Sommaire
Michael HAERDTER
– Entretien avec Stefan Bachmann, metteur en scène des Athées [L’Otage, Le Pain dur, Le Père humilié], 2
Hugues de LA SALLE
– Yves Beaunesne met en scène Partage de Midi, 16
André JARRY
– Partage de Midi dans la collection Renaud-Barrault aux Arts du Spectacle (première partie), 19
Spectacles et musique
– Philippe BARON : Partage de Midi à la Comédie-Française, 38
– Christelle BRUN : Printemps berlinois pour les Coûfontaine, 39
– Atsushi ODE : « Camille Claudel » par Senrei Nishikawa, 41
– Vincent MOREL : Psaumes-chorals et Psaumes de la Pénitence de Joseph Samson. Paul Claudel répond les Psaumes, 42
Notes de lecture
– Marie-Ève BENOTEAU : Les publications des psaumes de Claudel, 49
– Volker KAPP : La traduction en allemand de la « Trilogie » des Coûfontaine par Herbert Meier, 57
En marge des livres
– Benoît BARUT : La Revue des lettres modernes, série « Paul Claudel » n°19, 61
– Sophie LEMAÎTRE : Martine Bercot et Catherine Mayaux, Poésie et Liturgie, 65
Bibliographie, 69
Annonces, 71
Nécrologie
– Moses Nagy, par Michel Autrand, 73
– Reine Paris, par Daniel Paris et Renée Nantet, 74
– Anne Schaefer, par Violaine Bonzon, Jacques Parsi, Marie-Victoire Nantet, 76
Rencontres : programme et inscription
Entretien avec Stefan Bachmann
à l’occasion de sa mise en scène de la « Trilogie des Coûfontaine » de Paul Claudel au Maxim Gorki Theater, Berlin, avril 2007
Nous sommes très reconnaissants à Michael Haerdter d’avoir accepté de bâtir et conduire cet entretien. Philosophe et romaniste de formation, Michael Haerdter était d’autant plus qualifié pour cette tâche qu’il a consacré une grande partie de sa vie au théâtre. Après avoir débuté comme dramaturge au Schiller Theater de Berlin, il a fondé et dirigé pendant vingt-cinq ans un des lieux culturels ouverts au théâtre les plus vivants et audacieux de cette ville : La Bethanien Haus. Parmi ses publications nombreuses, citons celles qui concernent l’écrivain Samuel Beckett qu’il a connu, accueilli et assisté dans son travail. Il a également écrit sur des sujets plus généraux portant sur l’art et la société, le modernisme et le post-modernisme, la danse et les arts plastiques, les formes esthétiques du Japon [1].
Michael Haerdter :
Il y a presque quatre ans que les spectateurs ont vu et acclamé, à Bâle, votre mise en scène du Soulier de satin de Claudel : « Grand Théâtre du Monde » dans le « Théâtre total » reconstruit d’après celui de Walter Gropius.
J’ai deux questions à ce propos :
– Qu’est-ce qui vous a déterminé à monter Le Soulier de satin ?
– Pourquoi avez-vous décidé, pour votre deuxième travail sur une œuvre de Claudel, de mettre en scène la non moins longue, mais bien plus farouche « Trilogie » de Claudel ?
Stefan Bachmann :
Deux grandes questions. D’abord la première : le théâtre épique, que Le Soulier de satin représente à l’extrême, m’intéresse depuis toujours. À l’époque, mon contrat de directeur du théâtre de Bâle touchait à sa fin, et j’avais souhaité saluer une dernière fois le public en lui offrant la mise en scène d’un vrai spectacle théâtral, j’étais donc à la recherche d’une pièce de ce genre. Non pas que l’œuvre de Claudel me hantât depuis toujours, je cherchais seulement un grand texte épique, et c’est en fouillant et vagabondant dans diverses œuvres que je suis tombé sur ce Soulier de satin. Alors l’envie m’est venue aussitôt de le mettre en scène, une envie qui me saisit souvent face à des textes cachés, voilés, et mal connus. J’avais déjà entendu parler du Soulier de satin, mais je ne l’avais encore jamais vu. Et je savais bien que cette pièce de théâtre n’avait plus été jouée depuis longtemps en langue allemande. J’ai commencé à lire l’œuvre, et curieusement, l’expérience qui m’a le plus intéressé au cours de cette lecture, c’est que je ne comprenais absolument rien au texte. Je commençais donc à lire la pièce et n’arrivais pas du tout à la situer. Je n’arrivais pas à la saisir, elle m’échappait en quelque sorte. Je me suis ensuite mis à lire Le Soulier de satin avec ma femme dont je venais tout juste de faire la connaissance. Nous étions des amoureux en vacances à Majorque, dans le vent des îles Baléares – c’est ainsi que s’appelle aussi la quatrième Journée du Soulier de satin – nous avons lu ensemble cette œuvre qui nous enthousiasmait sans que nous en comprenions un mot. C’est cela qui nous a rendus extrêmement curieux. C’est alors que j’ai commencé à me familiariser avec le texte.
Peu de temps après, Gérard Mortier, qui a dirigé le Festival de la Ruhr, m’a demandé si j’avais une idée pour une coproduction. Je lui ai dit que je venais de lire une pièce de théâtre que je trouvais fantastique sans vraiment comprendre pourquoi. L’ancien élève des Jésuites qu’est Gérard Mortier me dit aussitôt en poussant des cris de joie que c’était un projet de rêve. Il était tout feu tout flamme. Nous n’avions plus qu’à attiser cette flamme. J’ai eu en revanche du mal à convaincre mes propres dramaturges, ils trouvaient la pièce plutôt étrange, encombrante et incompréhensible, tout comme je l’avais moi-même ressentie au début. Mais je m’étais déjà tellement engagé dans le texte qu’il n’y avait plus pour moi de retour possible. C’est ainsi que le projet a pris forme.
Comme vous l’avez dit dans votre introduction, nous nous fondions sur les plans du « Théâtre total », à plus petite échelle cependant, non pas pour trois mille, mais pour quatre cents places, dans notre foyer du théâtre de Bâle qui est très vaste. Nous l’avons réalisé de telle manière que les spectateurs soient entourés de plusieurs cercles, des cercles planétaires. De sorte qu’ils étaient de plus en plus encerclés à mesure que la pièce se déroulait. C’était un spectacle de « Globe theater » et de manège de cirque. Le travail sur le texte m’a enthousiasmé, parce que je me suis rendu compte que cet auteur est inépuisable, ses textes étant infiniment complexes et riches et au fond insolubles dans leur signification et leur diversité. Je trouvais cela passionnant, disons que Le Soulier de satin fut réellement un voyage plein d’aventures dans une époque lointaine, le 16e siècle, quoique fictive chez Claudel. L’œuvre enregistre les faits historiques tout en les mélangeant pour s’en servir à sa guise. C’est aussi un voyage dans la thématique catholique qui m’est assez étrangère, mais qui m’a beaucoup touché et enthousiasmé. Je suis sans confession. Quelle expérience ce fut pour moi de découvrir une œuvre aussi extraordinairement opulente et colorée. Il y avait beaucoup de préjugés qu’il me fallait jeter par-dessus bord. Tant de sensualité, d’érotisme, de plaisir à fabuler ! etc. Stupéfiant ! Heureusement, ce fut un grand succès. Les spectateurs se sont laissés emporter par l’opulence de cette pièce malgré sa longueur et sa difficulté. Nous avons joué la pièce sur une durée de huit heures, nous avons donc bien supprimé quelques passages tout en gardant l’unité des quatre Journées. Et puis est arrivé ce que nous avions espéré : au cours du spectacle, les spectateurs et les acteurs ont formé une sorte d’unité. À la fin restait l’impression d’une expérience vécue en commun.
M.H. : Passons à la « Trilogie »…
S.B. : En ce qui concerne la « Trilogie » – après Le Soulier de satin, je suis tombé dans un grand trou. J’ai entrepris un voyage autour du monde avec ma femme et mon enfant, ma petite famille. Ce voyage était prévu. Par curiosité, nous avons visité quelques haltes du Soulier de satin pour en faire l’expérience in natura. C’est alors que l’auteur s’est précisé pour moi et ne m’a plus lâché. J’ai lu et relu Le Soulier de satin, nous en avons beaucoup parlé, tout cela m’a énormément ému. En rentrant du voyage, Herbert Meier, qui avait à l’époque réalisé une nouvelle traduction du Soulier dont je ne peux pas dire assez de bien et qui a rendu cette nouvelle mise en scène possible, a attiré mon attention sur la « Trilogie ». Il venait d’en traduire une partie et m’a demandé si cela pouvait éveiller mon intérêt pour une mise en scène. J’ai donc commencé à lire l’œuvre dans l’ancienne traduction pour savoir si je tenais à ce qu’il finisse la sienne. Au début, l’ambiance sèche de la « Trilogie » m’a irrité, mais je me suis très vite rendu compte que s’ouvrait de nouveau devant moi un univers incroyable à travers le texte. Je suis rapidement tombé amoureux de ce projet. Je voulais absolument travailler sur une mise en scène et j’ai commencé à chercher un théâtre pour monter la « Trilogie ». Malgré le succès du Soulier de satin, beaucoup de dramaturges n’ont pas voulu du projet jusqu’à ce que le théâtre Maxim Gorki l’ait accepté.
M.H. : Je voudrais souligner quelques moments forts de votre mise en scène qui m’ont particulièrement plu :
– La symbolique des contours dessinés à la craie (vous aviez déjà utilisé la craie dans Le Soulier de satin) – les protagonistes sont comme emprisonnés dans leur silhouette, leur sort est prédéterminé par Dieu, leur volonté restreinte.
– C’est aussi valable pour cette très belle scène, dans laquelle Turelure habille la passive Sygne : il en fait sa créature. Le petit Louis, rejeté par sa mère, semble, dans son sac, avoir été acheté dans un grand magasin.
– Vues dans une perspective d’ensemble, les femmes sont, chez Claudel, plus libres et plus entreprenantes que leurs partenaires masculins, ce que votre mise en scène accentue… Quel fut votre concept pour la mise en scène de la « Trilogie » ?
S.B. : Tout d’abord, je voulais développer un langage visuel pour chaque partie de la « Trilogie », inventer un style propre, car j’avais l’impression que les trois parties, tout en formant une unité, représentaient, chacune de façon exemplaire, une certaine époque. Elles offraient chacune une description aiguisée de cette époque. La première partie engage une sombre guerre, par débats interposés. La deuxième partie a les traits d’une farce, et la troisième partie respire une sorte d’élégie fabuleuse. C’est ce que j’ai senti à travers le ton, la qualité sonore des trois parties. Et voilà déjà un début de concept : ne pas faire de la « Trilogie » une unité figée, mais distinguer trois parties qui sont capables, chacune, d’exister de façon autonome, d’autant plus qu’elles se suivent dans l’espace d’une soirée et se complètent dans la diversité de leurs formes. Mais il y a tout de même des motifs qui se répètent. Il m’importait que ce fût compris ainsi. Par exemple les contours dessinés à la craie, qui évoquent, dès le début, une sorte de déterminisme : l’homme ne peut se détacher de son ombre. C’est quelque chose qui resurgit d’un point de vue esthétique dans la troisième partie, où les contours en craie, remplacés par des faisceaux lumineux, jouent avec un univers d’ombre. Ce qui correspond, dans la troisième partie, à la cécité de Pensée, exprimée par l’apparition de cette dernière tout en noir sur la scène, comme quelqu’un d’enfermé dans un monde de ténèbres etc. J’ai donc essayé d’articuler un langage visuel.
L’autre concept – qui d’une certaine manière allait de soi – était de rester près du texte, de se retirer derrière le texte pour le rendre puissant, ce qui n’est pas toujours le cas actuellement dans le théâtre allemand. Je pense que c’est une condition première chez Claudel parce qu’il vit surtout à travers sa langue. Ce fut pour moi une expérience, une entreprise risquée. Il y avait un temps où cette approche était propre au théâtre, mais elle se trouve maintenant discréditée. J’ai bien senti à travers les critiques que cette manière de réaliser un projet théâtral n’est pas d’emblée bienvenue. Il y a une critique qui l’a frénétiquement fêtée, celle de la Frankfurter Rundschau. Les autres critiques ont plutôt balayé cette approche. Ce qui m’est égal, car les spectateurs ressentent de nouveau un plaisir à s’investir dans la langue.
M.H. : Le metteur en scène Christian Schiaretti désigne entre autres deux raisons qui pourraient dissuader de mettre en scène Claudel :
– Une raison d’ordre idéologique qui se rapporte aux préjugés contre son conservatisme.
– Une raison d’ordre spirituel, le refus de se pencher sur une dramaturgie catholique au nom d’une vue séculière du théâtre (Schiaretti l’a tout de même tenté et a réalisé une mise en scène de L’Annonce faite à Marie au TNP de Lyon/Villeurbanne).
Ces raisons ont-elles joué un rôle dans votre choix de mettre en scène Claudel ?
Comment – en fin de compte – vos acteurs à Bâle et surtout à Berlin (une ville si peu croyante) ont-ils réagi à cet enjeu que représente Claudel ?
S.B. : Cela représente pour moi un enjeu et non pas un obstacle. Voilà quelqu’un [Claudel] qui prend une position qui nous est plutôt étrangère. Je vous avoue qu’il n’y avait pas un seul catholique parmi les acteurs. Dès le début du projet, j’ai essayé de persuader les acteurs qu’il pouvait être très captivant d’adopter une position, une perspective radicale. J’ai dit aussi que cela ne m’intéressait absolument pas de travailler sur l’œuvre de Claudel dans une visée politiquement correcte, donc critique envers l’Église, dans une perspective démocratique et libérale, comme nous le faisons d’ordinaire, et en particulier avec Claudel. Pour rendre sur scène l’univers de Claudel, nous devons vraiment essayer d’adopter autant que faire se peut le point de vue de Claudel. Cela ne marche que si nous nous déclarons catholiques. Évidemment, il s’agit un peu d’une construction, un acteur n’étant pas capable en l’espace de trois mois de « devenir catholique ». J’ai tout de même beaucoup entrepris pour que se développe une conscience, une sensibilité de cet ordre. Nous avons invité des prêtres, des moines, avec qui nous avons eu de longues discussions. Je me suis initié aux thèmes ecclésiastiques, j’ai approfondi mes connaissances de la symbolique chrétienne. Nous avons énormément commenté et discuté chaque ligne du texte, nous avons retourné chaque phrase lors des répétitions. Une grande partie du travail fut donc un travail sur le texte, car beaucoup d’entre nous avaient du mal à s’en débrouiller, à l’ordonner.
Il y a aussi dans cette œuvre beaucoup d’allusions à la liturgie catholique. Claudel joue beaucoup des motifs liturgiques, sans pour autant vouloir imiter une messe. Claudel utilise en de nombreuses occasions des images qui trouvent leur écho dans l’Ancien et le Nouveau Testaments – qu’est-ce que le fils prodigue, qu’est-ce que la brebis égarée, la brebis tombée ? – il y avait donc beaucoup à clarifier pour nous. Je trouvais cela extraordinaire, et les acteurs se sont laissés entraîner par le texte, même s’ils n’ont pas pour autant jeté par-dessus bord leurs opinions, leur système de valeurs. Ils se sont rendu compte qu’il y avait là quelque chose à apprendre et qu’ils trouvaient plaisir à investir cet univers étranger. En fin de compte, cela a très bien fonctionné. Même ceux qui au début étaient sceptiques se sont laissés prendre au jeu. Ce fut une très belle aventure. La préparation du Soulier de satin à Bâle s’est déroulée dans le même état d’esprit. Il y a derrière tout cela simplement le besoin de réfléchir à ces thèmes sans œillères, de se transporter dans un état différent. Cela ne se fait presque plus ces temps-ci, car le théâtre s’articule autour de la sensibilité personnelle de ceux qui le conçoivent. Et je trouve ça tellement ennuyeux. L’enjeu que représente Claudel est ce voyage vers un autre univers. Je peux le décrire de manière très personnelle : il m’apprend quelque chose, et cela me procure un plaisir énorme.
M.H. : Le sens de votre mise en scène a-t-il échappé à Peter Laudenbach, dans sa critique des Athées parue dans la Süddeutsche Zeitung du 2 avril 2007 ?
Il prétend que votre tentative de redécouvrir Claudel marque la fin provisoire des efforts autour de Claudel. Mais son œuvre a depuis toujours divisé les esprits…
Le jour de la première des Athées a eu lieu la première de Partage de midi à la Comédie-Française. Croyez-vous à la renaissance du théâtre claudélien ? Pensez-vous continuer à y collaborer ? Avez-vous peut-être déjà un plan concret ?
S.B. : En ce qui concerne M. Laudenbach : je n’ai pas lu sa critique, j’ai seulement entendu dire que c’était un éreintement de ma mise en scène. La chose est claire pour moi : le retour de cet auteur est loin d’être terminé. Il y a encore beaucoup de pièces, comme L’Échange ou L’Annonce faite à Marie…
M.H. : Son Christophe Colomb aussi…
S.B. : Oui, il faudrait voir si on peut faire aussi quelque chose avec cette pièce, très difficile, mais fantastique. Avec Partage de midi aussi, évidemment, et bien d’autres. Cependant, je pense que je n’ai pas totalement réussi ma mise en scène du Soulier de satin. Je joue avec l’idée de reprendre ce projet… en tout cas, j’ai trouvé avec Claudel quelqu’un sur qui je peux travailler jusqu’à l’épuisement. C’est comme un cadeau. Il faut rester fidèle et ne pas abandonner dès qu’apparaissent les premières difficultés. Ce serait aller à l’encontre de l’esprit claudélien.
M.H. : Pendant qu’en France, on se tint longtemps à distance de ce poète indocile, Claudel trouva en Allemagne assez tôt un groupe d’admirateurs. Pour mémoire : dès avant la première guerre mondiale, Claudel fonda avec l’éditeur et traducteur Jacob Hegner, avec Emil Strauß et Martin Buber à Dresde/Hellerau l’association « Verein Hellerauer Schauspiele » au profit « d’œuvres dramatiques de style monumental » – c’est à Hellerau que fut représentée pour la première fois L’Annonce faite à Marie. D’autres premières eurent lieu en Allemagne : Le Livre de Christophe Colomb mis en musique par Darius Milhaud à l’opéra de Berlin, Le Repos du septième jour en 1956 à Essen, Le Père humilié en 1945 à Munich et la dernière œuvre de Claudel, L’Histoire de Tobie et de Sara en 1953 au théâtre de Hambourg (Deutsches Schauspielhaus) en présence de Claudel. Beaucoup de premières allemandes suivirent de peu les mises en scène de Jean-Louis Barrault, le passeur de Claudel en France dans les années cinquante.
Y eu-t-il et y a-t-il, dans les pays de langue allemande, une affinité particulière pour le message de Claudel qui pourrait favoriser la renaissance du théâtre claudélien ?
S.B. : C’est difficile à dire. Jossi Wieler à monté Partage de midi, c’était une belle mise en scène, mais je pense qu’il est passé à côté de Claudel. Il a escamoté l’extase religieuse, l’ivresse, au profit du quatior érotique, ce qui est légitime aussi… Sinon, en regardant autour de moi, je ne vois personne en ce moment qui s’occuperait du théâtre claudélien. C’est la raison pour laquelle je reste sceptique. Évidemment, je serais content que quelqu’un se joigne à moi. Mais je pense que l’on ne pourra parler d’une renaissance du théâtre claudélien qu’à partir du moment où il disposera d’une base plus large. Je crois tout de même que notre effort a des conséquences, du fait que certains dramaturges se trouvent confrontés au théâtre de Claudel et ne peuvent éviter d’en prendre connaissance.
M.H. : Claudel nous fait participer dans sa « Trilogie », à travers plusieurs générations, à six décennies d’histoire du 19e siècle. À l’époque post-révolutionnaire du siècle des Lumières, marquée par l’apparition de l’homme autodéterminé et sans attaches – et par toutes les conséquences négatives que Claudel dénonce. Une époque charnière. Elle correspond sous beaucoup d’aspects à nos temps présents, peut-être en un sens inverse…
Dans votre courrier adressé au traducteur Herbert Meier [2], vous dites clairement que à travers la morale de cette saga familiale – les Lumières et ses conséquences, la mort de Dieu y comprise – vous faites référence à nos contemporains, en particulier aux Berlinois sans foi. Ne faudrait-il pas en conséquence changer le titre résumant les trois pièces que vous avez choisi, en Nous, les Athées ? Ou bien faites-vous exception parce que vous êtes croyant ?
S.B. : (Il rit) Non. Je pense tout simplement que Les Athées sonnent mieux. Le titre se réfère avant tout à l’œuvre. Qu’il s’agisse aussi d’un « nous », c’est au spectateur de le conclure. Très pertinente à mes yeux dans la « Trilogie » est la manière dont Claudel raconte l’histoire du 19e siècle – manière exacte, je pense – qui renvoie au fait que ce 19e siècle est aussi le berceau de notre temps. On a le sentiment qu’ici naît l’homme, qu’ici naît la société dans laquelle nous vivons encore. Nous avons techniquement évolué, mais ce qui commence à cette époque, que ce soit le capitalisme, le technicisme ou la sécularisation, nous le subissons encore, nous sommes donc encore maintenant les enfants de ce 19e siècle. Cette œuvre révèle de quels fonts baptismaux nous sommes issus. Je trouve cette idée très intéressante. Et puis il y a ces textes de Claudel où il décrit rétrospectivement le temps de ses dix-huit ans, à l’époque de sa conversion ; Claudel donne une description de cette époque qui pourrait avoir été écrite aujourd’hui. Il décrit une époque indifférente, décadente, sans orientation, d’une étonnante similitude avec la nôtre. Claudel s’est complu dans cette atmosphère un certain temps, jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il n’avançait plus, qu’en fait il cherchait un appui. Herbert Meier l’a formulé un peu en plaisantant de la façon suivante : peut-être que le catholicisme de Claudel était un rempart contre sa propre folie. C’est une thèse intéressante. Sans vouloir, par le biais de la psychologie, nier la foi de l’auteur, je pense tout de même que cette foi lui a donné une force incroyable, un point d’appui à partir duquel il pouvait aller dans les directions les plus diverses. Ce Claudel s’est divisé en un énorme nombre d’hommes différents. C’était un diplomate très professionnel, qui était très au courant de l’économie mondiale, qui était pointilleux dans son travail, qui était juriste. Il menait aussi une vie d’artiste en tant qu’auteur, et une vie religieuse en tant que croyant. Il menait également un combat spirituel avec lui-même, il s’est consacré jusqu’à sa mort à son exégèse de la Bible, ce qui lui a pris beaucoup de temps si on en croit ses biographes. Ce fut un père, un patriarche avec beaucoup d’enfants et de petits-enfants. Il a participé au théâtre d’avant-garde. Ce sont des choses si différentes qu’on a du mal à les concilier. Il suffirait déjà d’être diplomate et auteur, mais il y a chez Claudel encore bien d’autres aspects. Cette polarité multiple, cette faculté à plonger dans des univers si différents – c’est ce qui ressort aussi dans ses pièces de théâtre. Je connais peu d’auteurs – d’où ma comparaison hardie avec Dostoïevski [3] – qui arrivent à légitimer des figures si différentes de façon si convaincante. C’est, je trouve, une qualité fantastique.
M.H. : Un Père de l’Église, Ambroise, définit au 4e siècle le concept de la ‘felix culpa’ – de la faute bienheureuse, parce que nécessaire au salut.
La vision catholique de Claudel semble s’être affiliée à cette ‘felix culpa’ : beaucoup de ses personnages – comme Sygne de Coûfontaine – atteignent la grâce et la rémission divine à travers leur renoncement, leur sacrifice et leur suicide moral – qui fait écho à leur culpabilité, leur état coupable ou leurs fautes. Pensez-vous que ce leitmotiv claudélien ait joué un rôle dans votre découverte de ce poète, dans votre choix de la « Trilogie » et dans votre travail de mise en scène ?
S.B. : Sur ce point, nous nous engageons sur un terrain glissant. Nous touchons ici aux questions théologiques fondamentales du catholicisme. J’aurais du mal à répondre à ces questions. Je ne sais pas trop si on peut s’exprimer ainsi à propos de la faute chez Claudel. Prenons le sacrifice, l’exigence d’accomplir ce sacrifice par pure joie, c’est une entreprise incroyable. Et l’attitude de Claudel dans la « Trilogie » tend à faire échouer ses personnages face à cette exigence. Cette Sygne, qui est une femme tout à fait extraordinaire, qui est sans reproche, est placée devant le dilemme suivant : trahir le pape ou le sauver. Et pour cela, il faut qu’elle se vende, se prostitue à cet écœurant personnage qu’est Turelure, une figure du diable à ses yeux. C’est le sacrifice dont elle devrait s’acquitter avec joie, pour ainsi dire, mais elle n’y réussit pas vraiment. Au dernier moment apparaît clairement le fait qu’elle n’arrive pas vraiment à s’ouvrir à cet homme – avec qui elle est tout de même liée par le sacrement du mariage – elle lui refuse le pardon, la rémission, elle refuse l’extrême-onction, elle ne veut même pas voir son enfant. C’est un fait tout aussi incroyable pour les non-croyants, quand on pense que Sygne avait eu jusque-là une attitude impeccable, et qu’elle ruine son sacrifice en l’espace d’un instant. C’est ici que s’ouvre pour moi une perspective, que je commence à m’intéresser aux questions de la foi, car la foi sert justement à surmonter ces paradoxes. Dans le quotidien Die Zeit [4] vient de paraître un article du pape Benoît XVI sur le fils prodigue, c’est un sujet très, très passionnant : pourquoi le fils qui s’est rendu coupable se voit-il récompensé, alors que le fils qui est toujours resté, lui n’a rien ? C´est là, dit Benoît XVI, que commence ce que l’on nomme la générosité, le fait d’être généreux et de savoir que c’est ainsi. C’est très bien décrit. Chez le fils qui est resté s’élève alors – au moment où il ne peut plus haïr le fait que ce frère prodigue soit, de surcroît, récompensé – le désir secret de quitter sa famille pour voir le monde. Et surmonter ce désir, c’est là que commence l’accomplissement – qui contient aussi une grande force utopique – visant à surmonter ses pulsions, son instinct. Je ne suis pas capable de débattre de ce thème dans un contexte théologique, de savoir si ce sacrifice est – comment l’avez-vous nommé ? – si ce sacrifice est une faute bienheureuse…
M.H. : …la ‘felix culpa’, la faute nécessaire au salut…
S.B. : Oui, si c’est la faute nécessaire au salut. Quand j’en discute avec des experts, des théologiens, ils ont une opinion très décidée là-dessus. Ce sont des discussions de très haut niveau. Il me manque l’aperçu nécessaire. Mais ce que je trouve fascinant, c’est que ce motif biblique, le fait que Sygne se soit rendue à nouveau coupable devant Dieu, ait des répercussions pour toute l’histoire familiale jusqu’à la troisième génération, jusqu’à la petite-fille, cette Pensée ; que cette faute commise par Sygne marque le destin de Pensée et elle ne s’éteindra probablement qu’à la naissance de son enfant. Voilà un motif éminemment biblique, la faute est présente jusqu’à la troisième génération, c’est pour moi quelque chose de profondément psychologique. Si on tente de l’interpréter en termes psychanalytiques, on arriverait à un résultat similaire. C’est la raison pour laquelle Claudel est tellement intéressant : les questions qu’il soulève dépassent le simple motif de la foi.
M.H. : Le romantisme fut autrefois la réponse au rationalisme et au matérialisme des temps modernes. Rimbaud était un romantique : c’est à ses Illuminations que Claudel doit l’expérience de l’existence de Dieu.
Faut-t-il avoir la foi pour pouvoir apprécier le théâtre claudélien, le symbolisme religieux de beaucoup de ses œuvres, sa version du théâtre en tant qu’instance morale [5] ? Ou bien les qualités scéniques de ses pièces sont-elles aptes à séduire un public non croyant ?
S.B. : Comme vous le dites, c’est dans la poésie de Rimbaud que Claudel reconnaît l’existence de Dieu – quelle hardiesse ! Non pas dans la Bible, mais dans l’œuvre de Rimbaud, cet impie, ce fou – extraordinaire. C’est ce que je trouve tellement intéressant dans tout ce catholicisme de Claudel, qui comprenait sa foi comme quelque chose de rebelle, de subversif, d’anti-bourgeois. Son propre Dieu ! Georg Hensel a un jour décrit dans son Programme de spectacle [6] que Claudel dictait à Dieu comment il avait à juger de sa propre création. Non, ce qui est passionnant chez Claudel, c’est que ce n’est pas un étranger, qu’il fait partie du mouvement anti-bourgeois, qu’il comprend sa foi comme quelque chose de rebelle, de subversif. Claudel a dit que le bourgeois vivait au bel étage et que le catholique semait le désordre en contre-bas. Cette inspiration de Rimbaud, qui est aussi une sorte d’ivresse, de dépassement, de folie, d’excès, qui renvoie à une sensualité ; c’est cela qui rend ce poète tellement passionnant aussi pour un public qui n’est pas catholique. Si l’on est intéressé par la sensualité… c’est aussi la raison pour laquelle je trouve affligeant cette attitude qui tend à refuser un travail avec Claudel pour la simple raison qu’il est catholique.
M.H. : Le poète Claudel à crée un théâtre poétique qui a aussi impressionné Thomas Mann. Son style est caractérisé par un langage gestuel ingénieux, par un certain pathos et un style de conversation sublime. Claudel poursuit dans ce contexte la tradition du théâtre français classique. On pourrait dire que la déclamation des idées d’honneur et de gloire en alexandrins d’un Corneille ou d’un Racine est transposée par Claudel dans la prose d’un temps plus banal.
La poésie dans le théâtre, un langage scénique poétique et en conséquence une poétisation de la vie, cela est-il possible et souhaité actuellement ?
S.B. : Je pense que oui, en tout cas. Nous avons besoin de cette force utopique, de ces textes qui dépassent notre langage quotidien, des espaces poétiques, des espaces de fantaisie, de rêve qui éclosent. C’est en cela que réside pour moi une grande part de la richesse du théâtre. Tandis qu’en rester au simple théâtre mimétique, précisément à notre époque qui est si étriquée, restreinte, je trouve cela…
M.H. : Le théâtre poétique est-il aussi un contre-projet en réponse à la banalisation de notre langue aujourd’hui ?
S.B. : Je suis un grand défenseur… je trouve que chaque forme de langage a d’une certaine manière sa légitimité. Je pense par exemple que l’argot des jeunes gens est très intéressant et inventif, je n’ai pas de vue conservatrice là-dessus. La manière dont un langage est déconstruit peut être à mon avis un processus créatif. Je pense seulement que cette approche est trop univoque. Pour moi, il est très important que d’autres approches existent aussi. Il y a cette force poétique très élaborée, puissante et merveilleuse de Claudel. Il est clair que ce langage est en ce moment un contre-projet absolu, personne ne parle ainsi. Je sens aussi de la part des spectateurs une attente liée à ce genre de représentation avec un désir de vivre ce style de langage. Je voudrais éviter que l’on comprenne mon approche comme un a priori, que ce langage devrait être le seul légitime. Nous ne voulons pas nous mouvoir exclusivement sur ces hauteurs sublimes, la langue doit être utilisée de manière différente.
M.H. : Notre époque est ambivalente : d’un côté, la vague de défection des deux grandes confessions chrétiennes augmente, d’un autre côté, beaucoup d’européens dérivent vers d’autres religions, comme le bouddhisme ou l’islam. L’insuffisance actuelle de la culture occidentale et de ses valeurs incite certains à parler d’un tournant religieux aussi en Allemagne, d’une dé-sécularisation et d’une re-spiritualisation. Peut être ne s’agit-il que d’un malaise se rapportant à un manque de forme et d’attache, de peur de la solitude et d’ennui social…
Votre choix de Claudel et particulièrement de sa « Trilogie » était-il guidé par le désir de prendre clairement position et de vous situer du côté de la foi ? Ou bien avez-vous été amené à ce choix par les personnages de l’œuvre et par sa qualité scénique et poétique ?
S.B. : Plutôt le deuxième point. Il est pour moi impossible de prendre position sur la question de la foi, mais je voudrais tout de même engager une discussion là-dessus. Il est évidemment intéressant d’observer ce qui se passe dans la société en ce moment. Il y a aussi un débat mené par certains intellectuels qui, comment dirais-je, voudraient revenir à la liturgie d’il y a deux cents ans, n’est-ce pas ? Ce sont des idées auxquelles certains catholiques sont d’ailleurs très opposés. Il faut mener ce genre de débat sur le plan du contenu et non point en faire un débat esthétique. Ce sont là des discussions avec lesquelles je suis rentré en contact, qui ont lieu au sein de l’Église et que je trouve intéressantes. Je ne pense pas qu’il faille pour notre part déclarer au théâtre : nous avons de nouveau besoin de cette foi. Il s’agit plutôt de montrer vers où la foi peut nous mener. Il y a des personnes qui tirent une grande force de leur foi, il y en a d’autres qui sont fanatisées par leur foi. Il y a dans les œuvres de Claudel des personnages qui combattent la foi, pour qui leur foi est éventuellement une source de malheur. Claudel semble ressentir une sorte d’étrange plaisir à montrer que les personnages sans foi s’en tirent mieux que ceux qui ont la foi. Du moins dans ce monde ici-bas, il faut bien penser de manière transcendantale pour pouvoir découvrir la souffrance sur terre. Pourtant, cela ne correspond pas vraiment à la vie de Claudel. Tout cela reste très ambivalent, et c’est cette ambivalence que je trouve si intéressante.
M.H. : Le catholicisme ultra de Claudel, son orgueil de croyant, son entêtement poétique à fréquenter Dieu lui ont créé beaucoup d’ennemis parmi les catholiques orthodoxes en France. D’autre part, dans la France laïque des Lumières, il devait compter sur les attaques des républicains modernes.
Ces hostilités n’étaient pas infondées. Le règne de la foi a fait place, grâce à une pensée libérée depuis le temps des Lumières – tout au moins en Europe occidentale – à une éthique civile : les droits de l’homme, le code civil, la séparation de l’Église et de l’État, la démocratie et l’État de droit, l’idée de la justice sociale et d’une jurisprudence indépendante… ces valeurs continuent à avoir une importance capitale pour nous, ont dû être gagnées de haute lutte et nécessitent encore maintenant d’être globalement défendues.
Tout cela ne semble plus être suffisant pour beaucoup de nos contemporains en Europe. La présence de ces valeurs nous semble peut-être aujourd’hui trop évidente. Mais on ne trouverait que peu de personnes prêtes à accepter un retour à la théocratie telle que Claudel l’a décrite dans son deuxième drame La Ville.
Peut-on tirer profit des œuvres de Claudel sans remettre en cause nos acquis culturels ? Formulé de manière plus pointue : peut-on adhérer à sa légitime critique de la société sans se soucier de son Dieu ?
S.B. : C’est une question intéressante à laquelle il est difficile de répondre… Ce que vous venez de décrire correspond aussi à un sentiment actuel, ce scepticisme devant des acquis presque tabouisés. Ce sentiment est d’ailleurs exprimé – en sens inverse – par Claudel dans la première partie de sa « Trilogie » : quand Turelure plaide de manière très plausible pour les droits de l’homme et pour les acquis de la révolution française – on sait en même temps qu’il s’agit là d’un meurtrier qui plaide ainsi, d’un type qui a massacré plusieurs personnes. C’est ici qu’on touche à quelque chose qui nous permet de porter un regard différent. Je trouve intéressant que cette critique soit formulée à un tel niveau, par exemple quand Sygne dit : comment les hommes sont-ils libres ? Libres comme des animaux. Que signifie la liberté ? C’est ce que je trouve si passionnant chez Claudel. Ce sont ces mêmes questions qui préoccupent le pape Benoît XVI, les grandes questions de notre temps : comment vivre avec cette prétendue liberté que nous avons, correspond-elle à la liberté que nous voulons ? Comment nous comportons-nous avec cette liberté, nous aide-elle à être bons ? Ou bien nous amène-t-elle à nous comporter comme des animaux qui ne sont gouvernés que par leur instinct ? Dans le sens d’une société pornographique, thème que j’ai brièvement abordé dans Le Pain dur. Ces questions sont importantes pour moi : liberté et pornographie, liberté pornographique. Ce sont des questions qui ne sont pas exclusivement dépendantes du fait de savoir si on adhère à la foi catholique. Ces questions sont en fin de compte politiques, sociales, philosophiques, elles dépassent la dimension religieuse. Je pense que le plus important est de sortir Claudel du carcan catholique. Il ne s’agit pas de faire abstraction du contexte catholique, qui est important, qui est comme un nid à partir duquel Claudel écrit. Mais ses écrits sont plus qu’une contribution à un débat théologique, ils mènent autre part.
M.H. : Le diplomate Claudel apprit durant de longues années de service à connaître l’Asie – la Chine et le Japon – et plus que l’apprécier : l’aimer. En ce qui concerne le Japon, il se sentait attiré par un pays qui croit en l’existence d’un nombre infini de divinités, un pays aussi de la coexistence paisible du Shinto animiste et du Bouddhisme.
Dans une lettre à Mallarmé (du 24 décembre 1895 de Shanghai), Claudel écrivait : « La Chine est un pays ancien, vertigineux, inexplicable. La vie n’y a pas été atteinte par le mal moderne de l’esprit qui se considère lui-même […] J’ai la civilisation moderne en horreur, et je m’y suis toujours senti étranger. Ici, au contraire, tout paraît naturel et normal. » Le poète Claudel professait en revanche une radicale ‘propaganda fide’ pour le Dieu unique chrétien (qu’il assujettit cependant entièrement à sa volonté poétique). Cette radicalité de la foi claudélienne dissuada et dissuade encore beaucoup de gens.
Quelle est la voie que devrait prendre le renouvellement spirituel – si tel est notre sort – à l’avenir : la voie de Claudel passant par un Dieu unique et bon, ou bien la voie du libre arbitre individuel, dans notre monde globalisé ?
S.B. : Le problème, c’est qu’en nous composant une religion comme l’on se compose un repas dans un rayon d’alimentation, une religion de supermarché, formée par morceaux, en quelque sorte le meilleur de chaque religion – un peu de bouddhisme, un peu de shintoïsme, un peu d’islam, un peu de cabale, un peu de christianisme – simplement pour se sentir un peu mieux, une religion de bien-être en quelque sorte, alors se posent les questions suivantes : s’agit-il d’un sentiment religieux vrai, est-ce que cela mène à un engagement ferme, est-ce que cela s’apparente à une forme de confession – si cela touche à des choses qui peuvent être désagréables – aboutissant à une catharsis ou une maîtrise de soi. Je ne sais pas si je suis capable de m’engager dans un pareil voyage. Je me rends compte que ces questions m’intéressent. Mais il est difficile de dire s’il s’agit d’un sentiment religieux vrai. Je trouve que cet entêtement, cette exclusivité, ce côté totalitaire de Claudel est bien plus intéressant parce qu’il représente un enjeu. Bien que tout cela me reste assez étranger. J’ai un sentiment très ambivalent… Mais je pense que c’est une contradiction que de vouloir se fabriquer une religion. Je vois ça comme un problème.
M.H. : Ce fut ma dernière question. Voulez-vous – sans répondre à une de mes questions formelles – encore ajouter quelque chose concernant Claudel et l’univers claudélien, en épilogue ?
S.B. : Il y aurait encore tant à dire… oui, il y a, comme vous le dites, cet univers que Claudel a créé et décrit à travers ces pièces de théâtre. C’est un monde entier, et plus que ça, c’est aussi le ciel et l’enfer, dans le sens catholique d’un tout englobant, dans cette multiplicité baroque, c’est ce que je trouve magnifique.
Michael HAERDTER
[1]. Samuel Beckett inszeniert das Endspiel, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1968 ; Künstlerhaus Bethanien, Epicenter of Berlin Art, Atelier, Fine Arts Magazine, Tokyo, 1989 ; Anatolij Vassiliev, Theater als klösterliche Gemeinschaft, Theaterschrift, Brussel, 1992 ; Weltlust, Nomadische Gedanken zum Werk eines postmodernen Künstlers, Der Kreislauf der Dinge, Köln, 1995.
[2]. Courrier électronique de Stefan Bachmann adressé au traducteur Herbert Meier, extrait du programme du Maxim Gorki Theater.
[3]. Voir le courrier de Stefan Bachmann à Herbert Meier, programme du Maxim Gorki Theater.
[4]. Jesus de Nazareth, « Le vrai Jésus », extrait de Die Zeit, n° 15, 4 avril 2007.
[5]. Friedrich Schiller, « Le théâtre en tant qu’instance morale », conférence à Mannheim, 1784.
[6]. Georg Hensel, Programme de spectacle – guide dramatique de l’Antiquité à nos jours, éd. Propyläen, Ullstein, Berlin, 1966.
Bibliographie
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– Les Sept Psaumes de la Pénitence (1945), Éditions du Seuil, coll. Poésie, 2007.
– Correspondance musicale, avec Jacques Benoist-Méchin, Walter Braunfels, Paul Hindemith, Arthur Honegger, Ida Rubinstein, Joseph Samson, Florent Schmitt, Igor Strawinsky, Germaine Tailleferre, Edgar Varèse, réunie, présentée et annotée par Pascal Lécroart, Genève, Éditions Papillon – 7e note, 2007.
Paule BOUNIN
– « L’amitié de Jacques Rivière et Alain-Fournier devant Gide et Claudel » in Amitié et création littéraire, actes du colloque international, 24-25 mars 2006, Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier n° 117, 1er semestre 2007, p. 150-160.
Monique DUBAR
– « Pour une cartographie poétique de la terre, du ciel et de la mer : Antoine de Saint-Exupéry, Paul Claudel, ambassadeurs, aviateurs, explorateurs… et poètes… », p. 31-50. (NOTE 1)
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– « Claudel et la rhétorique de la haine », p. 55-67. (NOTE 2)
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– « Lettres de Paul Claudel à Jean Paulhan (1925-1954), Catherine Mayaux éd. », p. 97-99. (NOTE 2)
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– « La Représentation de L’Échange à Harvard et au Festival d’Avignon », p. 51-54. (NOTE 2)
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– « La ‘catholicité’ dans l’œuvre de Paul Claudel – in memoriam professeur Jacques Bésineau, créateur du Cercle d’études claudéliennes de l’université Sophia, in Revue d’étude française n° 41, Tokyo, université Sophia, 2006, p. 1-16.
Thérèse MOURLEVAT
– « Première rencontre de Paul et Rosalie : 1899 ou 1900 ? », p. 3-30. (NOTE 1)
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– Le Genre de la farce lyrique dans la dramaturgie catholique française du XXe siècle, avec les traductions de Protée et de l’Ours et la Lune, Saint-Pétersbourg, Éditions de l’Académie d’État de théâtre, 2007.
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– « Claudel and Dante : Salvation on the Seventh Day », p. 5-27. (NOTE 2)
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– « The Premiere of L’Annonce faite à Marie in the Context of Heightened Interest in the Middle Ages and Jeanne d’Arc », p. 29-49. (NOTE 2)
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– « L’espace dans Partage de Midi de Paul Claudel », in Revue d’Histoire du Théâtre IV, 2006, p. 359-370.
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– « Paul Claudel, Knowing the East, James Lawler, tr. », p. 95-96. (NOTE 2)
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NOTE 1 : Bulletin de l’Association pour la Recherche Claudélienne n°5, année 2006.
NOTE 2 : Paul Claudel Papers, Volume IV, December 2006.