Sommaire
Hélène de SAINT AUBERT
– L’Histoire de Tobie et de Sara au camp des Milles. Le témoignage d’Edwin Maria Landau, 2
François ANGELIER
– Entretien avec Louis Fournier, 7
Marie-Joséphine WHITAKER
– Claudel et les Psychologues. Entretien avec Boris Cyrulnik, 13
Michel AUTRAND
– Choix de lettres de Paul Claudel mises en vente publique, 18
En marge des livres
– Gérald antoine : Romain Rolland tel qu’en lui-même… Et tel que le donne à voir Bernard Duchatelet, 22
– Marie-France ionesco : Benjamin Fondane, Images et livres de France, 29
– Cristina noacco : Filippo Fimiani, Poetiche e genealogie. Claudel, Valéry, Nietzsche et « Poetica Mundi ». Estetica e ontologia delle forme in Paul Claudel, 37
Théâtre
– Joseph boly : Conversations dans le Loir-et-Cher, 40
– Nathalie macé-barbier : À la redécouverte de L’Annonce faite à Marie, 42
Annonces de théâtre, 44
Bibliographie, 46
Conférences et colloques, 48
Annonces, 49
L’Histoire de Tobie et de Sara au camp des Milles
Le témoignage d’Edwin Maria Landau
En 1938, à la suite du commentaire composé en 1935 et à la demande d’Ida Rubinstein, Claudel compose une « moralité en trois actes », L’Histoire de Tobie et de Sara. Aux confins du théâtre et de l’exégèse, ce drame total transpose en termes dramaturgiques les « poëmes exégétiques ». L’une des gloses les plus aisément repérables concerne la vocation d’Israël, auquel Claudel adresse un vibrant hommage, à l’heure la plus sombre de l’histoire juive1. Nous livrons ici le témoignage qu’Edwin Maria Landau nous a transmis, au fil d’une correspondance amicale2. Il évoque la lecture qu’il fit de L’Histoire de Tobie et de Sara, en 1942, au camp des Milles, à la parution de la pièce. Il nous a également communiqué une lettre inédite que Claudel lui adressa à cette occasion. Ces textes témoignent de la résistance intellectuelle menée par Edwin Maria Landau comme de la profondeur du lien que Claudel entretint avec Israël.
Avant de vous donner des renseignements bien modestes sur les deux représentations à Hambourg et Zurich, permettez-moi un petit mot personnel. Je suis d’origine allemande, d’après les lois racistes des nazis, d’origine juive. Par mes activités d’éditeur antinazi, jusqu’en 1938, j’étais en danger et j’ai quitté mon pays natal. J’étais éditeur à Berlin, j’y ai publié en 1934/1935 en deux tirages l’unique livre contre le nazisme qui y ait été publié quand les nazis étaient déjà au pouvoir et dans une collection de conférences, sous le titre Du sort de l’esprit allemand (trois conférences de professeurs universitaires, qui en raison de leur origine juive étaient chassés de leurs chaires par les nazis, et encore d’autres livres de ce genre). Ma famille est d’origine juive, mais chrétienne en quatrième génération.
En tant qu’étranger, j’ai été interné en France de 1939 jusqu’en 1942. […] Dans le dernier camp des Milles près de Marseille, nous recevions en mars 1942 un numéro hebdomadaire israélite de Zurich dans lequel la lettre de Claudel était reproduite3. Vichy avait établi des lois racistes. C’était une sensation pour nous malheureux persécutés. Sur quoi je me décidai d’expliquer à mes camarades qui était l’auteur de cette lettre et me procurai à l’aide de la Young men christian association, L’Histoire de Tobie et de Sara, qui venait de sortir des presses. Dans les grandes salles d’une tuilerie, sans ameublement, il y avait une longue table en pierre (…) au dernier coin, je me suis mis à traduire le deuxième acte. […] La « soirée Claudel » n’a pas eu lieu, je fus transféré dans un camp de travail et de ce fait sauvé. Le camp des Milles fut remis aux boches et tous ces pauvres Juifs avec leurs femmes et enfants ont été déportés à Auschwitz.
Quand j’ai reçu après bien des aventures mes papiers, j’ai complété ma traduction et j’ai finalement intéressé le Deutsche Schauspielhaus de Hambourg pour qu’il monte cette pièce.4
Depuis le camp de prisonniers, Landau prit contact avec Claudel, qui lui fit cette réponse, datée du 30 avril 1942 :
Cher Monsieur,
Merci de v[otre] étude sur Mallarmé qui m’a rappelé de beaux souvenirs. Puisse Dieu vous protéger et vous guider par les chemins difficiles où il vous mène ! Les gens les plus intéressants q[ue] j’ai rencontrés en Allemagne, les seuls chez qui subsistait une étincelle de vie spirituelle étaient les Juifs.
Je v[ous] serre la main.5
L’Histoire de Tobie et de Sara paraît à la fin mars 19426, et on peut s’étonner de ce que la pièce ait déjoué la censure. Ni l’ouvrage de P. Fouché sur l’édition française sous l’Occupation7, ni la correspondance de Claudel avec Gaston Gallimard, lequel ne fit aucune objection pour publier la pièce, ne nous ont renseignée sur ce point. Sous couvert d’intentions purement spirituelles – le sous-titre initial de « Moralité en trois actes » rassura sans doute les tenants de l’ordre moral –, elle ne met en scène que des personnages juifs, souligne le lien charnel qui unit indéfectiblement la Synagogue et l’Église via l’Incarnation, insiste avec force sur la persécution que connaissent les Juifs exilés face au régime de Salmanassar : le Tobie christique et crucifié de l’acte I, portant en ses mains les rouleaux de la Tora et le poids de la douleur humaine, donne à voir en figures les persécutions les plus terribles de l’histoire juive, dont Claudel soupçonne l’ampleur, sans en prendre encore toute la mesure en 1938. Le contexte de la parution de Tobie et Sara aurait aussi pu alerter les censeurs : fin décembre 1941, Claudel a écrit une lettre adressée au grand Rabbin de France, dans laquelle il dénonce les persécutions anti-juives. La police de Vichy s’inquiète, le 30 janvier 1942, de sa diffusion sous forme de tracts. Le 6 mars 1942 a lieu une perquisition au domicile de Claudel8. En août 1942, la Direction des Affaires Juives s’oppose non seulement à ce que l’on joue Protée avec la musique de Darius Milhaud mais encore à ce que l’on joue cette pièce sans musique, parce qu’alors on penserait à Darius Milhaud ! Il faut commander de la musique à un autre auteur ! » « Naturellement », ajoute Claudel, « je préfère qu’on ne joue pas la pièce »9. La Direction des Affaires Juives savait ce que tout le monde savait, à savoir que Milhaud était juif, mais, avec la finesse qu’on peut lui supposer, elle n’avait manifestement pas compris la portée réelle de la petite moralité de 1938 : célébrer, entre l’Église et la Synagogue, un partage de substance.
Il est poignant de penser que cette pièce, conçue aussi bien comme un hommage au peuple élu que comme une prophétie de sa conversion, soit parue en 1942, en pleine Occupation, et ait été aussitôt traduite dans un camp de prisonniers dont certains, juifs, étaient destinés à disparaître à la lettre dans « la fumée noire par tourbillons qui s’élève des holocaustes », non ceux des holocaustes, mais bien ceux de l’Holocauste, et sans sépulture… Le personnage de Tobie le Vieux, qui devient aveugle en enterrant les corps de ses frères auxquels un régime barbare refuse les derniers honneurs, prend un sens inédit lorsque le vieillard dit recueillir entre ses mains le poids de la douleur humaine :
Comme on ramasse pieusement, comme on range tout papier que consacre l’Écriture, la Sainte Écriture, c’est ainsi que j’ai ramassé pieusement, c’est ainsi que j’ai rangé pieusement tous ces corps morts d’Israélites, vos enfants, tous ces corps morts d’Israélites l’un près de l’autre et qui ressusciteront. […] Il y a des choses que le sang des boucs et des taureaux et la fumée noire par tourbillons qui s’élève des holocaustes ne suffit pas à vous expliquer. Vous qui êtes le Dieu non pas des morts, mais des vivants, et qui avez à Vous occuper d’autre chose que de cadavres, il y a le cri des innocents qu’on égorge et à qui je mêle mon chevrotement de vieux homme qu’il est temps que j’aille Vous expliquer. […] Et moi, c’est de toute la douleur humaine que je suis revêtu de la tête jusqu’aux pieds, et je me tiens devant Vous, les bras étendus, et dans l’une de mes mains il y a tout le poids de la douleur humaine, et ce calice rempli du sang et des larmes des innocents, et dans l’autre il y a le rouleau des Écritures, Votre promesse qui lui fait contrepoids.10
Ce même passage sert de référence commune à Claudel et Milhaud, dans une lettre où Claudel se joint avec solennité aux souffrances qu’endure alors le compositeur juif. Contraint de s’exiler, Milhaud voit son œuvre interdite par le régime de Vichy. Claudel évoque le « sentiment de respect qui s’ajoute à ceux qui sont persécutés pour la justice. » Et il ajoute : « Dieu pèse les larmes des innocents comme il est écrit dans le Livre de Tobie que nous aimons tant tous les deux : elles n’auront pas coulé en vain »11. Cette lettre est datée du 12 avril 1942, c’est-à-dire une quinzaine de jours après la parution de la pièce, deux semaines avant la réponse faite à E. M. Landau, et un peu plus de trois mois après l’affaire de la lettre au grand Rabbin de France : il n’est pas innocent que Claudel se tourne spontanément vers le Livre de Tobie pour évoquer auprès de son ami l’actualité des persécutions antisémites. Voilà qui confirme en retour l’actualité de la glose à laquelle procède Claudel dans son drame.
Curieux destin pour cette œuvre si pleine de l’histoire d’Israël, que d’être traduite et lue dans un camp de prisonniers, par un chrétien d’origine juive… Si l’on ajoute la conversion récente d’Ida Rubinstein au catholicisme et que l’on se rappelle que Milhaud vouait une tendresse particulière au Livre de Tobie et à la pièce – il demanda lui-même à Claudel d’en composer la musique –, on peut ajouter que le rapprochement entre l’Église et la Synagogue auquel en appelle l’acte III ne fut pas totalement un vain mot.
À un moment où Claudel, sans tout savoir encore, comprend néanmoins avec le sens politique aiguisé qui fut le sien la portée des persécutions nazies, cet hommage rendu au peuple Juif dans la petite moralité prend un sens étonnamment prophétique et pour le moins pathétique. On peut même se demander si la tirade d’Anna, habitée par la thématique du « prochain » et « des étrangers », ne fournirait pas matière à une caricature de la xénophobie montante : « Il n’y a pas besoin de voir clair quand on préfère les morts aux vivants et les étrangers aux gens de sa famille ! […] Et maintenant nous n’avons plus assez de moutons pour occuper notre chien, il va en ville, il travaille chez des étrangers ! »12 Il est impossible de trancher sur ce point, tant ce monologue d’apparence burlesque est complexe dans les niveaux herméneutiques qu’il recèle. Et que dire de ces « tourbillons de noire fumée » (quatre occurrences dans la scène 6 du premier acte) qui sortent « du fond des fabrications de l’Abîme », « les âcres tourbillons de blasphème et de prière que la Douleur humaine envoie jusqu’aux narines de l’Éternel »13 dont Claudel fait le symbole saisissant de l’attente et de l’appel déchirants du peuple d’Israël ? Nul ne semble s’être aperçu, lorsque la pièce est parue, en 1942, ni même après la guerre, de la douloureuse actualité que pouvaient prendre de telles répliques.
Hélène de SAINT AUBERT
Bibliographie
Paul CLAUDEL
– Lettres à une amie. Correspondance avec Françoise de Marcilly (1935-1954), éditée et annotée par Xavier Tilliette s.j., Paris, Bayard, 2002.
– La conversion ou l’épreuve d’un cœur, préface de Michel Autrand, Toulouse, éd. du Carmel, 2002.
Pascale ALEXANDRE-BERGUES
– « L’Échange » de Paul Claudel. Seconde version. Introduction, variantes et notes (fonds Claudel et fonds Renaud-Barrault), Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises (832), Coll. Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté (732), Série Centre Jacques-Petit (98), 2002.
Colette BARBIER
– Henri Hoppenot diplomate, Paris, Direction des Archives du Ministère des Affaires étrangères, 1999.
Michel BRESSOLETTE
– « D’un pique-nique hasardeux de propositions… (Conversations dans le Loir-et-Cher) », in L’essai : métamorphoses d’un genre, textes réunis et présentés par Pierre Glaudes, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2002, p. 440-445.
Pierrick de CHERMONT
– « Claudel et la mystique du verbe », ARPA, revue de poésie, n° 78, octobre 2002, p. 55-59.
Jacques HOURIEZ
– « Claudel et la Chine : les éditions de l’exil », in L’écrivain éditeur 2. XIXe et XXe siècles. Travaux de littérature XV, publiés par l’ADIREL, diffusion : Droz, Genève, 2002, p. 279-302.
Dominique MILLET-GÉRARD
– « Tradition antique et poésie chrétienne : le paradis du langage », in Actes du colloque « Tradition classique et modernité », Beaulieu-sur-Mer, Cahiers de la villa « Kérylos » n° 13, diffusion : De Boccard, Paris, 2002, p. 205-222.
Claude-Pierre PEREZ
– « Connaissance de l’Est. Une poésie du réel », in Bulletin de l’Association pour la Recherche Claudélienne n° 1, Besançon, 2002.
Jens ROSTECK
– « Paul Claudel », in Lexicon der Oper (Dictionnaire de l’Opéra), deux volumes édités par Elisabeth Schmierer, éd. Laaber, 2002, vol. I, p. 315-316.
– « Christophe Colomb de Milhaud et Claudel », in Lexicon der Oper, vol. I, p. 308-310.
Antoinette WEBER-CAFLISCH
– « L’image de Claudel », in Commentaire n° 82, été 1998, p. 583-588.
– « Le roman qui inspira Le Soulier de satin de Claudel », in Le plagiat littéraire, textes réunis par Hélène Indart, Littérature et nation n° 27, publication de l’Université François Rabelais, Tours, 2002, p. 167-195.