Plusieurs éditions assez récentes (voir Bibliographie) permettent d’analyser dans le détail la marche des projets dont le diplomate fut directement responsable pendant son séjour diplomatique dans l’empire du Milieu (juillet 1895 – août 1909), mais c’est le Livre sur la Chine qui permet de dépasser « l’échantillon » pour considérer la vision d’ensemble de Paul Claudel concernant toute la zone de l’Asie orientale – et ses rapports au reste du monde. Ce texte, édité très tardivement, pose toutefois un certain nombre de difficultés qui ne sont pas toutes levées : son origine, auteur et datation, est restée mystérieuse. Pour Gilbert Gadoffre, l’avant-projet de ce travail est né de la collaboration de Paul Claudel et de Philippe Berthelot – les deux hommes se rencontrent pour la première fois en 1903. On lit en effet au dos de la page 59 du manuscrit de la troisième version cette note: « Je crois qu’il est préférable que nous signions d’un pseudonyme. Que pensez-vous de « Le Bouton de corail » ? » La discrétion des auteurs pourrait alors s’expliquer par la liberté de ton de l’ouvrage, souvent critique à l’égard de l’action des « Puissances » occidentales en Chine, jugée « nuisible ». Mais rien n’est certain, et on peut imaginer plusieurs relecteurs ; Jacques Houriez préfère d’ailleurs utiliser le terme neutre de « scripteur » dans son introduction. Pour ce qui concerne la période de rédaction, on peut penser, après Gilbert Gadoffre et Christopher Flood, que la majeure partie du texte date de 1905 – encore que certaines allusions nous reportent bien au-delà.
Le Livre sur la Chine est inachevé et se présente sous forme de notes, d’ébauches, dans un style parfois décousu, souvent elliptique. Des notes et des corrections, de la main de Claudel, montrent que le texte a été relu tardivement (vers 1909?). Révisé, corrigé, profondément remanié et réécrit, le Livre sur la Chine deviendra Sous le signe du dragon en 1947: Yvan Daniel a montré comment le style du « rapport » dans le Livre sur la Chine s’était, dans une intention nouvelle, transformé en une écriture plus légère, parfois plaisante, dans Sous le signe du dragon.
Il est naturellement impossible de « résumer » le Livre sur la Chine: la Chine, explique Claudel, est « un amalgame compact qu’on ne sait par où prendre ». Tous les sujets importants sont évoqués, comme le montrent les titres de quelques chapitres : « Géographie commerciale de la Chine », « La monnaie et le change », « Industries en Chine »… mais la perspective s’élargit à des enjeux plus larges, liés à la politique internationale, lorsqu’il s’agit par exemple pour l’Europe et la Chine de « s’entendre contre le Japon », ou de mettre en oeuvre le développement des échanges avec la colonie française d’Indochine.
Yvan DANIEL
ydaniel@univ-lr.fr
CHOSES DE CHINE
(...)
Car, il est vrai, je n'ai qu'à fermer les yeux et je me retrouve tout de suite sous la véranda de ma maison de Fou-Tchéou que ventile la brise de l'après-midi. Seul moment de fraîcheur entre la fournaise matinale et la cuisson nocturne ! J'entends battre les larges stores qui s'agitent d'un bout à l'autre de la galerie, les cigales au dehors font un vacarme assourdissant, ces cigales chanteuses de là-bas dont le répertoire comporte un triple motif et que tout à l'heure le chœur innombrable des grenouilles, interrompu par quelque hurlement de chien paria va relayer. Je suis seul dans cette immense maison solitaire d'où la tragédie n'a pas toujours été absente. Au-dessous de moi dans le sous-sol s'agite le petit peuple des serviteurs, augmenté des visiteurs occasionnels, femmes, parents, camarades, colporteurs, barbiers, un petit village d'où se dégage une faible odeur d'opium. De temps en temps, les figures changent et quand la peste ou le choléra, comme il arrive, viennent chez moi, on dirait sur la pointe du pied, vérifier ce qu'il y a pour eux, il n'est pas exceptionnel que l'on voie discrètement émaner quelque cercueil. Mais les cercueils ne sont pas rares en Chine, ceux qui sont déjà confortablement installés au centre de l'oméga rituel ou ceux qui attendent sur le seuil la décision du géomancien : j'habite moi-même un cimetière dont le repos n'a jamais inquiété le mien. (.…)
(9 mars 1936)
Contacts et circonstances, Œuvres en Prose, Gallimard, La Pléiade, pp. 1020-1021.
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