Claudel et l’Italie

Au retour de sa « tournée de conférences littéraires, catholiques et patriotiques1» – ainsi appelle-t-il, dans une lettre à Frizeau, son voyage en Suisse et en Italie accompli dans les premiers mois du 1915 –, Claudel, s’adressant à Jacques Rivière, condense en ces termes les impressions suscitées par le Bel Paese : « Que l’Italie m’a paru belle ! Il faudra absolument que je passe l’hiver prochain à Rome. J’en ai besoin pour la prochaine œuvre que je vais écrire2». Nous voilà mis en face d’un exemple concret de cette sorte d’effet aimant que l’Italie exerce inexorablement depuis toujours sur n’importe quel touriste étranger. Si, en plus, ce touriste est un artiste, le rappel sera encore plus fort, tant est immense le patrimoine artistique et culturel qu’offre ce pays. Et si, en outre, cet artiste possède la sensibilité esthétique et la perception visuelle de Claudel, le retour en Italie deviendra alors une véritable nécessité pour lui, intimement reliée aux développements de son œuvre littéraire .

Ses vœux seront exaucés : le 19 septembre de la même année, Claudel quitte Paris pour Rome, en vue d’une mission diplomatique dont le but principal est de sonder le terrain pour la création d’une union douanière et économique entre la France et l’Italie, en exploitant la rupture des rapports entre celle-ci et l’Allemagne à cause de la guerre. Retracer, donc, le rapport entre Claudel et l’Italie signifie premièrement se rapporter à ce deuxième séjour dans la Ville éternelle, où il demeura d’une façon plus ou moins continuelle de septembre 1915 à novembre 1916. C’est, en effet, cette période de permanence qui scelle le lien entre le poète vosgien et ce « beau pays débordant de lumière, de couleur et de joie », comme il le décrit dans la même lettre à Frizeau mentionnée plus haut.

Rome l’accueille non pas en étranger : en effet, il y a séjourné pendant une dizaine de jours au cours de cette tournée littéraire en 1915, après avoir visité Milan, Turin, Boulogne et Florence. Lors de ces deux permanences, il trouve dans la capitale italienne cette convergence féconde de l’Histoire, de l’Art, de la Nature et de la Culture, capable de multiplier d’une façon exponentielle les occasions d’inspiration pour un artiste comme Claudel, à un tel point que cela risque de produire l’effet contraire : « Rome est un pays admirable, qui n’a qu’un défaut, celui de ne pas nous engager à travailler. Il y a tant de beauté autour de soi que ce n’est réellement pas la peine d’essayer d’en créer un peu soi-même3», écrit-t-il à Henri Hoppenot, ancien compagnon du Service de presse. En fait, son deuxième séjour romain ne sera pas improductif : au contraire, c’est justement entre une visite aux nombreuses églises de Rome et un repas dans les pittoresques osterie de Trastevere qu’il trouve l’inspiration pour achever Le Père humilié. En outre, son activité diplomatique aussi est en pleine ferveur : les devoirs et les obligations se multiplient, et seront menés à bien par Claudel avec le zèle et la vigueur qui le caractérisent, en essayant de vaincre la défiance du Quai d’Orsay. Le temps ne lui fait pas défaut pour les occupations mondaines : c’est, en effet, au cours de ce deuxième séjour romain qu’il scelle son amitié avec le comte Giuseppe Primoli et la célèbre actrice Eleonora Duse, un rapport d’amitié cordiale qui perdurera longtemps. Par contre, son séjour romain sera également marqué par une âpre polémique qui éclate suite à un article paru dans le Corriere d’Italia.

Un nouveau devoir diplomatique de première importance éloigne Claudel de l’Italie à la mi-novembre 1916 : Philippe Berthelot lui annonce sa nomination de ministre à Rio de Janeiro, ce qui met fin au deuxième séjour de Claudel dans la capitale italienne. Il n’y reviendra que pour deux occasions spéciales : la première est la cérémonie de couronnement du pape Pie XII, en 1939, alors qu’il sera appelé à faire partie de la délégation française invitée à la célébration ; la deuxième est « une matinée de poésie claudélienne offerte au même pontife en mai 1950 », comme nous le rappelle Gérald Antoine dans son intéressante biographie sur Claudel.

En définitive, on peut affirmer avec certitude que l’Italie a laissé son empreinte sur Claudel : nul doute que la pensée du Bel Paese l’ait accompagné dans son voyage au Brésil. Mais Claudel, a-t-il laissé sa marque en Italie ? Si l’on met de côté l’intérêt suscité, à l’époque, par la visite de cette illustre personnalité étrangère, on serait tenté de répondre négativement.

En effet, une toute récente publication4vient nous dévoiler, avec une certaine amertume, le désintérêt presque total du public italien à l’égard de ce « gorille catholique » – l’expression est de Benedetto Croce – exception faite pour les spécialistes. De même, du point de vue des publications le panorama est aujourd’hui désolant, vu que le peu de livres disponibles dans les bibliothèques sont désormais hors du commerce et plutôt datés : il s’agit principalement de la traduction de quelques unes des pièces claudéliennes – comme, par exemple, L’annonce faite à Marie (traduite sous le titre de L’annuncio fatto a Maria), Le Soulier de satin (La scarpina di raso), L’Echange (Il baratto), Tète d’Or (Testa d’oro), La Ville (La città) –, des œuvres poétiques telles que les Cinq Grandes Odes (Cinque grandi Odi), l’Art poétique (Arte poetica) ou Connaissance de l’Est (Conoscenza dell’est) –, ou encore des écrits comme Présence et prophétie (Presenza e Profezia). On pourrait objecter que, tout bien considéré, les œuvres traduites ne sont pas en petit nombre, ce qui est vrai au fond : on ne veut point, en effet, amoindrir ici la contribution que ces publications ont donnée à l’époque à la diffusion de Claudel en Italie, mais il faut tout de même reconnaître qu’il s’agit de simples traductions réalisées sans aucune intention scientifique et publiées par des maisons d’édition mineures (à l’exception de L’annuncio fatto a Maria, imprimé par Rizzoli en 2001), ce qui a rendu ces livres difficiles à trouver et, en même temps, les a cachés aux yeux des lecteurs non-spécialistes. Certes, il n’en reste pas moins qu’elles témoignent d’un certain intérêt pour le Claudel dramaturge et poète de la part du public italien.

En ce qui concerne la critique, la situation n’est pas plus rose : Claudel n’a été pris en considération par les critiques italiens que marginalement ; on attend encore, en effet, une étude significative et exhaustive de son œuvre, bien que ce poète ait été l’objet de quelques réflexions par de grands noms de la critique italienne, tel que Gianfranco Contini, qui a écrit un court essai sur les Conversations dans le Loir-et-Cher5ou Carlo Bo, auteur d’une « méditation » sur Claudel6dont l’élaboration fut laborieuse. Plus récemment, le poète vosgien a été l’objet d’une étude de Filippo Fimiani7qui, à partir de l’analyse des réflexions de Claudel sur la peinture hollandaise du dix-septième siècle, parvient à recomposer son idée d’esthétique. Toutefois, ce n’est que depuis peu, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort du poète, que l’intérêt de la critique semble s’être vraiment réveillé, ce dont témoigne l’estimable publication susmentionnée. Souhaitons alors qu’elle marque le début d’une riche floraison d’études critiques autour de la personnalité et de l’œuvre de ce polyédrique écrivain.

Il peut être néanmoins utile de réfléchir un instant sur les motivations de cette indifférence, et cela non pas par goût de la polémique, mais parce que prendre simplement acte du phénomène ne suffit pas à en restituer la portée. Peut-être n’est-on pas trop loin de la vérité si l’on affirme que, dans ce processus d’oubli qui atteint la figure et l’œuvre de Claudel, la diffusion de l’athéisme et du sécularisme jouent un rôle prépondérant (on est conscient que cela pourrait étonner le lecteur étranger considérant au contraire, avec bénigne naïveté, l’Italie comme le pays le plus catholique) : le substrat relativiste de ces idéologies va à l’encontre du message universel dont la religion se fait l’intermédiaire. Par conséquent, pour utiliser une métaphore musicale, il ne faut pas s’étonner qu’un artiste comme Claudel soit perçu comme une note trop consonante dans cet accord ambigu et dissonant qu’est la modernité. Concrètement, le silence autour de lui s’explique aussi par la défiance avec laquelle la religion est accueillie dans les environnements universitaires (et, au fond, le refus d’accueillir Benoît XVI à l’Université « La Sapienza » de Rome témoigne bien de cette intolérance à l’égard du catholicisme, au delà de toute polémique envers la personne de Joseph Ratzinger) : en effet, on regarde souvent d’un mauvais œil tout artiste en lien avec la religion catholique et l’on se tourne alors vers d’autres personnalités plus en accord avec les idéologies de cette époque ou certains orientations politiques. Enfin, il faut se souvenir que Claudel reste en tout cas, pour les italiens, un artiste étranger (et français, alors qu’on connaît la prédilection, désormais mondiale, pour une certaine anglophilie dans les études) : il s’ensuit qu’on préfère se concentrer sur ces écrivains perçus comme les plus célèbres et significatifs de la littérature française, mais parmi eux le poète vosgien a du mal à trouver une place, quoique déjà le fin critique qu’était Marcel Raymond reconnaissait en Claudel « le poète le plus puissant que la France ait eu depuis Hugo8». Et nous voulons croire que l’Italie a en quelque sorte contribué à l’éclatement de cette « puissance » littéraire.

Luca Barbieri, Université de Trente (Italie)

 

1 P. Claudel, F. Jammes, G. Frizeau, Correspondance (1897 – 1938), vol. I, Paris, Gallimard, 1952, p. 280.

2 Cité dans G. Antoine, Paul Claudel ou l’enfer du Génie, Paris, Robert Laffont, 20042, p. 179.

3 Ibid., p. 180.

4 Il gigante invisibile. Paul Claudel a 50 anni dalla morte, actes de la « VIe Journée de réflexion sur Littérature et catholicisme au Vingtième Siècle », recueillis par Mgr. P. Iacobone, Roma, éd. Gremese, 2008. On peut lire une recension de ce livre dans le numéro 190 du Bulletin de la Société Paul Claudel.

5 G. Contini, Le Conversations di Claudel, in Esercizî di lettura sopra autori contemporanei con un’appendice su testi non contemporanei. Nuova edizione aumentata di «Un anno di letteratura», Torino, Einaudi, 1974, pp. 181-87. L’article date en fait de 1936.

6 C. Bo, Meditazione su Claudel, in Letteratura come vita, Milano, Rizzoli, 1994, pp. 829-846.

7 F. Fimiani, Poetiche e genealogie. Claudel, Valéry e Nietzsche, Napoli, Liguori, 2000. On signale aussi cet autre article de Fimiani, Poetica Mundi: Estetica e ontologia delle forme in Paul Claudel, téléchargeable gratuitement de l’adresse que voici : http://www.unipa.it/~estetica/download/poetica_mundi.pdf.

8 M. Raymond, De Baudelaire au Surréalisme, Paris, Corti, 1940, p. 188.