Sommaire
Avant-propos par Catherine Mayaux, 2
Liste des principales abréviations, 3
Sever MARTINOT-LAGARDE
– Quelques fantaisies épistolaires de Paul Claudel, 5
Shinobu CHUJO
– Voyage à Kyûshû en novembre 1924, 15
Claire BOMPAIRE-EVESQUE
– Barrès et Claudel : une incompréhension réciproque, 23
Michel AUTRAND
– Claudel et Jean-Richard Bloch, 34
Nina HELLERSTEIN
– Quelques aspects du rapport entre Claudel et Whitman, 46
Thérèse MOURLEVAT
– Une lettre inédite de Darius Milhaud à Paul Claudel, 51
Pascal LÉCROART
– Les représentations de Jeanne d’Arc au bûcher en 1941, 55
Catherine MAYAUX
– La correspondance inédite Paul Claudel-Jean Paulhan, 60
Jacques HOURIEZ
– Lettres de Claudel à Wladimir d’Ormesson, 69
Dominique MILLET-GÉRARD
– Claudel et la « Petite mèche de quatre sous », 81
Théâtre, 93
Bibliographie, 95
Annonces, 96
Assemblée générale de la Société Paul Claudel du 24 janvier 2004
Rapport moral, 97
Rapport financier, 102
Barrès et Claudel : une incompréhension réciproque1
(1904-1923)
Né en 1862, Barrès est de six ans à peine l’aîné de Claudel, mais il semble ne pas appartenir tout à fait au même siècle. Les deux écrivains se sont écrit, se sont rencontrés, ont essayé de se comprendre mais n’y ont pas réussi. L’étude de leur correspondance et des jugements qu’ils ont émis l’un sur l’autre permet de faire l’histoire de cette relation avortée.
La correspondance conservée ou connue de Barrès et Claudel est peu abondante et très inégalement répartie entre les deux correspondants2 : elle comporte trois lettres de Barrès conservées au Centre Jacques-Petit de l’Université de Besançon et treize lettres ou cartes de Claudel conservées au Fonds Barrès du Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France3, plus deux copies de lettres de Claudel conservées au Fonds Jacques Doucet4, et le résumé d’une lettre de Claudel disparue5. Doit-on attribuer la disparition des lettres de Barrès à la destruction d’une grande partie des papiers de Claudel lors du tremblement de terre de Tokyo ?
Les indications que cet échange donne peuvent être complétées par d’autres textes où les deux écrivains se sont exprimés l’un sur l’autre. Claudel mentionne Barrès çà et là dans son Journal6, ainsi que dans diverses lettres7. Son opinion sur Barrès est formulée de façon plus explicite dans un de ses entretiens avec Frédéric Lefèvre8 et surtout dans le 33e entretien de ses Mémoires improvisés9. Il y a en revanche très peu de textes de Barrès sur Claudel, à peine une mention dans les quatorze volumes de Mes cahiers10. On ne note pas non plus de prise de position publique : dans les deux enquêtes sur Claudel publiées par Paris-Journal et La Phalange en juin et juillet 191411 ne figure aucune réponse de Barrès, parti aux pays du Levant du 1er mai à la fin de juin. Cependant des propos assez circonstanciés de Barrès datant des années 1918-1923 ont été rapportés par Maurice Martin du Gard dans ses Mémorables12.
Les deux écrivains se sont vraisemblablement connus du temps de leurs débuts littéraires dans le cercle de littérateurs et de journalistes qui gravitaient entre 1891 et 1897 autour de Marcel Schwob13, ou dans le cercle plus restreint de la revue L’Idée libre animée par Maurice Pottecher14, quoiqu’aucun document n’atteste formellement qu’ils se soient rencontrés. Au cours de ses séjours à l’étranger, le jeune Claudel s’est intéressé à l’œuvre de Barrès, comme en témoigne une lettre envoyée de Boston à Pottecher le 11 mars 1894 concernant la pièce de Barrès Une journée parlementaire15.
Quand ils reprennent contact en 1904, un écart s’est creusé entre eux, car Barrès fait déjà figure de maître alors que Claudel commence à peine à être connu. Leur relation apparaît alors comme celle d’un écrivain arrivé face à un confrère débutant. Alors que Barrès use avec assurance de l’expression « Mon cher ami », ou « Mon cher Claudel », Claudel hésite entre « Cher monsieur » et « Cher monsieur Barrès », ne recourant qu’une fois au « Cher ami ». Les deux écrivains s’envoient régulièrement leurs ouvrages et accusent réception de ceux qu’ils ont reçus16. Les envois de Claudel sont particulièrement chaleureux au début de la reprise de contact : envoi autographe de Connaissance du temps en 1904 ; envoi autographe en 1905 de l’édition de 1890 de Tête d’Or, et surtout envoi en 1906 de l’exemplaire n° 10 sur vélin d’Arches de l’édition restreinte de Partage de Midi17.
Les lettres de remerciements de Barrès n’ont pas été conservées, à part celle où il félicite en termes très vagues Claudel pour les vers publiés en 1905 dans L’Ermitage18, « des vers larges, rudes, francs, très beaux ». Il s’intéresse plus à l’esprit de Claudel qu’à son texte et le rattache à une lignée qui lui est chère, l’héroïsme cornélien : « Il y a chez vous, par dessus trois siècles qui la nourrissent, l’âme cornélienne. Et puis votre longue solitude ». Cette comparaison avec Corneille ne pouvait guère plaire à Claudel, qui voit dans l’auteur de Polyeucte l’exemple même de la fausse grandeur, dans l’ordre de la morale comme du style19.
Claudel a fourni plus d’effort pour analyser le style de Barrès. Les éloges qu’il formule dans la correspondance à propos d’Au service de l’Allemagne s’efforcent de définir l’esthétique de la description barrésienne, toute mêlée d’idéologie :
Vous me jugeriez impertinent de vous parler des qualités littéraires de votre œuvre. Je ne vois rien cependant de plus parfait que vos pages sur Sainte Odile et les étangs de Tarquimpol. Tout est ramené à l’intelligence, et toute joie à celle de comprendre20.
Il parvient à être sincère dans la flatterie en repérant dans le style des Amitiés françaises des qualités conformes à ses propres exigences stylistiques :
Vous avez en vous le vrai génie de la France : affirmation et construction, jusque dans vos qualités d’écrivain dont je goûte surtout la plus rare, l’invention délicieuse des formes syntactiques. Je ne vois personne qui sache « couper » comme vous21.
Claudel apprécie le caractère nerveux de la phrase barrésienne plus que sa « musique » si unanimement admirée vers 1900.
La relation entre Barrès et Claudel apparaît comme professionnelle et mondaine plus que personnelle. En 1905 Barrès félicite Claudel pour son élévation au grade de chevalier de la Légion d’honneur. L’année 1906 fournit à Claudel deux occasions de féliciter à son tour Barrès : l’élection de celui-ci à l’Académie française sur le fauteuil de Heredia (janvier 1906), puis son élection comme député du premier arrondissement de Paris (mai 1906). Claudel a été reçu chez les Barrès22, mais les relations n’ont jamais été intimes, ne serait-ce qu’à cause de l’éloignement de Claudel dans ses divers postes diplomatiques.
Claudel a cependant essayé en 1908 de forcer l’intimité de Barrès dans le domaine religieux, fidèle à l’obligation qu’il s’est faite de témoigner de sa foi et de convertir ses amis et relations. De la lettre de Claudel nous ne connaissons qu’une phrase : « Quel dommage qu’un esprit si bon et si juste que le vôtre […] ne soit pas chrétien »23. Dans sa réponse, Barrès dit son attachement à « l’atmosphère chrétienne », mais refuse tout engagement religieux précis, qui, vu l’état de ses convictions, serait insincère ; il avoue cependant son admiration pour « l’adhésion pleine et entière » de Claudel24. Une longue lettre biographique que Claudel envoie à Barrès en 1911 pour retracer son évolution morale prend un caractère apologétique, puisque Claudel y fait le récit de sa conversion25 et termine en discutant des contradictions apparentes du christianisme26 et en évoquant l’assurance que donne la croyance en la vie future ; mais bien que ce thème fût propre à toucher un homme obsédé par la mort, la lettre ne contient aucun appel personnel. Quand Claudel écrit à Barrès à l’occasion de la campagne de celui-ci pour les églises de France, il se réjouit presque que les églises soient défendues par un homme situé aux marges du catholicisme et il ne semble pas partager les préventions de certains catholiques, choqués par le désir de Barrès d’élargir le catholicisme en direction du naturalisme païen :
Il est bon d’un certain côté que ce ne soit pas un catholique en quelque sorte professionnel qui ait pris la défense des autels vénérables de la vieille Gaule. Il s’agit de lieux saints pour ainsi dire naturels, il s’agit des idées les plus vieilles, les plus essentielles et les plus profondes de l’humanité. Quand on a comme moi beaucoup voyagé, on voit que la pensée religieuse ne varie pas autant qu’on le dit. Partout on trouve le sacrifice, la commémoration des morts, la communion, etc.27
Claudel sait adapter ses propres idées28 au langage d’un interlocuteur qui se plaît à retrouver dans les lieux saints catholiques un sacré plus ancien29. Il sait aussi se faire provocateur. La lettre dans laquelle il répond à l’envoi de La Grande Pitié des églises de France met en cause, au-delà des politiques du moment, « ces faux maîtres du XIXe siècle dont ils sont la postérité légitime, les Hugo, les Michelet, les Quinet, et surtout ce misérable, cet abject Renan ! »30. Or Claudel ne peut ignorer que ces écrivains sont aux sources de la pensée et de la sensibilité barrésiennes ; l’auteur du Voyage de Sparte leur sait gré d’avoir fait de l’histoire des religions un inépuisable champ de rêveries. Quand Barrès combat pour les églises de France, il est persuadé d’être d’accord avec « le vrai Renan »31. Dans le domaine religieux, l’accord entre Barrès et Claudel ne se fait que sur la nécessité de lutter contre la politique anticléricale alors dominante32.
Les deux écrivains semblent plus en harmonie dans le domaine politique. Claudel dit apprécier, en tant qu’homme de l’Est, les deux romans patriotiques de Barrès, Au service de l’Allemagne et Colette Baudoche, et renchérit sur l’antigermanisme de l’auteur :
Avec quelle joie je vois mettre en lumière la qualité constructive de notre esprit français au regard de la hideuse patauderie germanique ! Cela console des Gobineau et autres imbéciles. Le Nord n’a jamais su que détruire ; Luther, Kant, Nietzsche ont été possédés de cette rage exterminatrice des « berserkers »33.
En 1910 Claudel, consul de France à Prague, invite Barrès à venir à Prague pour y observer la résistance du peuple tchèque à la germanisation34, mais Barrès ne donne pas suite à cette proposition35. Cependant, dès 1908, Claudel a fait des réserves sur la thèse barrésienne de l’enracinement : « Barrès est enraciné dans un pot de fleurs », écrit-il dans son journal36. Le nationalisme barrésien lui paraît étriqué et trop tourné vers le passé37. Après la mort de Barrès, il répétera à plusieurs reprises qu’au mot d’ordre barrésien « la terre et les morts »38, il entend personnellement opposer une formule plus ouverte « la mer et les vivants »39. Dans les années 1905-1914, Claudel et Barrès sont objectivement dans le même camp politique, ce qui crée une certaine complicité sensible dans le ton des lettres de Claudel.
Un épisode a cependant failli les brouiller en 1911, Barrès ayant suscité des espoirs auxquels il n’a finalement pas donné d’accomplissement. Le jeune académicien, qui a publié plusieurs articles sur des écrivains catholiques, fait part en effet à des amis communs de son projet d’écrire une étude sur Claudel. Celui-ci s’en montre extrêmement ému et reconnaissant :
Philippe40 me dit que vous l’avez entretenu du projet que vous auriez d’écrire une étude sur moi et mon œuvre. Vous pensez combien je vous suis reconnaissant, en même temps que je me sens un peu troublé, de cette intention. La gloire peu prodigue avec moi jusqu’ici me vient enfin tout d’un coup. Philippe me dit que pour votre travail vous auriez besoin naturellement de faits et d’éclaircissements. Je suis tout prêt à vous les fournir, si vous voulez bien me demander sur quels points vous en avez besoin41.
Il est clair que Claudel considère qu’un article de Barrès serait décisif pour le faire sortir des cénacles littéraires et le faire reconnaître par le public cultivé. Il s’en réjouit dans ses lettres à Gide, qui justement publie L’Otage dans la NRF42, et il s’inquiète de savoir si L’Otage a bien été envoyé à Barrès43. Ce projet a été l’occasion pour lui de rédiger deux lettres capitales sur son évolution morale et son esthétique44. Philippe Berthelot, ami des deux écrivains, a servi d’intermédiaire pour remettre à Barrès la biographie de Claudel45 et certaines de ses œuvres. En l’absence de Claudel, consul à Prague, Berthelot est allé jusqu’à proposer à Barrès de le faire déjeuner avec deux admirateurs de l’auteur de Partage de Midi, Élémir Bourges et André Gide, offre que Barrès a déclinée. La documentation s’est accumulée chez Barrès46, mais on peut douter que celui-ci se soit mis sérieusement au travail. Pris par son œuvre propre et ses activités parlementaires, Barrès a laissé passer le temps sans écrire cet article et il n’en est plus question dans la correspondance des deux hommes, qui semble avoir alors connu une éclipse47.
À cette déception s’est ajouté un autre motif de brouille, « l’Affaire Jammes-Barrès ». Le grand prix de littérature de l’Académie française ayant été accordé en mai 1912, par une commisssion où siégeait Barrès, à L’Élève Gilles d’André Lafon plutôt qu’à Ma fille Bernadette de Jammes48, ce dernier y a vu la stratégie d’un mandarin des lettres préférant promouvoir des inconnus, pour éviter de mettre en valeur des talents qui risqueraient de faire ombrage à sa propre célébrité49. Le cercle d’écrivains catholiques gravitant autour de Jammes et Claudel a diffusé ces accusations et les journaux s’en sont faits l’écho50. Aux yeux des amis de Claudel, Suarès, Jammes ou Frizeau, Barrès a d’autre part le tort d’être lié personnellement et politiquement aux hommes de l’Action française51, et la colère qu’a provoquée en eux au même moment un article sévère du critique d’Action française, Pierre Lasserre, à propos de l’œuvre de Claudel52, a rejailli sur Barrès. Personnellement Claudel s’est gardé de confondre Barrès avec Maurras, ou avec Pierre Lasserre. Excédé par les ragots du microcosme littéraire parisien, il a plutôt cherché à minimiser ces incidents53. Il n’en a pas moins eu un moment de dégoût qui l’a conduit à demander à Gallimard de rayer Barrès de la liste des écrivains auxquels envoyer L’Annonce faite à Marie54.
La brouille fut de courte durée. Dès l’année suivante, Claudel a tenu à faire envoyer La Cantate à trois voix « de sa part » à Barrès55. En 1914 il écrit à Barrès pour le féliciter du livre qui est né de sa campagne pour les églises de France, La Grande Pitié des églises de France. En revanche il est peu probable, malgré le témoignage d’Ève Francis, que Barrès ait assisté en juin 1914 à une représentation de L’Otage monté sous la direction de Lugné-Poë56.
Deux lettres de guerre ont été conservées. Dans leur brièveté énigmatique, elles prouvent que le député de Paris, qui s’est mis au service de la France combattante, et le haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères ont tout naturellement eu l’occasion de collaborer. La correspondance s’interrompt en 191557 de façon brutale. Nous ne saurons probablement jamais quelle est la circonstance « fort gênante et embarrassante », qui a rendu beaucoup plus « difficile » l’entretien que Claudel voulait avoir avec Barrès en février 1915. Cette lettre du 23 février 1915 ne signifie pas à notre avis une rupture entre les deux hommes mais plutôt une difficulté passagère dans les services qu’ils se rendaient. Claudel, lui-même engagé dans des actions de propagande auprès des pays neutres, n’a pas été de ceux qui ont reproché à Barrès d’avoir mis sa plume au service de la propagande intérieure.
Après cette date, plusieurs faits permettent de supposer tout au plus que les deux écrivains ne nourrissaient pas d’hostilité mutuelle. En novembre 1916 Barrès a assisté à la matinée Claudel organisée par Adrienne Monnier58 pour le foyer franco-belge. Trois ouvrages de Claudel datant de 1915 et l’édition de 1920 du Père humilié figurent dans la bibliothèque de Barrès59. Claudel de son côté possède la plaquette de 1919 intitulée La Minute sacrée, qui rassemble des articles de Barrès célébrant la libération de l’Alsace-Lorraine. L’absence des derniers grands livres de Barrès, Une enquête aux pays du Levant et Un jardin sur l’Oronte, dans la bibliothèque de Brangues ne prouve pas que Claudel ne les ait pas reçus, la destruction de ses papiers lors du tremblement de terre de Tokyo en 1923 pouvant expliquer certaines disparitions. En 1922 Claudel, qui a pris ses distances vis à vis des catholiques d’Action française60, s’est abstenu d’intervenir dans la campagne des jeunes écrivains catholiques contre Un jardin sur l’Oronte61. S’il n’y a pas de marque d’hostilité, aucune intimité ne lie désormais les deux écrivains. Il est vraisemblable, même en supposant que des lettres ont été perdues, qu’après la guerre ils n’ont plus grand chose à échanger. À partir du moment où Claudel s’affirme à la fois dans la carrière diplomatique et dans le monde des lettres, il cesse d’être un de ces « jeunes » auxquels Barrès s’intéressait, et lui-même n’a plus de raison de prolonger des relations qui le maintenaient dans une relative subordination.
Claudel a survécu à Barrès trente-deux ans et a continué à s’intéresser à lui. Dans les années qui ont suivi la mort de celui-ci (4 décembre 1923) les entretiens ou écrits de Claudel révèlent un véritable rejet de la personne et de l’écriture de Barrès62. Mais le catalogue de sa bibliothèque63 montre qu’il a acheté plusieurs œuvres posthumes : Les Maîtres édités en 1927, qu’il a annotés, et les onze premiers volumes des Cahiers de Barrès publiés de 1929 à 1938. La lecture de ces Cahiers va au long des décennies 1930-1940 et 1940-1950 conduire Claudel à dialoguer à nouveau avec Barrès dans son Journal, et parfois à le critiquer violemment. Une note manuscrite de Claudel à la fin du tome XI des Cahiers de Barrès révèle assez crûment pourquoi les tomes XII à XIV sont absents de sa bibliothèque : « Penser que j’ai eu le courage de lire à peu près d’un bout à l’autre ces onze volumes de niaiseries ! quel temps perdu, 26 juin 1944 »64. L’histoire des relations posthumes de Claudel avec Barrès se clôt par une mention plutôt conciliante dans le discours de réception à l’Académie française prononcé par Claudel en 194765. Claudel range alors Barrès parmi ceux qui soulevèrent le carcan positiviste et revendiquèrent les droits de l’âme. Sous la bannière de cette vague aspiration à un supplément d’âme et de générosité, il place côte à côte les ennemis d’hier, combattants de la cause dreyfusiste et antidreyfusistes, socialistes, conservateurs et catholiques : « Péguy, Psichari et Léon Bloy, aussi bien que Jaurès, Lucien Herr, Bourget et Maurice Barrès, aussi bien qu’Huysmans et Francis Jammes ».
Ainsi les relations de Barrès et Claudel, chaleureuses dans les années 1905-1911, se sont un peu refroidies après « l’Affaire Jammes-Barrès » et l’avortement du projet de Barrès d’écrire un grand article sur Claudel, pour se distendre totalement à partir de 1915. Cette évolution défavorable s’est poursuivie dans l’esprit de Claudel après la mort de Barrès. La dégradation des rapports entre les deux écrivains s’explique parce que le rapprochement des années 1905-1914 était relativement superficiel. Dans le domaine idéologique certaines positions communes masquent des divergences profondes. D’accord pour mépriser tant la « barbarie » germanique que la « bêtise » des parlementaires radicaux destructeurs des églises de France, ils appuient leur refus sur des arguments différents. Barrès reste très marqué par la pensée de Renan, Hugo, Michelet, représentants de cette idéologie du XIXe siècle que Claudel ne cesse de dénoncer. Les relations littéraires de Barrès et Claudel reposent aussi sur des équivoques. Ils ont échangé beaucoup d’éloges polis, mais Barrès a, semble-t-il, à peine lu Claudel et ce dernier, après la mort de Barrès, a jugé très sévèrement son œuvre littéraire :
Je le considère comme un journaliste de premier ordre […] Mais je ne le considère ni comme un penseur, ni comme un poète, ni comme un romancier66. […]
Claire BOMPAIRE-EVESQUE
33. Lettre de Claudel du 13 juillet 1905, sur Au service de l’Allemagne. Selon les continuateurs de la Chronique de Grégoire de Tours, les « berserkers » sont des sortes de lutteurs professionnels qui chez les peuplades de pirates normands font partie de l’entourage des rois. Le mot est employé par Renan.
34. Voir lettre de Claudel du 20 juin 1910.
35. Après la guerre en revanche, leurs positions ont divergé sur la question des « réparations » dues par l’Allemagne et sur celle de l’occupation de la Rhénanie (voir CPC IV, p. 273, citation de l’article « Sur les ruines du Traité de Versailles », Paris-Soir, 8 mars 1937).
36. J.I, p. 56.
37. Malgré un tempérament plus tourné vers l’avenir, Claudel apparaît dans ses textes antérieurs à 1914 plus « réactionnaire » que Barrès, dans la mesure notamment où il n’accepte pas à cette époque l’héritage de la Révolution française (voir Christopher Flood, Pensée politique et imagination historique dans l’œuvre de Paul Claudel, Annales de l’Université de Besançon, vol. 437, Les Belles Lettres, 1991). Sur la position de Barrès, voir M.-F. Guyard, D’un romantisme l’autre, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1992, p. 191-197 : « Maurice Barrès et la Révolution française : la leçon des Déracinés ».
38. Cette formule est le titre d’une conférence prononcée par Barrès en 1899 devant la Ligue de la Patrie française et reprise dans Scènes et doctrines du nationalisme (L’Œuvre de Maurice Barrès, t. V, p. 86-98). Elle a fait l’objet d’une orchestration littéraire en 1902 dans « Le 2 novembre en Lorraine » (Amori et dolori sacrum, dans Romans et voyages, Laffont-Bouquins, 1994, t. II, p. 98-99).
39. F. Lefèvre, Une heure avec…, 3e série, op. cit., p. 165 ; J.I, p. 621 ; P. Claudel, Mémoires improvisés, op. cit., p. 293.
40. Philippe Berthelot.
41. Lettre de Claudel du 10 février 1911.
42. Voir Paul Claudel et André Gide, Correspondance, 1899-1926, préface et notes par Robert Mallet, Gallimard, 1949, p. 160-164, lettre 98 du 18 février 1911 et lettre 99 du 22 février 1911. Gide aimerait que Claudel profite des bonnes dispositions de Barrès pour obtenir au moment même de la publication de L’Otage un mot de publicité dans L’Écho de Paris, sous la signature de Barrès ou de Junius (pseudonyme collectif de plusieurs collaborateurs de ce journal, parmi lesquels figurent Barrès, Bourget, Albert de Mun) (ibid., p. 165, lettre 101).
43. Voir Paul Claudel et André Gide, Correspondance, 1899-1926, op. cit., p. 166, lettre 103 du 4 mars 1911.
44. Lettres de Claudel conservées au Fonds Jacques Doucet.
45. La lettre sur la formation esthétique de Claudel est datée du 19 octobre 1911 par les auteurs de Claudel au jour le jour (1910-1913), Minard, 1995, p. 93. Si, comme il nous paraît vraisemblable, les deux lettres conservées au Fonds Jacques Doucet sont celles que Berthelot a fait suivre à Barrès, elles datent de mars 1911. Voir dans le Fonds Barrès du Département des manuscrits les lettres de Philippe Berthelot du 21 mars 1911 et du 29 mars 1911.
46. Voir lettre de Barrès du 30 mars 1911 : « Je range ces documents (que vous n’augmenteriez jamais trop) et je vous en ferai des questions quand je me mettrai à l’article comme j’en ai toujours l’intention ». Cette lettre figure dans les lettres de Barrès reçues par Claudel mais elle s’adresse à Berthelot qui a dû la transmettre à Claudel.
47. Une seule carte de Claudel a été conservée pour les années 1912-1913.
48. Le grand prix devant couronner une œuvre de fiction, Jammes ne pouvait y présenter les Géorgiques chrétiennnes qui ont obtenu le prix Saint-Cricq-Théïs (voir Robert Mallet, Francis Jammes, sa vie, son œuvre (1868-1938), Mercure de France, 1961, p. 276-277).
49. Voir « Lettres de Francis Jammes à Arthur Fontaine », Revue de Paris, avril 1946, p. 19-20 (lettre de Jammes du 22 juillet 1912) : « Mais les vrais catholiques demeurent inébranlablement fidèles à Claudel et à moi et surtout ces jeunes que pourtant Barrès a aidés dans l’espoir qu’ils nous rayeraient de la Carte littéraire et le substitueraient à nous en silence ».
50. Voir dans Paul Claudel et André Gide, Correspondance, 1899-1926, op. cit., p. 350, l’article paru dans Paris-Midi le 10 juillet 1912, sous la plume de Jean de l’Escritoire, et reproduit dans les « Échos » de L’Action quotidienne (14 juillet 1912), journal de gauche.
51. Sur les rapports de Barrès et Maurras, voir Maurice Barrès et Charles Maurras, La République ou le roi. Correspondance inédite (1888-1923), Plon, 1970. Maurras n’a jamais réussi à convaincre Barrès d’adhérer à ses thèses monarchistes ni de rejeter l’héritage romantique.
52. L’Action française, 6 mai 1911, p. 3.
53. Voir Paul Claudel, Francis Jammes, Gabriel Frizeau, Correspondance, 1897-1938, op. cit., p. 250, lettre 191 (lettre à Frizeau du 10 juillet 1912) ; CPC XIII, p. 56-58, lettre 14 (lettre à E. Sainte-Marie Perrin du 17 juillet 1912) ; Paul Claudel et André Gide, Correspondance, 1899-1926, op. cit., p. 202, lettre 139 (lettre à Gide du 3 août 1912).
54. Paul Claudel et Gaston Gallimard, Correspondance,1911-1954, édition établie, présentée et annotée par Bernard Delvaille, Gallimard, 1995, p. 38 (lettre 26 du 9 mai 1912).
55. Ibid., p. 56-58, lettre 47 du 27 février 1913.
56. D’après les souvenirs de l’actrice Ève Francis, qui ne donne aucune indication de date (Temps héroïques. Théâtre. Cinéma, Paris, Denoël, 1949, p. 233), Barrès aurait été présent à la « Première de gala » de la pièce. Or le 5 juin 1914, soir de la première, Barrès était au Liban. Après les trois représentations initiales données à Montrouge, la pièce a été rejouée triomphalement à l’Odéon les 18, 19 et 20 juin. Mais d’après ses Cahiers, Barrès est encore à Constantinople le 26 juin 1914 (Mes cahiers, op. cit., t. XI, p. 70, « Cahiers d’Orient »).
57. Ces lettres sont datées de février 1916. Il ne peut s’agir que d’une inadvertance de Claudel, puisqu’en février 1916, il est à Rome.
58. Voir Anna de Noailles et Maurice Barrès, Correspondance, 1901-1923, établie, présentée et annotée par Claude Mignot-Ogliastri, éd. de L’Inventaire, 1994, p. XXXVI de l’introduction. Claudel n’est jamais mentionné dans les lettres de Barrès à Anna de Noailles.
59. La bibliothèque de Barrès constitue le Fonds Z-Barrès de la Bibliothèque nationale de France.
60. Sur les rapports de Claudel et de l’Action française avant 1927, voir Christopher G. Flood, « Paul Claudel et Charles Maurras », Claudel Studies (Irving, Texas), vol. XVIII-1, 1991, p. 59-73. Comme Claudel, Barrès a refusé de signer le manifeste « Pour un parti de l’intelligence », lancé par Henri Massis dans Le Figaro du 19 juillet 1919, mais il le fait plus amicalement : « Je vous applaudis, mais je reste en dehors » (voir Henri Massis, Barrès et nous, Plon, 1962, p. 167).
61. Les protagonistes de la campagne contre ce roman de Barrès jugé dangereux pour la foi sont Robert Vallery-Radot et José Vincent. Henri Massis a élargi la question à l’ensemble de l’œuvre de Barrès dans ses Jugements, I, Renan, France, Barrès, Plon-Nourrit, 1923. (Voir M. Barrès, N’importe où hors du monde [recueil posthume], dans L’Œuvre de Maurice Barrès, op. cit., t. XII, Club de l’honnête homme, 1968, p. 462-473, « Art et religion », et les notes, p. 528-532).
62. Voir, outre les textes mentionnés supra aux notes 3 et 4 p. 24 (entretiens avec Frédéric Lefèvre et Jean Amrouche), la lettre de Claudel au Père de Tonquédec du 18 juin 1926 et son analyse, dans D. Millet-Gérard, « Une lettre inédite de Claudel au P. de Tonquédec, sj : la question de la tradition », Lettre et Critique, Actes du colloque de Brest, avril 2001 (publications du Centre d’Étude des Correspondances et Journaux intimes des XIXe et XXe siècles, Université de Bretagne occidentale), p. 279-308.
63. Catalogue de la bibliothèque de Claudel, op. cit., p. 13-14.
64. Ibid., p. 14.
65. Pr, p. 651.
66. P. Claudel, Mémoires improvisés, op. cit., p. 291.
Bibliographie
Léonard-Eugène AUROUSSEAU
Correspondance Léonard-Eugène Aurousseau-Paul Claudel (1922-1926), réunie et annotée par Shinobu Chujo, préface de Jacques Houriez, texte établi par Maryse Bazaud, in Ebisu Études Japonaises 30, Tokyo, Maison Franco-Japonaise, printemps-été 2003, p. 179-215.
Paul CLAUDEL
Correspondance Léonard-Eugène Aurousseau-Paul Claudel (1922-1926), voir ci-dessus.
André ESPIAU de LA MAËSTRE
« Génétique et destin du Judas claudélien » in Les Lettres Romanes, Tome LVI – n° 3-4, Université catholique de Louvain, 2002, p. 321-324.
Marie-Anne LESCOURRET
Claudel, « Grandes biographies », Flammarion, 2003.
Catherine MILLER
Jean Cocteau, Guillaume Apollinaire, Paul Claudel et le groupe des Six, Rencontres poético-musicales autour des Mélodies et des Chansons, Pierre Mardaga éditeur, Belgique, 2003.