positive, de l’intérêt à ce qui arrive. […] J’ai essayé de comprendre tous les pays qui m’étaient amenés du fond du futur, ce qu’ils pouvaient avoir de nouveau, la leçon qu’ils me donnaient, les connaissances nouvelles qu’ils me procuraient4. » Dans sa réflexion sur la Première Guerre, Claudel met en question et offre des réponses possibles aux problématiques suivantes : premièrement, les fins de l’intelligence de l’humanité qui touchent à la question même de sa survie ; deuxièmement, la méconnaissance profonde de l’étranger qui empêche avec lui toute réconciliation possible ; troisièmement, les frontières qui séparent le progrès technologique du progrès moral ; et quatrièmement, le rôle du diplomate face à ces défis insurmontables.
Après avoir quitté Hambourg le 3 août 1914, « sous les huées, les crachats et les projectiles de la foule », Claudel participa au sein du ministère des Affaires étrangères à une activité de propagande qui visait à gagner l’opinion publique catholique dans les pays neutres. Dans son rôle de ministre plénipotentiaire au Brésil, il joua un rôle déterminant en vue de l’achat de denrées alimentaires dont son pays avait besoin. Cette distance lui permettait de donner un sens universel au déroulement de l’histoire : « Bien qu’il ne fût pas indifférent aux souffrances des soldats, il voyait la guerre de l’arrière, où il était plus facile d’envisager la question en termes plus abstraits et schématiques que sur le front5. » Refusant d’adhérer de façon dogmatique à tout système, groupe, ou idéologie politique, Claudel situait « la guerre dans un système global d’interprétation religieuse » (ibid.) Elle mettait en scène une lutte contre la barbarie matérialiste, contre une sorte de mythologie païenne qui venait briser l’unité européenne et l’idéal d’une organisation internationale cohérente. Pourquoi se battre ? Pour défendre la France, pays de chrétienté et de liberté.
Dans un récent ouvrage, Emmanuel Godo a analysé comment les auteurs français et étrangers avaient été en quête de signification face à l’abîme de la grande Guerre, cherchant à expliquer philosophiquement, politiquement, et spirituellement, sa monstruosité abyssale. Était-il possible de dire l’horreur de la guerre et de préserver son humanité devant le chaos ? À titre d’exemple, plus de 47 000 soldats français étaient morts en trois jours de combat, du 22 au 25 août 1914. Blaise Cendras témoignera dans l’enfer : « J’ai agi, tué, comme celui qui veut vivre » et Apollinaire implorera ses compatriotes de ne pas oublier la « leçon violente » de cette guerre. À l’instar de Claudel, il s’agira pour Teilhard de Chardin de fonder au-delà la possibilité d’une Terre nouvelle, et d’envisager « un plan d’ensemble […] pour construire la Terre6. »
Durant ces premiers mois héroïques et dévastateurs, la destruction de la cathédrale de Reims (cathédrale « assassinée » par les Allemands) devait inspirer l’auteur de La Messe là-bas. Agent du Mal éternel, l’Allemagne belliqueuse faisait selon lui autant la guerre à la France qu’au catholicisme. Reims, symbole de l’âme de la France, allait être bombardée durant toute la guerre. La France se battait ainsi « pour le droit, pour la justice, pour la liberté des peuples, pour leur droit à l’existence, pour l’amitié qui les unit, pour le triomphe de Dieu » (Flood, p. 155). Le poème « Sainte Geneviève » réaffirmait quelle était la vocation de la France devant l’Éternel : « Derrière ces tranchées et derrière ces réseaux de fils de fer, c’est ton Dieu, peuple de France, qui t’attend ! / Arrache-toi à cette boue affreuse, vois ton Dieu ! lève-toi, peuple de France7 ». Pour recouvrer sa vocation de fille aînée de l’Église, la France devait endurer une sorte de purgatoire collectif en vue de sa rédemption imminente, de son renouveau spirituel.
Les autres peuples disent que Dieu est avec eux et qu’il les défend, mais nous, c’est nous autres qui le défendons !
Nos pères, jadis, ont dressé ces deux tours au travers du soleil levant,
Ces deux tours qui nous gardent encore, Rheims et ce beau vaisseau d’où ruisselait le baume sur toute la terre royale,
Cette grande terre à blé qui est la nôtre et ce manteau de moissons qui l’enveloppe, montant et descendant et tout parsemé de fleurs de lys !
[…]
Car chaque peuple est né pour lui-même, mais la France est née pour tout l’univers afin qu’elle lui porte la joie !
Ce n’est pas son corps seulement qu’elle défend, c’est son âme qui est à tout l’univers, ce n’est pas sa vie seulement qu’elle défend, c’est la parole de Dieu à tout l’univers, qui est l’éternelle joie dans l’éternelle liberté !
[…]
Et c’est cela qui tout à coup a soudé ensemble nos sept armées, en cette veille de la Nativité de Notre-Dame où elles se sont retournées toutes à la fois, le jour de la bataille de la Marne8 !
Claudel donnait une signification spirituelle à la guerre, se posant la question de sa finalité providentielle en tant que phénomène global : « Le premier conflit mondial apparaît bien comme le moment d’une prise de conscience de la rupture événementielle et de la nécessité du dépassement de cette rupture par son inscription dans une durée longue, en l’occurrence catholique et eschatologique9. » De l’histoire humaine et politique à l’histoire collective et religieuse, Claudel opérait le passage à une « pensée politique fondée sur la pensée catholique, voire les Évangiles » (ibid., p. 97). Même si elle n’était souhaitable et justifiable qu’en cas de légitime défense, la guerre, et particulièrement celle de 1914-1918, permettrait « le retour à une valeur essentielle, trop souvent oubliée en temps de paix, l’amour du prochain, le sentiment de fraternité10. » Dans cette épreuve qui frappait l’humanité d’humilité et de souffrance, de séparation et d’abandon, la Providence en appelait au « meilleur de notre âme », la guerre engendrant une sanctification et une christianisation renouvelées de l’homme. Les combattants de cette guerre qui devait être « la der des der » avaient paradoxalement initialement agi pour le désarmement général. Sa durée inattendue devait sceller selon Claudel l’union nationale sacrée ; elle annonçait, au-delà, dans une perspective internationale, non la haine perpétuelle de l’autre, mais un chemin vers la compréhension, la réconciliation, et la paix.
C’est ici que se concrétise dans la pensée de Claudel l’importance du projet qui verra le jour lors de son passage aux États-Unis de 1927 à 1932, celui de mettre fin à la guerre. Le regard que porte Claudel sur l’Amérique permet de considérer le pourquoi et le comment de la participation du poète diplomate à l’élaboration du plan Briand-Kellogg et le rôle que joue le souvenir encore présent de la Première Guerre à cet égard. Dans « L’élasticité américaine », le témoignage claudélien d’une Amérique au bord du gouffre n’est pas sans rappeler la situation désastreuse de la France durant les années de guerre : « J’ai vu l’Amérique à la fin de la présidence Hoover, à l’une des heures les plus tragiques de son histoire, quand toutes les banques avaient fermé et que la vie économique était suspendue. » Claudel est frappé cependant par la capacité du peuple américain à rebondir : « Il y a dans le tempérament américain une qualité que l’on traduit là-bas par le mot resiliency, pour lequel je ne trouve pas en français de correspondant exact, car il unit les idées d’élasticité, de ressort, de ressource et de bonne humeur 11. »
Dans « L’Amérique et nous », le diplomate s’attache à redéfinir les liens qui unissent deux nations à travers un passé qu’elles partagent, les dangers auxquels elles sont confrontées, et l’avenir qu’elles souhaitent entrevoir, animées d’un même esprit : « Quand j’arrivai en Amérique au printemps de 1927, je trouvai un pays encore vibrant du souvenir des épreuves et des victoires de la Grande Guerre. Les noms de Foch, de Joffre, de Pétain, de Gouraud, de Clemenceau se mêlaient dans la légende et dans la ferveur populaire et rejoignaient sur les autels de la tradition ceux de La Fayette, de Rochambeau et de Grasse. La gloire de Saint-Mihiel et de l’Argonne égalait celle de Yorktown et de Gettysburg. Mon premier devoir fut de présider dans les grandes villes de l’Union d’immenses réunions de vétérans où la Marseillaise était chantée et la France évoquée avec un enthousiasme et une sincérité qui réjouissaient le cœur. Chaque poste de vétérans sur cet immense territoire était comme un foyer où ce sentiment d’amitié était entretenu et propagé12. »
C’est dans ce même texte que Claudel évoque la question épineuse de la dette de la France contractée pendant la Première Guerre. Ce passage nous permet de prendre la mesure des difficultés auxquelles s’expose le diplomate, ses vues étant en contradiction avec les positions officielles de son gouvernement : « Une nouvelle chance nous fut offerte. L’administration républicaine venait d’être balayée par l’avalanche et Franklin Roosevelt avait été nommé à la Présidence. Presque aussitôt j’eus avec ce grand homme d’État, qui partage seul dans mon esprit l’admiration que j’ai vouée au roi Albert, deux entrevues qui m’ont laissé le plus émouvant souvenir. […] La conversation s’engagea aussitôt. J’en ai feuilleté les minutes. Elle s’étendit à toutes les questions alors pendantes dans le monde et témoigna sur presque tous les sujets d’une communauté de vues ou du moins de tendances avec les nôtres. Elle se résuma sur la question des dettes à un seul appel : “Je vous en prie, aidez-moi, faites quelque chose. Vous voyez ce que j’ai déjà accompli en ces quelques semaines de Présidence. Aujourd’hui, je vous tends la main, M. Herriot, avec la même loyauté que Wilson le fit jadis à Joffre et à Viviani (Textuel). Faites un geste aussi restreint que vous le voudrez et vous pourrez compter que je mettrai au service d’un accord toute l’autorité dont je dispose en ce moment auprès du Congrès et qui, vous avez pu vous en rendre compte, n’est pas médiocre.” Il ne s’agissait pas de mots en l’air. Il y avait en ce moment dans le tiroir du Président un plan extrêmement ingénieux, rédigé par un technicien de son entourage, et qui aurait consacré une diminution considérable de nos obligations » (ibid., p. 1212-1213). Au grand désarroi de Claudel, « ce plan ne fut même pas examiné sérieusement à Paris. L’opinion française était butée. Elle envisageait non seulement sans regrets, mais avec une espèce d’allégresse cette rupture déchirante et peut-être définitive avec nos amis d’Amérique qui, à moi, après tant de peine, d’espérance et d’efforts, causait un véritable désespoir. […] Je le demande à tous les lecteurs de bonne foi : abstraction faite de tout ce que nous avons perdu de l’autre côté de l’Atlantique et qui est démesuré, avons-nous à nous louer en Europe et en France de nous être aliéné l’Amérique ? Avons-nous eu raison de repousser la main puissante et sage que le grand Président nous tendait ? » (ibid., p. 1213).
Ces deux textes nous montrent la place prépondérante qu’occupe la Première Guerre dans les réflexions et activités diplomatiques claudéliennes. Ils révèlent aussi combien Claudel se retrouve dans l’esprit américain empreint de générosité, de confiance en l’avenir, et de liberté. L’accord qui sera scellé entre la France et les États-Unis sur la mise hors-la-loi de la guerre n’est pas le fruit du hasard. Il résulte des valeurs que les deux peuples partagent et du passé qu’ils ont en commun. Un tel plan aurait-il pu être conçu en Chine, au Japon, au Brésil ou en Allemagne ? Claudel se fait ambassadeur de France mais aussi des États-Unis, en devenant ambassadeur de paix. Il adhérait de ce point de vue aux valeurs morales qui animaient des leaders comme Charles de Gaulle, Philippe Berthelot, Franklin Roosevelt, l’artisan du New Deal et d’une politique économique métamorphosée, et Aristide Briand, un des acteurs prépondérants dans la création de la Ligue des Nations. Le premier trait de ces esprits éminents était le sens de la justice et le goût du réel, le courage indispensable à l’action appuyée sur une foi dans la vérité. À ces qualités s’ajoutaient le bon sens et la droiture, de même que le sens et le respect du vrai et du bien13. Il s’agissait dans l’art comme dans la diplomatie, comme il en témoigne dans J’aime la Bible, « de ne pas pécher contre cette justesse qui se confond avec la justice14. »
Tout admirateur qu’il fut, Claudel ne manqua pas cependant de se montrer critique envers une Amérique qui était « dominée par les valeurs matérialistes [et qui cherchait vainement à combler] son vide spirituel15. » La civilisation américaine était dominée par l’acquisition effrénée des biens matériels : « Toutes les barrières ont été emportées et l’orgie de spéculation et de pari sur l’accroissement indéfini et accéléré de la richesse du pays continue plus forte que jamais au moment où j’écris ces lignes » (ibid., p. 128). Le poète invitait ainsi l’Amérique à assumer les responsabilités internationales qui devaient selon lui être les siennes, ceci afin de « surmonter, dans une certaine mesure, le vide égoïste et matérialiste qui guett[ait] sa culture16. »
Les raisons de la Première Guerre étaient également liées à cette même avidité du gain, à l’égoïsme des nations dans leur quête matérialiste, et surtout au « vide spirituel » qui conduisait les peuples à l’oubli de la parole de Dieu. Là où l’Amérique, pays de l’entreprise, était tournée vers l’action, la France était naturellement guidée par la réflexion, son rôle étant dévolu « par son histoire, son art et sa langue [à] une vocation internationale unificatrice » (CPC XI, p. 49). Au-delà de l’enfer, Claudel présageait en juin 1917 qu’après la guerre, il y aurait une « interpénétration plus grande des nations [et un] meilleur aménagement des ressources de l’Europe et de la planète17. » Avant celle-ci, il dénonçait dans une longue interview publiée en Allemagne et en France toute forme de nationalisme et voyait dans l’amitié franco-allemande « la formation [possible] des États-Unis d’Europe » (Flood, p. 199).
La finalité providentielle de la Première Guerre se révèle lors de son passage aux États-Unis qui verra l’aboutissement du pacte Briand-Kellogg. Les Conversations dans le Loir-et-Cher, dont la dernière partie sera achevée à Washington, auront pour thème le « vivre ensemble » des hommes et la construction sur le vaste « terre-plein » dégagé par les guerres du passé d’une communauté à l’échelle mondiale, pour que l’humanité s’unisse dans un effort concerté vers le bien commun : « Fondamentalement les hommes sont les mêmes partout, ils sont tous des enfants d’un même Père, comme nous l’apprend le catéchisme et je suppose que vous êtes gêné et dégoûté autant que moi par les idées de supériorité et d’infériorité. Mais de même qu’ils n’ont pas été faits pour dire la même chose, ils ont, suivant la localisation qui leur a été répartie, à fournir expression à des choses différentes, non pas contradictoires mais complémentaires18. » Claudel croyait en la marche inéluctable du monde vers l’unité, et c’est dans ce contexte qu’il mettra toute son énergie au service du projet d’Aristide Briand et qu’il devait jouer un rôle majeur dans la négociation visant à la mise hors-la-loi de la guerre, dans le cadre de la naissance de la Société des Nations : « Parmi ces grands mots, je n’en connais pas de plus grand que celui de Paix, le mot des mots qui a fait il y a vingt siècles toute la substance de l’éternel message divin19. »
Aristide Briand avait lui-même proposé au gouvernement français la nomination de Claudel à Washington. Le mois de janvier 1929 voyait la ratification du « pacte [Briand-Kellogg] de renonciation à la guerre », à laquelle le poète diplomate avait œuvré. Il pouvait dès lors exprimer sa « grande fierté » d’avoir repris à cette fin « la grande tradition de collaboration internationale entre la France et l’Amérique » (CPC XI, p. 144), et il ne fait aucun doute que le souvenir de 1914-1918 avait guidé l’ambassadeur dans sa démarche de paix. Dans un texte paru dans Europe nouvelle le 25 août 1928, intitulé « La mise “hors-la-loi” de la guerre. Le point de vue français : la valeur morale du pacte », il avait affirmé son « indignation contre la guerre [voyant en elle] une chose complètement mauvaise, moralement coupable, pratiquement ruineuse, et par voie de conséquence implicite, entraînant une responsabilité de la part de celui qui l’aura provoquée20. »
Quelques années plus tard, les événements allaient malheureusement lui donner raison. Rédigé en janvier 1939, « Devant le vertige européen » témoignait de l’inexorable suprématie de la guerre sur les efforts d’une paix improbable que la Société de Nations et le plan Briand-Kellogg avaient courageusement cherché à soutenir : « J’éprouve le même sentiment à la lecture de la littérature totalitaire. C’est la même inspiration d’en bas, mais cette fois sans la moindre phosphorescence de génie ou de talent. Des hurlements de loup, des jappements de roquet enragé, un mépris atroce de toutes ces valeurs, de toutes ces vertus qui ont toujours fait la parure de l’humanité et le ciment de la civilisation, et sur tous ces visages à la fois obscurs et flamboyants d’une passion démoniaque l’expression hideuse de ce sentiment qui défigure davantage, celle de l’envie et celle de la haine21. »
Claudel avait été non seulement le témoin mais aussi un des acteurs importants de l’histoire. Dans « Adieu à l’Amérique », l’ambassadeur reste fidèle à ses convictions. Il nous fait part, dans un discours prononcé le 10 avril 1933, de ce qui est pour lui le but ultime du diplomate : celui de la recherche de la paix entre les hommes : « Vous trouverez naturel qu’au moment où je vais quitter l’Amérique, je vous convie à envisager avec moi le chemin que nous avons parcouru ensemble et à apprécier l’œuvre accomplie. Celle qui me laisse le plus de satisfaction est la part que j’ai eu à prendre en qualité de négociateur à ce grand effort de pacification internationale qu’on appelle le pacte Briand-Kellogg ou pacte de Paris, et qui un an plus tard recevait la signature de tous les gouvernements de la planète à l’exception de deux ou trois. […] Bien entendu les signataires et les partisans du pacte de Paris ne pouvaient s’attendre qu’il suffirait d’un simple document, d’une promesse écrite, si solennelle qu’elle fût, pour changer la nature humaine, pour brider instantanément les passions les plus violentes du cœur humain. […] Mais personne ne saurait nier qu’aux trop faciles et néfastes solutions de la guerre, il existe aujourd’hui un obstacle et une alternative. L’opinion du monde, la conscience du monde, est désormais pourvue d’un moyen d’expression, d’un organe qui donne forme à son sentiment de solidarité à l’égard de tout acte qui constitue pour un intérêt particulier une infraction au droit de tous. Un arbre a été planté dont la tempête peut tourmenter les branches, mais dont les racines sont saines et solides22. »
Que pouvons-nous retenir aujourd’hui de l’enseignement de Claudel témoin et acteur de la Première Guerre 1914-1918, nous qui sommes aujourd’hui attentifs à ses ramifications et aspirons à un meilleur avenir ? Tout d’abord que ce qui prime dans la diplomatie n’est pas la raison d’État chère au machiavélisme par laquelle la guerre devient le prolongement nécessaire des relations internationales. Notre auteur y voit plutôt un art et un devoir : celui de privilégier les solutions pacifiques, de représenter son pays et d’agir en son nom, si tant est que celui-ci demeure à l’écoute de cette musique que le monde empêche d’entendre : « Le devoir d’un grand poète n’est pas de convaincre, il n’est pas d’expliquer. Il ne fait que rendre l’âme humaine désireuse de musique, avide de se mettre dans un lieu et dans un état tel qu’il est impossible d’éviter un accord général avec toute la création » (CPC XI, p. 58).
Éric TOUYA DE MARENNE
Bibliographie
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Hirakawa, Sukehiro, À la recherche de l’identité japonaise. Le shinto interprété par les écrivains européens, L’Harmattan, 2012.
Lioure, Michel, « Rêveurs de rêves dans le théâtre de Claudel », Classicisme et modernité dans le théâtre des xxe et xxie siècles, dir. F. Bernard, M. Bertrand, H. Laplace Claverie, Presses universitaires de Provence, 2014.
Lioure, Michel, « Paul Claudel et le théâtre ou les plaisirs du théâtre autospéculaire », Théâtre postdramatique, Presses universitaires Blaise Pascal, 2013.
Moraly, Yehuda, « Claudel met en scène l’Orestie d’Eschyle », Classicisme et modernité dans le théâtre des xxe et xxie siècles, dir. F. Bernard, M. Bertrand, H. Laplace Claverie, Presses universitaires de Provence, 2014.
Mourlevat, Thérèse, Paul Claudel. Naissance d’une vocation, Riveneuve éditions, 2014.