Les collaborations musicales

Paul Claudel et Darius Milhaud, Rio, 1917
Paul Claudel
et Darius Milhaud,
Rio, 1917

Historique des réalisations dramatiques

Le dramaturge a très vite compris l’intérêt d’associer la musique au drame. Ses premières pièces comportent déjà souvent des didascalies précises mentionnant la présence d’un accompagnement sonore et musical. À partir de 1912, alors que, pour la première fois, une de ses pièces, L’Annonce faite à Marie, est montée au théâtre, la perspective change. Ayant fait la même année la connaissance de Darius Milhaud, âgé d’à peine vingt ans, et découvrant les ressources de la scène, notamment à travers le théâtre d’Hellerau, en Allemagne, il ressent le besoin de réunir théâtre et musique. C’est ainsi qu’il demande à Milhaud d’écrire une musique de scène pour Agamemnon d’Eschyle, dont il avait entrepris la traduction au début des années 1890, et qu’il décide de poursuivre la traduction de l’ensemble de la trilogie d’Eschyle. Il suggère à Milhaud l’emploi d’un nouveau type de déclamation intermédiaire entre le parlé et le chant, ce que le compositeur réalisera dans Les Choéphores (1915) par l’emploi d’une déclamation notée rythmiquement, soutenue par les percussions et les exclamations du chœur. Une première phase est alors lancée, marquée également par une musique de scène pour Protée, qui comportera trois versions successives entre 1913 et 1919, et le ballet L’Homme et son désir (1917), toujours avec la collaboration fidèle et amicale de Milhaud. En 1922-23, alors en poste à Tokyo, Claudel collaborera avec un compositeur japonais, Kineya Sakichi, pour un mimodrame traduit en japonais, La Femme et son ombre.

À partir de 1927, une seconde période s’ouvre ; cette fois-ci, l’origine des collaborations est à rechercher dans des commandes ou des projets de mise en scène. Ainsi, au début de 1927, Philippe Berthelot demande à Claudel d’écrire une courte pièce en mémoire de son père, le chimiste Marcelin Berthelot, et le dramaturge confie à Germaine Tailleferre le soin de composer la musique de Sous le rempart d’Athènes ; en cette même année, le metteur en scène allemand Max Reinhardt commande à Claudel un grand spectacle sur Christophe Colomb et Milhaud se voit finalement chargé de composer la musique du Livre de Christophe Colomb ; en 1934, Ida Rubinstein prend le relais et sollicite Claudel pour deux œuvres : La Sagesse, avec une musique de Milhaud, et Jeanne d’Arc au bûcher, avec une musique d’Honegger ; enfin, en 1938, c’est Paul Sacher qui lui demande de collaborer avec Honegger pour La Danse des morts.

Claudel prend aussi bien souvent prétexte de la représentation d’une de ses œuvres pour veiller personnellement à l’accompagnement musical. Ainsi, en 1932, Milhaud compose une musique de scène pour L’Annonce faite à Marie. En 1934, Paul Collaer écrit une partition originale pour L’Otage, confiée à un chœur parlé. En 1941, Louise Vetch compose une nouvelle musique de scène pour L’Annonce. En 1943, Honegger se charge de la musique de scène du Soulier de satin à la Comédie-Française. En 1946, Louise Vetch reçoit la commande d’une partition pour Le Père humilié. Le Livre de Christophe Colomb connaît de nouvelles versions : Claudel adapte son texte pour une radiodiffusion accompagnée d’une musique originale d’André Jolivet en 1947, Milhaud compose une nouvelle partition, simple musique de scène, lorsque Barrault monte l’ouvrage en 1952 ; enfin, deux ans plus tard, Milhaud reprend la version opératique de 1927 en intervertissant les deux parties et en opérant différentes coupures. On peut encore mentionner, en 1955, la nouvelle musique de scène de Protée réalisée par Milhaud lors de représentations dirigées par Jany Holt, mais, progressivement, le dramaturge participe de moins en moins à l’élaboration de ces partitions, laissant la première place au metteur en scène.

La conception musicale du dramaturge

Il est naturellement difficile de caractériser l’ensemble de ces collaborations qui vont de la simple et courte musique de scène au quasi-opéra. Néanmoins, l’originalité de la plupart de ces réalisations vient du rôle que s’est octroyé le dramaturge. À l’inverse d’une logique opératique où le librettiste se fait le serviteur du compositeur, Claudel entend faire de la musique la servante du drame ; c’est ainsi qu’il fixe très souvent le cadre de la musique qu’il désire, et prodigue à son collaborateur musical de multiples conseils. Il transpose donc le modèle du théâtre grec où le dramaturge était son propre musicien. Cette prise de pouvoir du dramaturge dans un domaine qui n’est pas le sien peut surprendre ; néanmoins, Claudel a toujours fait preuve d’une grande souplesse et ses musiciens ont rendu un hommage appuyé à la qualité, la précision et la justesse de ses remarques qui font de l’écrivain une sorte de musicien non réalisé.

Sa conception générale peut être résumée grâce au concept qu’il a lui-même défini de « musique à l’état naissant » : il ne s’agit plus de plonger l’ensemble du drame dans la musique, mais de jouer de la concurrence et de la complémentarité de ces deux éléments ; une continuité est ainsi recherchée entre paroles, cris, bruits, rythme et musique. Jeanne d’Arc au bûcher apparaît comme l’œuvre la plus représentative de cette théorie, mêlant texte parlé, bruitage, musique orchestrale, vocale et chorale, et le succès de cet ouvrage témoigne de la validité de la conception claudélienne en ce domaine.

Poésie et musique

Au vaste ensemble constitué par ces collaborations associant la scène et la musique, il faut ajouter un volet plus discret : les œuvres poétiques conçues pour la musique. Il est symptomatique, par exemple, qu’en 1905, dans L’Occident, il ait fait paraître sous le titre général « Paroles pour de la Musique », trois poëmes : « Le Sombre Mai », « Ce qui n’est plus » et « Le Sommeil dans le chagrin ». Par la suite, il écrira, traduira ou adaptera régulièrement des textes poétiques pour les confier à des musiciens. C’est ainsi que Darius Milhaud mettra en musique le Psaume 136 (1918) et le Psaume 129 (1919), traduits par Claudel, la cantate Pan et Syrinx d’après de Piis (1934), Cantate de la paix (1937), Les Deux Cités (1937) et Cantate de la guerre (1940). Louise Vetch a composé, de son côté, deux recueils de mélodies à partir des Dodoitzu et des Poèmes d’après le chinois.

Pascal Lécroart

 

Bibliographie
– Pascal Lécroart, Paul Claudel et la rénovation du drame musical, Liège, Mardaga, 2004.
– Pascal Lécroart et Huguette Calmel, Jeanne d’Arc au bûcher de Paul Claudel et Arthur Honegger, Paris, Publimuses, 1993 ; réédition revue et complétée : Genève, Papillon, 2004.

LE DRAME ET LA MUSIQUE (1930)

Pascal a dit un mot bien juste : "L'éloquence continue ennuie." Je serais tenté de le modifier en disant : "La musique continue ennuie. — La poésie continue ennuie." L'âme n'est pas constamment dans le même état de tension, et je parle ici aussi bien des spectateurs que des acteurs sur la scène. Elle a besoin de regagner le sol de temps en temps, ne fût-ce que pour y trouver le support d'un nouveau bond. L'auteur, et le spectateur avec lui, a avantage à agir comme les tâteurs de vin en France qui sucent un citron de temps en temps pour se nettoyer la bouche et s'apprêter à mieux goûter une nouvelle gorgée de nectar. Le drame ainsi compris n'est pas un vol monotone dans le ronron ininterrompu de l'orchestre ou de la prosodie. C'est une série d'élans et de rémissions. Je vous parlais de Richard Wagner tout à l'heure. La gloire de ce grand homme a été de comprendre que tout ce qui est sonore, depuis la parole jusqu'au chant, à travers des climats différents est réuni par des liens subtils et que la musique est inhérente à tout ce qui se réalise dans le temps, soit qu'elle se borne à lui imposer un rythme, soit qu'elle le colore peu à peu de timbres divers et le transporte enfin dans la plénitude déployée de l'orchestre et du chant. Son erreur a été de ne pas créer de gradations entre la réalité et l'état lyrique, d'appauvrir ainsi sa palette sonore et de raccourcir la portée de son essor; chez lui nous n'entrons pas peu à peu dans un monde conquis ou mérité, nous sommes placés d'emblée par l'enchantement des timbres amalgamés et de ces filtres à base de cuivres au sein d'une espèce d'atmosphère narcotique où tout se passe comme dans un rêve. Milhaud et moi, au contraire, nous avons voulu montrer comment l'âme arrive peu à peu à la musique, comment la phrase jaillit du rythme, la flamme du feu, la mélodie de la parole, la poésie de la réalité la plus grossière, et comment tous les moyens de l'expression sonore depuis le discours, le dialogue et le débat soutenus par de simples batteries, jusqu'à l'éruption de toutes les richesses vocales, lyriques et orchestrales, se réunissent en un seul torrent à la fois divers et ininterrompu. Nous avons voulu montrer la musique non seulement à l'état de réalisation, de grimoire réparti aux pages de la partition, mais à l'état naissant quand elle jaillit et déborde d'un sentiment violent et profond.

Œuvres en prose, Gallimard, Pléiade, p. 152-153 - D.R.