Dans l’église
de Brangues
La foi de Claudel n’est pas seulement une composante de sa vie, elle l’enveloppe tout entier, elle est son milieu nourricier. Sans elle l’œuvre est incompréhensible, du moins en profondeur. Il faut revenir à l’événement fulgurant de la conversion, à Notre-Dame, le jour de Noël 1886, qu’il a raconté lui-même en termes inoubliables: « En un instant mon cœur fut touché et je crus. Je crus d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi ni, à vrai dire, la toucher » À quoi fait écho le cri des Grandes Odes : »Et voici que vous êtes Quelqu’un tout à coup! » Le récit de la conversion a été plusieurs fois et très bien commenté, par exemple par Charles du Bos et par François Varillon; les quelques doutes semés par Henri Guillemin sur la reconstitution des faits n’en entament pas la substance.
Cette foi conquise d’un seul coup et qui crée dans le jeune homme taciturne « un être nouveau et formidable » à la Rimbaud, n’est pas une foi retrouvée, la « jolie foi de l’enfance » invoquée par le cuistre Paul Souday. Mais elle est le point de départ d’une œuvre gigantesque, en même temps que d’un incessant travail sur soi, sur un tempérament indocile et tumultueux. Claudel en » constante évangélisation de soi-même » s’astreint à une discipline rigoureuse, multiplie les pratiques régulières, malgré les hasards d’une vie mouvementée : messes quotidiennes, chapelet, longues visites au Saint-Sacrement, bonnes œuvres et, dans la mesure du possible, une action caritative. Les lendemains immédiats de la conversion ont été difficiles, la présence divine s’est obscurcie. On trouve des traces d’interrogation et d’inquiétude dans les premiers drames (Tête d’Or, La Ville, L’Échange), jusqu’à ce que la lutte s’apaise et l’horizon s’éclaircisse avec le » mystère » médiéval La jeune fille Violaine. Alors que s’amorce la carrière consulaire, sur la vocation chrétienne indubitable se greffe une vocation religieuse et monastique, que l’énergique bénédictin Dom Martial Besse, maître des novices à Ligugé, étouffe dans l’œuf. Claudel gardera tout le long de son existence la nostalgie du sacerdoce. Prêtre manqué, il substituera au ministère une activité d’apôtre et de zélateur parfois intempestive et confinant au prosélytisme, faisant office de directeur spirituel pour un Jacques Rivière, échouant comme convertisseur auprès de Gide et d’André Suarès, par exemple. Il a subi maints déboires et maintes trahisons, il ne s’est pas découragé, et il a entretenu de multiples correspondances avec des familiers comme avec des inconnus. L’apostolat qu’est son œuvre entière est ainsi prolongé par un courrier dont on est loin encore d’avoir évalué la richesse. De plus ses poèmes, ses hymnes, ses prières, ses traductions de psaumes, ont enrichi la patrimoine spirituel de l’époque.
La crise de Fou-Tchéou (1901-1905), qui a bouleversé sa vie privée, sans pour autant porter la moindre atteinte à sa foi, a laissé sur l’œuvre un long sillon de douleur et de nostalgie, où l’on discerne aisément l’Etiam peccata augustinien. Moins l’histoire personnelle que les schématismes religieux et sacramentels gravent leur empreinte sur un théâtre tout entier inspiré par le christianisme : le sacrifice et l’oblation (L’Annonce faite à Marie, L’Otage, Le Soulier de satin), la Papauté et l’Église (L’Otage, Le Père Humilié), le mystère d’Israël (Le Pain dur), pour ne citer que les thèmes les plus voyants. Parallèlement les oratorios et les poèmes accentuent la teneur quasi exclusivement religieuse de la poésie depuis les Grandes Odes : Corona Benignitatis, Feuilles de Saints, Visages radieux, et surtout la poignante liturgie de La Messe là-bas. Il n’y a pour ainsi dire pas d’œuvre profane de Paul Claudel.
La foi de Claudel est totale, intransigeante, voire intolérante, mais il faut tenir compte de son tempérament impulsif et impétueux. C’est la foi infaillible de l’Église, ce qui la rend anachronique aux yeux de certains. Claudel, comme Bloy, déteste les changements. Sa foi est fortement doctrinale et théologique, ce qui ne l’empêche pas de rêver, voire de divaguer et de hanter les parages de la gnose, d’où il revient rapidement, armé de ce thomisme foncier dont on (Dominique Millet) a pu démontrer la latence dans le théâtre et les écrits philosophiques. La pensée de Claudel est pétrie de surnaturel. Enfin la foi de Claudel est profondément catholique. Catholicisme est son maître-mot comme orthodoxie pour Chesterton. Or catholique veut dire universel, qu’on se rappelle la Deuxième Ode : O Credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec un cœur catholique ! Mais catholique désigne d’abord l’Église catholique, la Grande Mère sur les genoux de laquelle le poète a tout appris. C’est là que s’amorce le malentendu qui persiste encore, que le philosophe Merleau-Ponty a traduit dans la coïncidence paradoxale du poète le plus ouvert et de l’homme le plus fermé. C’est méconnaître l’identité de l’homme et du poète, la source religieuse du chant. Le malentendu entraîne un contresens, à savoir qu’on peut se passer de la référence croyante pour lire et comprendre Claudel, qu’on peut faire un tri et admirer sans plus le poète cosmique, le visionnaire, le créateur de figures, l’inventeur de rêves. Certes il n’est pas question de réserver Claudel aux seuls pratiquants, ni pour l’Église d’accaparer ce fils fidèle entre tous. De plus tout chrétien est un » païen converti » (G. Fessard), et Claudel plus que tout autre. Mais il manquera toujours une ultime intelligence à ceux qui ne partagent pas sa foi ou qui l’ont perdue, ce regard surnaturel qui donne à tous les événements une singulière transparence et en même temps pénètre le cœur d’une douloureuse et intraitable nostalgie. Il n’est pas nécessaire d’être chrétien et catholique pour communier avec Claudel à la beauté du monde, il faut l’être pour en éprouver l’exil, pour y entendre la » note édénique » et le chant d’une » parfaite privation « . C’est cette extraordinaire perception du mystère de Dieu, éclatant et caché, avec le pouvoir de l’exprimer, c’est le mysticisme qui fait de lui assurément le plus grand poète catholique depuis Dante.
Xavier TILLIETTE
« Ma conversion« , dans Œuvres en prose.
« La jolie foi de mon enfance » (1916), dans Positions et Propositions, O.C. XV, 233-236.
Le Père Humilié, Acte II, scène 2, à la fin, l’apostrophe du Pape Pie à Orian, Théâtre II, Gallimard, Pléiade.
« Cantique de Palmyre » dans Conversations-dans-le-Loir-et-Cher, Œuvres en prose, Gallimard, Pléiade, p. 730-732.
Cinq Grandes Odes : 2ème Ode, « L’Esprit et l’Eau » ; 3ème Ode, « Magnificat » ; 5ème Ode, « La Maison fermée ».
Prières : L’Enfant-Jésus de Prague (Œuvre poétique, Gallimard, Pléiade, p. 450-451).
La Vierge à midi (Œuvre Poétique, Gallimard, Pléiade, p. 545-546).
La Vierge de Brangues (Œuvre poétique, Gallimard, Pléiade, p. 918-919).
François Angelier, Claudel ou la conversion sauvage, Salvator, 1998.
Extrait : MA CONVERSION (1913)
[…] J'avais complètement oublié la religion et j'étais à son égard d'une ignorance de sauvage. La première lueur de vérité me fut donnée par la rencontre des livres d'un grand poète, à qui je dois une éternelle reconnaissance, et qui a eu dans la formation de ma pensée une part prépondérante, Arthur Rimbaud. La lecture des Illuminations, puis, quelques mois après, d' Une saison en enfer , fut pour moi un événement capital. Pour la première fois, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste et me donnaient l'impression vivante et presque physique du surnaturel. Mais mon état habituel d'asphyxie et de désespoir restait le même. J'avais complètement oublié la religion et j'étais à son égard d'une ignorance de sauvage. La première lueur de vérité me fut donnée par la rencontre des livres d'un grand poète, à qui je dois une éternelle reconnaissance, et qui a eu dans la formation de ma pensée une part prépondérante, Arthur Rimbaud. La lecture des Illuminations, puis, quelques mois après, d'Une saison en enfer, fut pour moi un événement capital. Pour la première fois, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste et me donnaient l'impression vivante et presque physique du surnaturel. Mais mon état habituel d'asphyxie et de désespoir restait le même. Tel était le malheureux enfant qui, le 25 décembre 1886, se rendit à Notre-Dame de Paris pour y suivre les offices de Noël. Je commençais alors à écrire et il me semblait que dans les cérémonies catholiques, considérées avec un dilettantisme supérieur, je trouverais un excitant approprié et la matière de quelques exercices décadents. C'est dans ces dispositions que, coudoyé et bousculé par la foule, j'assistai, avec un plaisir médiocre, à la grand'messe. Puis, n'ayant rien de mieux à faire, je revins aux vêpres. Les enfants de la maîtrise en robes blanches et les élèves du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui les assistaient, étaient en train de chanter ce que je sus plus tard être le Magnificat. J'étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier à l'entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Et c'est alors que se produisit l'événement qui domine toute ma vie. En un instant mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d'une telle force d'adhésion, d'un tel soulèvement de tout mon être, d'une conviction si puissante, d'une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d'une vie agitée, n'ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J'avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l'innocence, l'éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. […]
Contacts et circonstances, Œuvres en Prose, Gallimard, La Pléiade, pp.1009-1010.