Sommaire
Publication placée sous l’égide de la Société Paul Claudel, de l’Association des amis du château de Brangues et de l’Association pour un centre culturel de rencontre à Brangues.
Journée d’étude sur la bibliothèque de Paul Claudel
– Didier ALEXANDRE : Présentation de la journée du patrimoine, 2
– Pascale ALEXANDRE-BERGUES : La bibliothèque grecque de Claudel, 5
– Anne MANTERO : Les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles dans la bibliothèque de Claudel, 14
– Pascal LÉCROART : Les sources de Jeanne d’Arc au bûcher d’après la bibliothèque de Paul Claudel, 31
– Catherine MAYAUX : Le fonds extrême-oriental de la bibliothèque de Paul Claudel, 43
– Philippe MARCEROU : Pour une exploitation documentaire de la bibliothèque de Paul Claudel à Brangues, 67
– Christine ANDRÉ : Conclusion, 72
En marge des livres
– Michel BRESSOLETTE : Correspondance Paul Claudel-Charles Journet, 74
– Emmanuel GODO : Madeleine et Darius Milhaud, Hélène et Henri Hoppenot, Conversation, Correspondance 1918-1974, 76
Spectacles
– Michael DONLEY : The Exchange à Londres, 78
Bibliographie, 83
Annonces, 85
La bibliothèque grecque de Claudel
« L’une des meilleures manières de recréer la pensée d’un homme : reconstituer sa bibliothèque », écrivait Marguerite Yourcenar à propos des Mémoires d’Hadrien, cette biographie romancée de l’empereur romain Hadrien que la romancière publia en 1951 et pour laquelle elle s’était plongée dans la lecture et la traduction de poèmes et d’épigrammes grecs ensuite rassemblés dans une anthologie, La Couronne et la lyre. C’est de la bibliothèque grecque de Claudel dont je parlerai aujourd’hui. Nous le verrons, c’est une bibliothèque bien fournie, impressionnante même par son volume, par la diversité mais aussi la difficulté des auteurs représentés. Cette bibliothèque n’est pas une bibliothèque d’apparat, faite pour poser au lettré ou à l’écrivain érudit, images qui, d’ailleurs, n’auraient guère convenu à Claudel, qui préférait se représenter sous les traits d’un jeune écrivain iconoclaste, rejetant le savoir académique inculqué au lycée, ou encore sous les traits d’un homme du terroir. Cette bibliothèque témoigne de lectures réelles, approfondies, qui ont nourri l’œuvre, la pensée et l’imaginaire du poète, du dramaturge, du théoricien et de l’exégète. On retrouve en effet la trace de ces lectures dans l’ensemble de l’œuvre claudélienne, ainsi arrimée au patrimoine antique. Car la Grèce claudélienne est avant tout la Grèce des musées, passion partagée avec Camille, et plus encore la Grèce des livres. C’est un paradoxe : on ne trouve pas chez ce diplomate, grand voyageur par la force des choses, qui se qualifiait d’« absent professionnel », l’équivalent de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand ou de la Prière sur l’Acropole de Renan, c’est-à-dire d’expérience vécue des paysages grecs. Tout au plus le poète mentionne-t-il les sommets de l’Ida, aperçus depuis le paquebot qui le conduisait en Extrême-Orient. Dans l’univers claudélien, le livre demeure la médiation fondamentale avec les Grecs, d’où l’importance de la bibliothèque.
L’inventaire de la bibliothèque
Je commencerai par un rapide inventaire de cette bibliothèque grecque qui se répartit en réalité sur deux bibliothèques ou deux sites géographiques : d’une part la bibliothèque familiale de Villeneuve-sur-Fère-en-Tardenois, dont André Espiau de la Maëstre a donné un descriptif dans sa thèse intitulée Humanisme classique et syncrétisme mythique chez Paul Claudel. Sources (1880-1892), Lille III/Champion, 1977 ; d’autre part la bibliothèque de Brangues dont nous avons le catalogue, grâce au Centre Jacques-Petit.
Durant son enfance et sa jeunesse, Claudel effectue en effet des séjours réguliers à Villeneuve dans la maison familiale. L’inventaire dressé par André Espiau de la Maëstre, qui en souligne le caractère incomplet, témoigne bien de l’importance qu’y occupent les classiques grecs (aux côtés des classiques latins, que je laisse aujourd’hui de côté). Il s’agit pour l’essentiel de manuels scolaires : un cours de thème grec (Cours de thèmes grecs édité par Le Bas et Régnier chez Hachette en 1864), des éditions scolaires utilisées à Louis-le-Grand, éditions d’Homère, du tragique Euripide, du comique Aristophane, de l’orateur Démosthène… Ce sont des instruments de travail, annotés de la main de Claudel. Les auteurs représentés figuraient d’ailleurs dans les programmes scolaires de l’époque : Homère, Hérodote, Lucien en 3ème, Homère, Euripide, Platon, Xénophon et Plutarque en 2de, Homère, Sophocle, Aristophane, Platon, Démosthène en rhétorique (1ère), Xénophon, Platon, Aristote et Épictète en classe de philosophie (terminale). Eschyle, auteur de l’Orestie dont Claudel a donné une traduction, nous y reviendrons, ne figurait pas dans les programmes officiels de cette époque. La bibliothèque de Villeneuve comporte néanmoins un exemplaire de Morceaux choisis du tragique grec, paru chez Hachette en 1881 et, dans la riche collection de classiques grecs (il s’agit d’éditions bilingues publiées chez Hachette) qui se trouve également à Villeneuve figurent deux pièces d’Eschyle, le Prométhée enchaîné et les Sept contre Thèbes.
Un rapide inventaire de la bibliothèque de Brangues permet de compléter ce tour d’horizon. Le catalogue établi par le Centre Jacques-Petit mentionne les tragiques grecs : Euripide, Sophocle et plusieurs éditions d’Eschyle, qui, visiblement, occupe une place privilégiée. On relève un exemplaire d’Eschyle dans la traduction de Leconte de Lisle : Eschyle. Traduction nouvelle, Lemerre, 1872. D’après le catalogue, il s’agit d’un exemplaire qui avait appartenu à Louis-Prosper Claudel, le père de Claudel, qui joua donc un rôle dans la transmission de ce patrimoine grec. Il est par ailleurs indiqué – autre indication intéressante – qu’un feuillet manuscrit de la main de Claudel (Paul) était glissé entre les pages, ce feuillet étant un brouillon de traduction de l’Agamemnon, le premier volet de la trilogie antique, l’Orestie que Claudel commença à traduire à la fin de l’année 1892, à la veille de partir pour les États-Unis. Cette information invite par conséquent à relativiser les remarques ironiques dont Claudel ne se privait pas à l’égard du poète parnassien : en 1912, alors qu’il se préparait à traduire le second volet de l’Orestie, c’est-à-dire Les Choéphores, Claudel se moquait dans une lettre à Gide des « quelques rares traductions faites par des Pet-de-loup en un style ridicule (les plus mauvaises étant de bien loin celles de Leconte de Lisle) »[1]. Le feuillet mentionné dans le catalogue prouve que Claudel a traduit Eschyle, l’Agamemnon du moins, avec la traduction de Leconte de Lisle en regard, ce que confirme par ailleurs l’examen de la traduction claudélienne. En dépit des railleries de Claudel, on peut déceler une certaine proximité entre les deux traductions, ce qui ne veut bien sûr pas dire que Claudel a copié Leconte de Lisle, mais il s’est inspiré de certains de ses procédés de traduction (transcrivant par exemple les onomatopées grecques, les Papaï, ototoi et autres exclamations, au lieu d’en chercher des équivalents en français, « Hélas » ou « malheur ! »). Figurent aussi dans cette bibliothèque de Brangues des éditions savantes des Choéphores et des Euménides, le second et le troisième volet de la trilogie eschyléenne, éditions savantes données par l’helléniste anglais Verrall dont Claudel fit l’éloge et qu’il déclara avoir utilisées pour ses propres traductions. L’exemplaire des Euménides porte par ailleurs la mention : « 1915 Hostel-Rome ». Autre indication précieuse qui aide à dater le travail de traduction et qui contribue à éclairer les circonstances dans lesquelles il fut mené. C’est un travail qui fut effectivement commencé au château d’Hostel, propriété de la belle-famille de Claudel, alors que le traducteur y attendait le compositeur Darius Milhaud pour discuter avec lui de la mise en musique des Choéphores. Ce travail fut achevé à Rome (le manuscrit des Euménides s’achève sur la mention « Rome, 18 mars 1916 »), Rome où Claudel avait été nommé à l’automne de cette même année 1915 pour une mission économique. Cette bibliothèque plus spécifiquement eschyléenne comprend des ouvrages critiques, par exemple l’Eschyle de l’helléniste Marie Delcourt. Une absence de taille toutefois, très surprenante : celle d’un ouvrage dont on sait par ailleurs combien il a été admiré par Claudel : Les Deux Masques de Paul de Saint-Victor dont le premier volume, Les Antiques, est consacré à la naissance du théâtre grec et à Eschyle.
Aux tragiques grecs s’ajoutent les philosophes : Aristote et Platon, avec, pour ce dernier, l’édition Pléiade des Œuvres complètes (1950 et 1942). Il faut aussi mentionner les poètes : Homère, que l’on retrouve sur ces rayons, avec en particulier un ouvrage dont Claudel rédigea la préface (L’Odyssée illustrée par la céramique grecque, Bordeaux, Delmas, 1951) mais aussi Pindare, dont Claudel souligna l’importance dans son parcours, auteur qui lui avait été révélé par son ami Suarès dans les années 1900. Je terminerai cet inventaire par les Pères de l’Église grecque (saint Clément d’Alexandrie, Origène, Eusèbe de Césarée, saint Denys l’Aréopagite). On relève dans le catalogue un Choix de discours des Pères grecs dans une traduction juxtalinéaire parue chez Hachette en 1860, ainsi qu’un exemplaire de l’œuvre de saint Denys (évêque d’Athènes qui fut martyrisé à la fin du 1er siècle) : Sancti Dionysii Aeropagitae opera omnia quae extant. Ce dernier ouvrage offre la particularité de présenter le texte grec accompagné d’une traduction latine : autant dire qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage de vulgarisation. Il ne fait pas partie des ouvrages non découpés (il y en a et il serait d’ailleurs intéressant de les recenser) qui figurent sur les rayons de la bibliothèque : il est découpé, annoté par Claudel et signé « Washington, décembre 1931 ». On mesure ainsi l’étendue de la culture claudélienne, qui apparaît ici très érudite.
Cet inventaire de la bibliothèque grecque de Claudel n’est pas exhaustif. J’ai surtout voulu en donner un aperçu général à partir duquel, à l’aide de quelques exemples, je voudrais montrer l’intérêt que présente un inventaire de ce type pour la compréhension et l’étude de l’œuvre.
Bibliothèque et formation scolaire
Il permet tout d’abord de prendre la mesure d’une formation et d’évaluer l’éventail d’un savoir, ce qui a son importance : lorsque je travaillais sur la traduction claudélienne, l’une des questions qui m’était le plus souvent posée, y compris par les claudéliens, était la suivante : « Claudel savait-il le grec ? Quelles étaient ses connaissances en langue et en littérature grecques ? Quels auteurs connaissait-il ? » On trouve déjà des éléments de réponse en dépouillant la bibliothèque claudélienne. On l’a vu, nombreux sont les ouvrages scolaires qui figurent dans la bibliothèque de Villeneuve. Il y en a également dans la bibliothèque de Brangues. Ils témoignent de la formation classique que Claudel, comme bien des générations d’écrivains, reçut à une époque où les langues anciennes exerçaient une suprématie qu’elles allaient perdre peu à peu. En effet Claudel passa son baccalauréat en 1885, sept ans avant la réforme de 1902 qui mit fin à cette suprématie en instituant à côté de la filière classique traditionnelle, fondée sur les langues anciennes, une filière moderne, sans langues anciennes, conduisant au baccalauréat et permettant l’accès aux études supérieures. Claudel fit ses études secondaires à une époque où les langues anciennes régnaient sans partage. Il reçut une formation classique traditionnelle d’abord au collège de Wassy-sur-Blaise puis à Louis-le-Grand, une formation où le latin et le grec occupaient une place royale à raison de cinq heures hebdomadaires en 3ème et en seconde, puis à raison de quatre heures en rhétorique, une heure étant consacrée aux auteurs anciens en classe de philosophie. Claudel avait d’ailleurs été préparé à cette formation humaniste. Il l’avait été par le milieu familial dans lequel il avait été élevé : nous l’avons vu, il traduisait l’Agamemnon d’Eschyle en se servant de l’exemplaire paternel de la traduction de Leconte de Lisle. Le père de Claudel avait lui-même une solide culture grecque : dans l’une des rares lettres dont on dispose, Louis-Prosper Claudel (le père de Claudel donc) dit avoir retrouvé des souvenirs classiques dans les premiers drames de son fils, Tête d’Or et La Ville, et il cite Théocrite puis les Mémorables de Xénophon dont le titre est d’ailleurs donné et calligraphié en grec.
Cette formation dota Claudel d’une solide culture humaniste qui lui permit de mener à bien la traduction de l’Orestie d’Eschyle dont nous avons déjà parlé. Le poète a d’ailleurs rappelé à plusieurs reprises le souvenir – peu agréable, semble-t-il – des heures passées à étudier les auteurs anciens. En 1937 il évoquait encore « les mornes après-midis » passées à « éplucher et épouiller minutieusement l’écriture des auteurs classiques » (O.C. XXI, 22-23). L’« épluchage » et l’« épouillage » dont il est question désignent une pratique pédagogique qui s’est longtemps perpétuée, celle du mot à mot dont les éditions juxtalinéaires de l’époque fournissaient le modèle : il s’agissait de petites éditions scolaires (la bibliothèque de Villeneuve en comprend toute une collection) qui présentaient en regard l’un de l’autre le texte grec et la traduction mot à mot. Plusieurs des manuels scolaires de Claudel portent les vestiges de ce lent et minutieux décorticage des textes : de nombreux passages d’Aristophane et d’Euripide (en particulier d’Iphigénie à Aulis qui était au programme de seconde) sont traduits de sa main, au crayon, en mot à mot. Ce mot à mot débouchait sur une autre torture, celle de la « mise en français », c’est-à-dire d’une traduction plus élaborée : Claudel se rappelait avoir traduit en vers un extrait du chœur des Grenouilles d’Aristophane. Cette pratique scolaire de la traduction juxtalinéaire forma des générations d’écrivains : c’est ainsi par exemple que Péguy traduisit des extraits de Sophocle, de Platon et d’Homère. Lorsque l’on remonte ainsi au détail de cette formation dont témoignent tous ces ouvrages scolaires, on peut se demander si, pour sa traduction de l’Orestie, de l’Agamemnon surtout, qui est une traduction véritablement calquée sur le grec, Claudel n’a pas exploité sur le mode subversif cette pratique assidue de la traduction juxtalinéaire, ne l’a pas détournée, en fin de compte, de ses fins habituelles pour en tirer des effets littéraires chers aux symbolistes, des effets d’étrangeté, des effets de distorsion, de transgression de la langue et de la métrique.
Le rapport au patrimoine antique
L’inventaire de cette bibliothèque grecque peut aussi permettre d’avoir un premier aperçu de ce qui intéressait Claudel dans ce patrimoine antique. Comme on a pu le constater, ce patrimoine chez lui s’organise autour de trois pôles essentiels : théâtre, poésie, philosophie-théologie. Je voudrais approfondir l’exemple du théâtre, qui est plutôt mon domaine, pour mettre en évidence les choix qu’a pu faire Claudel, choix qui ont été fondateurs pour son esthétique dramatique.
La présence d’Eschyle et la place privilégiée qu’il occupe dans la bibliothèque claudélienne avec la traduction de Leconte de Lisle, les éditions savantes de Verrall, des ouvrages critiques, sont symptomatiques de ce qui a intéressé Claudel dans ce patrimoine hellénique. Eschyle était un auteur qui ne figurait pas aux programmes scolaires officiels. Le fait que ses œuvres se trouvent dans les deux bibliothèques claudéliennes est l’indice, dont on trouve confirmation ailleurs, d’un choix personnel de Claudel, d’un intérêt personnel de sa part pour un auteur auquel on préférait généralement Sophocle et Euripide, auteurs dont la langue était moins difficile et le théâtre moins déroutant, plus conforme aux normes classiques et académiques. Ce sont les raisons pour lesquelles on n’appréciait guère le théâtre d’Eschyle – son obscurité, sa violence, son caractère archaïque – qui ont attiré Claudel. Voici en effet ce qu’il écrit dans un texte consacré à l’Orestie :
C’est une œuvre colossale à la fois par la masse, je veux dire par le volume des idées et des images auxquelles elle donne expression, par la structure et par le mouvement. Je ne puis la comparer qu’à la Victoire de Samothrace. C’est sans doute cette simplicité terrifiante, cette énormité abrupte, qui pendant de longs siècles paraît avoir découragé non seulement l’imitation, mais l’admiration. Sophocle et surtout Euripide ont eu sur le théâtre des Latins, et encore davantage sur le nôtre, une influence profonde. Mais notre âge classique a traité Eschyle comme s’il n’existait pas. C’est à peine si quelque érudit lui consacre une notule intimidée. Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’ombre du Géant commence à s’étendre sur notre littérature. Victor Hugo lui consacre quelques lignes dans sa préface des Burgraves, Leconte de Lisle le traduit tant bien que mal et plutôt mal que bien, et fait finalement à l’Orestie l’honneur d’une adaptation en vers alexandrins, parée de la musique de Massenet, Les Erinnyes, dont je préfère ne pas parler. Dans le domaine de la critique, je ne retiens que le livre admirable de Paul de Saint-Victor, qui a enchanté mes années d’adolescence et m’a pour toujours placé corps et âme, sous l’influence de l’incomparable chef d’œuvre dont j’ai essayé de donner, il y a bien longtemps, une version aussi fidèle que j’ai pu. (Pr, 417, texte de 1942)
Cette admiration pour l’auteur de l’Orestie est allée très loin chez Claudel, qui, d’une certaine façon, s’est vu, au début de sa carrière de dramaturge, comme un nouvel Eschyle : non seulement il traduisit l’Orestie, mais encore il composa Protée. Protée était le drame satyrique qui complétait la trilogie d’Eschyle dans l’Antiquité. Cette pièce, comme beaucoup d’autres, s’était perdue. Aussi Claudel la réinventa-t-il complètement en en faisant une « bouffonnerie énorme » à la manière de La Belle Hélène, le fameux opéra-bouffe de Meilhac et Halévy dont Offenbach avait composé la musique. Quant à sa traduction de l’Agamemnon, Claudel l’avait recopiée, avant de la faire imprimer en Chine, sur un manuscrit qui est un rouleau à l’antique où le texte est soigneusement calligraphié, geste qui faisait de lui l’émule du tragique grec, geste tout à fait symbolique de la volonté de s’inscrire dans un passé culturel et dans le patrimoine antique.
Cet intérêt original pour Eschyle est né, de l’aveu de Claudel lui-même, de la lecture d’un ouvrage qui, à ma connaissance, ne figure pas dans la bibliothèque mais qu’il a déclaré avoir lu parallèlement à ses études de lycée et beaucoup admiré. Il s’agit des Deux Masques, l’ouvrage de Paul de Saint-Victor dont nous avons parlé tout à l’heure. Le premier tome, paru en 1880, était consacré à la naissance de la tragédie et à Eschyle, le plus ancien des tragiques. Comme La Naissance de la tragédie de Nietzsche, dont Paul de Saint-Victor vulgarise peut-être les théories (La Naissance de la tragédie date de 1872 mais Nietzsche ne semble guère avoir été connu en France avant les années 1890), Les Deux Masques rattachent les débuts de la tragédie au culte du dieu Dionysos. Un chapitre entier est consacré à ce sujet, chapitre qui insiste sur le caractère orgiaque et sauvage de ce culte (il mentionne en particulier des rituels d’omophagie). La Grèce que révèle l’ouvrage de Saint-Victor est une Grèce archaïque, violente, mystérieuse, nocturne, sauvage, totalement opposée à la Grèce classique dont l’image se perpétue à travers les humanités, Grèce synonyme de raison, d’harmonie, de lumière. Paul de Saint-Victor rattache Eschyle à cette émergence dionysiaque du drame. Il fait du tragique grec une sorte de héros fondateur, associé à Bacchus qui venait lui dicter en songe ses tragédies. Dans Les Deux Masques l’auteur de l’Orestie incarne une Grèce à la fois primitive et sacrée. Le portrait qui y est fait du tragique grec est impressionnant :
Seul, Eschyle reste sombre et rudimentaire, sourcilleux et rauque, au milieu de cette harmonie et de cette clarté. Imaginez un statuaire d’Égine taillant âprement des divinités archaïques, sur la frise du temple dont Phidias sculpte le fronton : c’est l’image du vieil Eschyle concourant avec le jeune Sophocle, aux grandes Dionysiaques.[2]
Ce portrait, qui donne une place particulière à Eschyle dans le théâtre grec, rappelle beaucoup celui que fit Claudel du tragique grec bien des années après (en 1942) et que nous avons cité précédemment : c’est sans aucun doute un portrait qui a fasciné le jeune Claudel et qui l’a marqué profondément.
On voit donc bien à travers cet intérêt porté à Eschyle, que Claudel, en fonction de ses goûts propres, fait des choix très personnels dans ce patrimoine hellénique qui lui a été légué à la fois par une culture familiale et par l’institution scolaire. Il y choisit un auteur et des textes qui ne s’accordent pas avec la représentation traditionnelle et académique de la Grèce, telle qu’on peut la trouver par exemple chez Renan dans la « Prière sur l’Acropole » où Athéna, déesse aux yeux bleus, incarne la Sagesse, l’ordre, la pureté et la perfection. Le patrimoine grec est aussi l’un des lieux où se mène la lutte claudélienne contre un positivisme exécré. Dans la façon qu’a Claudel de se rattacher au patrimoine antique, il y a à la fois un refus du rationalisme, souvent associé à la Grèce, et un refus de l’académisme, que présuppose souvent l’hellénisme. Dans l’entretien du 18 avril 1925 avec Frédéric Lefèvre, Claudel s’emportait, de façon très virulente, contre ces visions stéréotypées de la Grèce antique :
On nous a gavés, jusqu’à la nausée, à la suite d’Anatole France, de la beauté grecque, de la joie grecque, de l’harmonie grecque. On dirait que ces gens-là n’ont jamais lu les tragiques et en général toute la littérature antique qui suinte la tristesse et le désespoir, et qui est pleine de la peinture des passions les plus violents et les plus monstrueuses. Je ne trouve nullement chez eux ce goût de la raison, ce sentiment de la mesure, cet amour du général qu’on leur attribue. Toutes ces peintures écœurantes de l’antiquité ont été faites de chic par des gens qui n’aiment que le léché et le joli.[…]. (S.O.C. II, 132)
La figure qui a d’ailleurs le plus marqué Claudel, dans ce patrimoine antique, est celle de Cassandre, l’un des personnages de l’Agamemnon d’Eschyle. C’est une figure qui revient fréquemment sous sa plume, y compris dans des textes où on ne l’attendrait guère, c’est-à-dire des commentaires de la Bible (par exemple dans Les Vitraux de la Ferté-Milon, O.C. XXV). Cassandre, on le sait, était l’une des filles de Priam, le roi de Troie, connue pour ses prophéties que nul ne croyait. Dans l’Agamemnon, Eschyle la montre en proie à des transes sacrées où elle prophétise la mort d’Agamemnon et la sienne. C’est donc une figure tragique qui incarne l’irrationnel et le désespoir et Claudel, dans la Conversation sur Jean Racine, y voit l’image à la fois terrifiante et douloureuse de sa sœur Camille, celle aussi de Poe, Nerval et Baudelaire, c’est-à-dire, en définitive l’image du génie poétique et artistique.
Cassandre incarne aussi une figure de prêtresse, victime du dieu Apollon vers lequel elle élève un ultime cri au moment de mourir. C’est une figure symptomatique de ce qui attire également Claudel dans le drame eschyléen, c’est-à-dire la dimension sacrée. Le théâtre d’Eschyle est tout empli de la présence des dieux et, si l’on en croit le poète Pierre Emmanuel, la lecture puis la traduction d’Eschyle ont joué un rôle dans la maturation religieuse de Claudel, qui fut certainement influencé sur ce plan par l’interprétation donnée d’Eschyle par Paul de Saint-Victor et par Verrall. L’auteur des Deux Masques soulignait en effet la dimension religieuse du tragique et comparait son style à celui des textes bibliques :
Il y a concordance entre la Bible et Eschyle. Cet Athénien a parfois la voix d’un psalmiste ou d’un prophète d’Israël. Mêmes ellipses énigmatiques, mêmes allitérations symétriques, même âpreté de ton et d’accent, même ruissellement de larmes et mêmes éclats d’anathèmes.[3]
Quant à l’helléniste Verrall, aussi surprenant que cela puisse nous paraître, il décelait dans les Euménides une évolution vers le monothéisme et voyait dans le terme de « dieu » le meilleur équivalent du grec « Zeus ». En réalité ce n’est pas aussi surprenant que cela : il s’agissait d’une interprétation assez répandue à l’époque, qui consistait à détecter dans les textes antiques des signes précurseurs du christianisme. On s’explique mieux dans ces conditions les commentaires de Claudel, écrivant à Darius Milhaud à propos des Euménides : « La (sic) finale à ma grande surprise a une tournure étonnamment chrétienne. Il n’y a rien à changer pour en faire quelque chose qu’on pourrait chanter littéralement dans nos processions »[4]. On s’explique mieux aussi l’infléchissement religieux et chrétien de la traduction claudélienne au gré d’une majuscule : le Père dans Les Euménides, d’un terme, Dieu pour Zeus dans l’Agamemnon ou dans Les Euménides, bénir ou dire Amen… Cet infléchissement est aussi, bien entendu, tributaire des préoccupations religieuses de Claudel.
Dans le patrimoine antique, on le voit, Claudel a effectué des choix très personnels dont témoigne de façon très symptomatique sa prédilection pour Eschyle. La bibliothèque est un des lieux où se reconstituent des sources, des réseaux d’affinités qui sont soit révélateurs soit fondateurs d’une pensée, d’un imaginaire et d’une esthétique. Dans une lettre adressée à Gide en 1912, Claudel soulignait, avec des formules à l’emporte-pièce dont il était coutumier, l’importance du patrimoine et en particulier du patrimoine grec pour le poète et l’écrivain :
La grande raison de l’infériorité croissante de notre littérature est l’ignorance. On a sur le talent les idées qui régnaient dans la science avant Pasteur sur la génération spontanée. En réalité rien ne naît de rien. Le talent ou le génie est un moût spécial qui ne se remplace pas quand il est épuisé et qui se transmet par une espèce d’inoculation. Il faut reprendre contact avec notre patrimoine hellénique, aussi magnifique du point de vue de la pensée que de l’art. […] Je crois qu’une des raisons incontestables de la supériorité de la poésie anglaise, au dernier siècle, est la connaissance supérieure que nos voisins ont toujours eu du grec.[5]
Et le dramaturge fut le premier à reconnaître sa dette à l’égard du tragique grec et de sa trilogie : « Que ne m’a-t-elle pas appris, au point de vue des secrets de l’Art dramatique ! », écrivait-il dans le texte qu’il consacra à l’Orestie (Pr, 421). La question de la bibliothèque et du patrimoine est indissociable non seulement de celle des sources mais aussi de celle des modèles littéraires.
Il me reste, pour terminer, à replacer cette bibliothèque grecque dans le contexte plus général et plus large de la bibliothèque claudélienne. Cette bibliothèque grecque voisine en effet avec d’autres, qu’il ne faut pas oublier : bibliothèque latine, essentielle pour le poète grand lecteur de Virgile et pour l’exégète grand lecteur de la traduction latine de la Bible, la Vulgate, bibliothèque anglaise, essentielle pour ce fervent admirateur du grand Will, alias Shakespeare, bibliothèque orientale, bibliothèque française… Autant de pistes à explorer dans l’étude du continent claudélien.
Pascale ALEXANDRE-BERGUES
[1]. Lettre du 25 avril 1912, in Paul Claudel et André Gide, Correspondance 1899-1926, Gallimard, 1949, p. 198.
[2]. Les Deux Masques, Calmann-Lévy, tome I, 1880, p. 91.
[3]. Les Deux Masques, op. cit., p. 102.
[4]. Lettre du 18 mars 1916, in Cahier Paul Claudel n° 3, p. 47.
[5]. Lettre du 25 avril 1912, op. cit., p. 198.
Bibliographie
Shinobu CHUJO, Takaharu HASEKURA
– « Postface », p. 312 (note 1).
Yvan DANIEL
– « Le Poëme d’Angkor Vat », p. 58-71 (note 1)
– « Le Voyage en mai 1898 : une révélation de l’harmonie », p. 229-253 (note 1).
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– « Paul Claudel : la peinture japonaise et les peintres japonais », résumé en français p. 186-187 (note 1).
Jeanyves GUÉRIN
– « Paul Claudel » (notice) dans le Dictionnaire de Gaulle, éd. Robert Laffont, collection Bouquins, 2006, p. 219.
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– « Préambule », p. 9-13 (note 1).
– « Paul Claudel au Japon » conférence inaugurale, résumé en français p. 35 (note 1).
Takaharu HASEKURA, Shinobu CHUJO
– « Postface », p. 312 (note 1).
Jacques HOURIEZ
– « Claudel et l’Académie française » in L’Écrivain et ses institutions, Adirel, Travaux de littérature XIX, diffuseur Droz, p. 411-425.
François LACHAUD
– « Le poète et les Buddhas : Claudel et la tradition religieuse asiatique » p. 74-93 (note 1).
François MARXER
– « ‘Cette curiosité des états mystiques qu’il lui était interdit de vivre’. Claudel, Mounier, Maritain, Du Bos, lecteurs de Bremond », in Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, éd. Jérôme Million, 2006, vol. 2, p. 1045-1080.
Dominique MILLET-GÉRARD
– « Un grand Ange blanc qui regard la mer » conférence inaugurale, p. 36-46 (note 1).
– « Saisons, paysages : le palimpseste biblique au Japon », p. 110-125 (note 1).
– « Étude littéraire et théologique de Çà et Là (Connaissance de l’Est) », p. 256-271 (note 1).
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– « Claudel : Poète-Ambassadeur ? », p. 151-165 (note 1).
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– « Claudel, en tant qu’Ambassadeur », résumé en français p. 172 (note 1).
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– « Claudel au Japon : poème, peinture, nature », résumé en français p. 205-206 (note 1).
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– « Claudel croyant d’après son Journal (1921-1927) », résumé en français p. 108-109 (note 1).
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– « Claudel diplomate et la diplomatie française envers le Japon » p. 128-149 (note 1).
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– « Table Ronde Claudel et le Japon : perspectives d’avenir », compte rendu p. 208-210 (note 1).
– « Claudel et Kyoto » p. 217-227 (note 1).
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– « Inconnu et (mal) connaissant : Claudel en Chine », p. 50-56 (note 1).
– « La Chine dans Le Soulier de satin de Paul Claudel », p. 273-296 (note 1).
Claudel et le Japon. Cinquantenaire de la mort de Claudel. Actes du Colloque International et de la Table Ronde, 26-27 et 30 novembre 2005, Maison franco-japonaise de Tokyo et Institut franco-japonais du Kansai. Textes réunis et présentés par Shinobu Chujo et Takaharu Hasekura, éd. Shichigatsu-dô, Tokyo, 2006[1].
[1]. Les articles publiés dans ce volume sont signalés par la (note 1).