Sommaire
Hommage à Jean-Louis Barrault
– André JARRY : Partage de Midi dans la collection Renaud-Barrault
aux Arts du Spectacle (annexe), 3
– Joël HUTHWOHL : Jean-Louis Barrault – « Mal mais vite », 16
– Christèle BARBIER : L’effet Soulier de Satin, 25
– Gérard LANVIN : Premières impressions du Soulier de Satin (1943), 36
Rencontres de Brangues
– James LAWLER : Rencontres de Brangues 2007, 37
– Sever MARTINOT-LAGARDE : Sur la scène de Brangues :
Les représentations aux Rencontres, 39
– Antoinette WEBER-CAFLISCH : Aventure et quête : le don du monde
chez Claudel, 45
Note de lecture
– Moriaki WATANABE : Ventral (Soulier de Satin IV, 11), 65
En marge des livres
– Catherine MAYAUX : L’Oiseau Noir, 67
Théâtre
– Nathalie MACÉ : L’Échange en Avignon, 70
– Christian PRATOUSSY : L’Annonce faite à Marie à Lyon, 71
Bibliographie, 73
Annonces, 75
Nécrologie
– Charles GALPERIN : Père Marcel Dubois, 78
Jean-Louis Barrault – « Mal mais vite »
Rencontres de Brangues 2007 – La scène et le monde
Vendredi 29 juin : Intervention de Joël Huthwohl, conservateur-archiviste de la bibliothèque-musée de la Comédie-Française
Cet entretien suit la lecture d’extraits de la correspondance entre Jean-Louis Barrault et Paul Claudel, point de départ de la réflexion menée ici. Christian Schiaretti évoque la méconnaissance et l’ignorance de l’œuvre de Jean-Louis Barrault chez les nouvelles générations de metteurs en scène. L’entretien porte sur trois questions :
– les raisons de la mise à l’écart de Jean-Louis Barrault ;
– la relation entre Jean-Louis Barrault le metteur en scène et Paul Claudel l’auteur, notamment autour de la mise en scène du Soulier de Satin au Français ;
– « Mal mais vite », la devise de Jean-Louis Barrault et Paul Claudel pour leur collaboration. Devise étonnante chez les gens de théâtre.
Joël Huthwohl commence par remercier Marie-Victoire Nantet et Christian Schiaretti pour leur invitation aux Rencontres de Brangues.
Je tenais à dire en préambule que je ne suis pas spécialiste de Claudel ni d’ailleurs de Barrault, et que je suis très impressionné de parler devant vous, qui pour beaucoup l’avez connu, d’autres qui avez lu déjà ses lettres et ses mémoires, mais que je vais essayer, à votre invitation, d’en parler. À vrai dire, quand on m’a fait cette invitation, j’ai d’abord eu la réaction : « je ne suis pas spécialiste, pourquoi viendrais-je en parler ? ». Ensuite, j’ai pensé que ce texte, L’Enthousiasme, que tout le monde connaît et que j’aime beaucoup, est près de moi dans mes lectures régulières ; j’ai pensé aussi que dans mon classeur d’adresses à la Comédie-Française, j’ai la photocopie d’une lettre de Barrault que j’adore. C’est le Barrault en vacances qui, comme il dit, « pisse de l’eau d’Évian » avec Madeleine Renaud, pendant un séjour à Évian ; c’est une lettre qui m’aide à rester léger et à garder toujours l’enthousiasme qui était le lien entre Claudel et Barrault.
La mémoire que les gens de théâtre gardent aujourd’hui de Barrault ne semble ni très vive, ni très précise. Lui-même est difficile à cataloguer, ses facettes sont nombreuses. C’est quelqu’un qui a, comme il le dit lui-même, « reçu de nombreuses greffes », et qui donc ne s’identifie pas à un courant particulier, à une école ou à une famille d’acteurs. La première greffe, vous la connaissez, c’est celle du Cartel, puisqu’il y a fait ses débuts. Il y a cette petite lettre, qui nous a été gardée, où il écrit à Charles Dullin « Est-ce que je peux venir à l’Atelier ? », et il vient à l’Atelier. C’est là que pendant plusieurs années, il joue, il apprend son métier ; c’est là aussi qu’il dort souvent, il « dort dans le lit de Volpone », il n’a pas un sou, et le soir, continuant à faire des exercices sur la scène, il profite du décor pour trouver un endroit où se reposer. Avec cette greffe-là, il évitait le conventionnel du conservatoire de l’époque, de la Comédie-Française ou d’autres familles de théâtre installées. Il avait donc déjà une bonne longueur d’avance. C’est intéressant aussi de penser que c’est à l’Atelier qu’il a rencontré Étienne Decroux. C’est à l’Atelier qu’il croise aussi Jean Vilar qui est de la même génération ; et quand on parle de la mémoire de Barrault, je crois qu’il faut parler aussi de la mémoire de Vilar parce que c’est peut-être la mémoire de Vilar qui a fait de l’ombre à celle de Barrault.
Après arrive la greffe Artaud dont Barrault parle très bien dans les Souvenirs pour demain, le compagnonnage de quelques années avec Artaud. Le rapprochement avec les milieux surréalistes lui apporte une folie, une ouverture qu’il n’avait quand même pas chez Dullin. Si l’on pense à la première mise en scène de Barrault, celle de l’adaptation de Tandis que j’agonise de Faulkner en 1935, sous le titre Autour d’une mère, on sait que celui qui l’a loué avec le plus de verve, c’est Artaud. Et c’est Artaud qui dans Le Théâtre et son double écrit combien cette mise en scène, si elle n’est pas parfaite, inscrit quelque chose de vraiment nouveau, un pas essentiel vers le théâtre total. Barrault disait : « C’est mon meilleur certificat de travail ». La bénédiction d’Artaud a beaucoup compté dans la carrière de Barrault.
Ensuite il y a la Comédie-Française. La Comédie-Française, c’est une greffe, mais aussi une trahison, aux yeux d’un certain nombre de ses amis, comme Roger Blin, qui a joué sous sa direction et avec lui dans Numance d’après Cervantès, La Faim d’après Knut Hamsun. Comment cet homme, qui est dans l’avant-garde en quelque sorte, qui fait partie comme il aimait à le dire des « anarchistes doux », comment rentre-t-il dans cette institution qu’est la Comédie-Française ? On peut penser qu’elle avait un peu bougé. Elle a notamment accueilli à partir de 1936 les metteurs en scène du Cartel, sous la direction de l’administrateur général Édouard Bourdet. On peut donc comprendre l’intérêt que Jean-Louis Barrault lui portait. Le véritable attrait, on le connaît, c’est Madeleine Renaud. La concomitance des dates est intéressante ; le moment où le Cartel entre à la Comédie-Française, c’est le moment du Front Populaire, c’est le moment aussi d’Hélène, ce film de Jean-Benoît Lévi où Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault jouent pour la première fois ensemble. Des scènes incroyables. Quand on la voit lui dire « Mais fais ce que tu aimes », dans son rôle bien sûr, on imagine jusqu’où cela a pu les porter, dans la vie. Le couple est étonnant, d’un côté la sociétaire installée, bourgeoise, célèbre vraiment, qui fait déjà beaucoup de cinéma, une idole pour une certaine partie du public, et de l’autre, le jeune tête brûlée, en tout cas le libertaire que pouvait être Barrault.
À 36 ans il a déjà reçu trois greffes ! Il ne reste finalement que six ans à la Comédie-Française ; il n’arrive pas y trouver sa place, les tentatives de réformes qu’il a favorisées ne se mettent pas en place, elles sont assez contradictoires avec sa volonté de faire du cinéma. Il profite de l’opportunité qui a été donnée aux comédiens de partir au moment du nouveau statut de la Comédie-Française en 1946 pour la quitter. Pratiquement du jour au lendemain. Il part avec Madeleine Renaud et d’autres acteurs de la troupe et il s’installe au théâtre Marigny, un théâtre privé, sur le modèle de ses maîtres du Cartel, ce qui le distinguera de Vilar, qui fonde bientôt le festival d’Avignon, le TNP, la pratique et la notion de « service public du théâtre ». C’est peut-être une des clés pour saisir pourquoi la carrière de Barrault n’est pas bien comprise aujourd’hui. Il y a des textes de Vilar où il dit clairement qu’il ne fait pas partie de cette famille-là. « Je ne fais pas partie de la famille de ceux qui se sacrifient pour le théâtre ; de ceux qui achètent un théâtre plutôt que d’investir dans des entreprises, d’acheter des actions à la Bourse, qui mettent leur argent dans un théâtre ». Pour Barrault, cela a été vrai pendant toute sa vie d’artiste ! Beaucoup plus tard, au Rond-Point, à Orsay, il a eu parfois des subventions, mais il a quand même dû mettre ses Picasso au clou, si l’on peut dire, pour avoir de l’argent ! C’est très important parce que c’est loin de notre culture d’aujourd’hui. Il y a une telle séparation entre le monde du théâtre privé et le monde du théâtre public que probablement cette situation contribue à éloigner Barrault de nous.
Après Marigny, une expérience très belle l’emmène partout à travers le monde ; il fait des tournées à succès et est vraiment considéré comme le représentant de la France à l’étranger. On peut imaginer que tous ceux qui s’en voulaient eux aussi les représentants, le TNP et surtout la Comédie-Française, ne l’ont pas vu d’un bon œil. En 1959, c’est l’aventure de l’Odéon. Il entre dans le giron de l’État, sur la proposition d’André Malraux. Un petit bémol quand même : on est dans un fonctionnement de théâtre public, avec un directeur qui est responsable sur ses deniers. À l’Odéon, depuis le 19e siècle, le directeur signe un cahier des charges et reçoit une subvention, certes, mais s’il est en déficit, il est responsable sur ses propres revenus, sa propre fortune s’il en a. D’ailleurs, cela a été supprimé après l’éviction de Barrault. Là encore, même s’il était à la tête d’un théâtre public, cette notion de prise de risque personnelle était très importante.
Les années à l’Odéon se terminent de façon assez tragique. En 1968, il a laissé les étudiants entrer dans le théâtre. Et à part lui demander d’éteindre l’électricité, le ministère de la culture l’a laissé tout seul ; et cela s’est traduit quelques mois plus tard par son éviction du théâtre de l’Odéon. Et là on touche à quelque chose de vraiment fascinant chez le personnage ; cet épisode a été très dur, pour Madeleine et pour lui, en particulier parce qu’ils pensaient s’être installés pour de longues années. Mais en quelques mois, ils trouvent un autre lieu et ils repartent. Probablement parce qu’ils sentaient que c’était là qu’ils pouvaient retrouver une vigueur et une bienveillance, ils vont à deux pas du théâtre de l’Atelier, où Barrault avait fait ses débuts, à l’Élysée Montmartre qui alors était une salle de catch. Ils s’entendent avec le catcheur qui dirige la maison, monsieur Delaporte je crois, pour faire du théâtre ; une fois par semaine ils doivent faire relâche, tout démonter, pour qu’on puisse refaire du catch. Pari gagné : Jean-Louis Barrault monte alors un spectacle, Rabelais, qui a un succès phénoménal, reçoit le soutien des nombreuses relations qu’il a nouées à travers le monde. Ce spectacle permet de remettre la compagnie à flots. D’ailleurs, les acteurs de la distribution de Rabelais étaient à la recette. Ils n’avaient pas de cachet car le risque financier était trop grand, et ils n’ont jamais gagné autant d’argent.
Il y a ensuite l’aventure d’Orsay (1974-1980) dans laquelle il se lance à bientôt 65 ans. Cette fois, il se dit qu’il devrait faire un théâtre démontable, parce que « ça ne va peut-être pas durer ». Et Madeleine Renaud disait : « nous avons une bonne étoile, mais c’est une étoile itinérante ». D’ailleurs Barrault se vantait d’avoir toujours travaillé avec sa licence de forain. Donc, il construit une salle de théâtre dans la gare d’Orsay. Au moment où il a monté son chapiteau à Orsay, il y avait encore des trains ! Barrault s’entendait avec le chef de gare pour que les trains changent de voie ou soient décalés de dix minutes, afin d’éviter les nuisances pendant les représentations. Il fait là des créations intéressantes, mais là encore il en est chassé. Il trouve un dernier refuge dans ce qui était le Palais des Glaces et qui deviendra le théâtre du Rond-Point, où il emporte bien sûr son théâtre démontable.
De Barrault, on retient surtout une figure, une silhouette, un corps, plus que ces aventures de saltimbanque. Pour ceux qui le connaissent mieux, il reste ses créations, ses prises de risque. Mais pour répondre à cette question de la mémoire, elle est brouillée en partie par le fait qu’on ne sait pas par quel bout le prendre. Ce n’est pas étonnant car rien de ce qui était théâtre, de ce qui était création ne lui était indifférent. Quand, au début à l’Atelier, Decroux faisait du mime, il cherchait un complice et en parla à Barrault, qui dit : « on a été d’accord tout de suite parce que Decroux aimait le mime et que moi j’aimais tout. » Donc il aimait le mime, donc il en a fait ! Il y a quelque chose de tellement généreux et joyeux dans sa manière de faire, une curiosité sans œillères.
Réponse de Christian Schiaretti : pourquoi n’a-t-on pas conscience de ce qu’apporte Barrault dans le champ littéraire à travers ses adaptations de textes à la scène ? À quoi correspond son aventure d’essence littéraire ?
Son premier spectacle en 1935, intitulé Autour d’une mère, il l’adapte du roman de Faulkner, Tandis que j’agonise. D’emblée, il est dans une démarche littéraire, c’est tout à fait juste. Il est d’abord dans une rencontre avec les textes, même si ce n’est pas du théâtre. C’est pour cela qu’il est un bon interlocuteur pour les auteurs. Je pense qu’il a un instinct, un instinct qui perdure ! Il y a Claudel, il y a Sartre, même si avec lui l’expérience n’a pas été très concluante, il y a Camus aussi chez qui il a suscité L’État de siège ! Plus près de nous, la découverte de Sarraute, Duras, Beckett. Il était toujours à la recherche de nouvelles écritures. Peut-être que la confiance s’instaurait, cela grâce à la rencontre réussie avec Claudel qui pouvait donner confiance à des auteurs loin du théâtre. Ce rôle de découvreur, d’inventeur est passé au second plan, sans doute parce que ces œuvres ensuite ont été beaucoup montées et que finalement l’inventeur, c’est la loi du théâtre, l’inventeur et les spectacles qu’il a tirés de ces œuvres au moment des créations ne comptent plus tellement. On a envie de faire neuf, lui-même disait « on fait table rase et on remonte les choses ailleurs » ; quand on met en scène une œuvre, ce n’est pas une démarche si courante de la part des artistes de demander ce qui a été fait avant.
Intervention de Christian Schiaretti à propos de l’éclectisme de Jean-Louis Barrault dans ses mises en scène. Où est son centre de gravité dans son parcours littéraire ?
Il est difficile de répondre, Barrault n’est jamais un théoricien. Il a des idées sur le théâtre ; comme il dit d’ailleurs, c’est ce qu’ils ont en commun avec Claudel, on l’a entendu dans la lecture au sujet du Partage de midi, Claudel dit : « Idée 1, idée 2, idée 3. » Et souvent Barrault reprend à son compte cette formule « comme dirait Claudel, on avait un tas d’idées ». Ce qui est central chez Barrault c’est le foisonnement et le mouvement.
Une curiosité dévorante. Il a été un des premiers à faire venir Peter Brook en France. Bob Wilson faisait des ateliers au théâtre du Rond-Point ! Il saisissait l’importance de faire des centres de recherche internationaux. Il y a aussi le domaine musical. Qui lui fait rencontrer Paul Claudel ? c’est Darius Milhaud. Ensuite, il rencontre Honegger, Maurice Jarre, Pierre Boulez, pour qui il ouvre le petit Marigny, car il s’est rendu compte que la musique qu’il compose est méconnue du public et qu’il n’y a pas d’espace pour elle. Il dit : « on va créer un petit théâtre », inaugure ce qu’on a appelé ensuite le « Domaine musical » où Pierre Boulez donne ses premiers concerts. Ce goût pour les petites salles donnera ensuite le petit Odéon…
Il raisonne souvent dans un rythme ternaire, de complémentarité des énergies. Quand il parle de son répertoire, il dit qu’« il faut des classiques, des modernes, du théâtre d’avant-garde ». Il rejoint les conceptions plus fondamentales de masculin, féminin, neutre, qu’il partageait avec Artaud, entre autres. D’un point de vue politique, il dit qu’« il faut être conservateur, révolutionnaire et pragmatique à la fois, et qu’il ne faut surtout pas être que l’un des trois, ce serait mortel. » Il ne veut surtout pas qu’on l’enferme.
Christian Schiaretti évoque l’idée de répertoire dans le privé.
C’est sans doute sa greffe Comédie-Française, il dit sa « greffe de tradition », elle se met en pratique par l’idée qu’il faut un répertoire, une troupe et l’alternance. L’alternance que l’on ne pratique plus du tout aujourd’hui, à part à la Comédie-Française ; elle est possible quand on a une troupe, on peut alors jouer des spectacles différents dans la même période : un soir Les Fausses Confidences, un soir Hamlet et un soir Les Nuits de la colère d’Armand Salacrou, c’est l’entrée de Barrault à Marigny ; cette idée qu’on mélange les répertoires et qu’on ne joue pas en série, c’est vraiment la Comédie-Française. Il y a chez Barrault, chez Vilar aussi, l’idée d’entrer en concurrence avec la Comédie-Française. D’ailleurs quand il ouvre, je crois, l’Odéon en 1959, il s’inscrit clairement en complémentarité avec les autres théâtres nationaux, mais on voit bien que c’est aussi une question de rivalité avec, d’un côté la Comédie-Française, de l’autre côté le TNP. La vigueur qu’il a mise dans la reconnaissance internationale y participe. Il est devenu dans les années 1950 le représentant du théâtre français à l’étranger, ce qui ne devait pas faire plaisir à tout le monde ! Quand les Renaud-Barrault arrivaient à New-York, ça faisait du bruit. D’ailleurs Barrault avait imaginé et essayé de réaliser ce que l’on appelait un bateau-maison de la culture. Il s’était rendu compte qu’en fait, un bateau fait 20 mètres de large, qu’il y a beaucoup d’espace. Dans ce bateau, il y a tout : une bibliothèque, des salles de cinéma, et cela permet d’aller dans toutes les villes du monde pratiquement. Et comme dans ce bateau il y a un chapiteau, on peut faire du théâtre partout… Si on est à Saint-Pétersbourg, on peut aller à Moscou. Donc ce rayonnement peut être très, très grand.
Pour revenir au répertoire, son éclectisme est une forme de gourmandise, gourmandise des mots qu’il partageait avec Claudel, plus que la gourmandise, un appétit effréné, une dévoration. D’où la devise « vite et mal » ou, plus exactement, « mal mais vite » que Claudel et lui avaient au moment de la création du Soulier de Satin. La nuance est importante, la formule signifie qu’il faut vivre sans perdre de temps, qu’il faut faire tout ce qu’on peut faire. L’idée qu’on va peut-être le faire mal est secondaire, il faut le faire vite pour avoir le temps de le faire. La dévoration de la vie, c’est peut-être une des clés… on est estomaqué devant la carrière de Barrault.
Christian Schiaretti demande si cette devise concerne la mise en scène du Soulier de Satin.
Elle est née à ce moment-là. Barrault écrit, dans les Souvenirs pour demain : « Quand on a travaillé sur le Soulier de Satin avec Paul Claudel, on avait comme devise mal mais vite. » Je me suis interrogé sur le mal ; aujourd’hui au regard de ce que représente cette création, on ne la qualifierait pas ainsi. Mais en entendant tout à l’heure les comédiens lire des extraits de leur correspondance, on le comprend mieux. On voit la colère de Claudel. D’abord, il faut avoir en tête que Claudel proteste contre la Comédie-Française depuis des années. Sa reconnaissance a été tardive, avec la création de L’Otage en 1934. Ensuite le projet de monter L’Annonce faite à Marie prend des années à se réaliser ! Édouard Bourdet n’était pas tellement enthousiaste du théâtre de Paul Claudel, mais Jean-Louis Vaudoyer, lui, qui devient l’administrateur au moment de la guerre, essaye de le favoriser. À cette époque, Claudel joue de malchance, Vaudoyer lui propose de choisir le metteur en scène. Il se tourne d’abord vers Copeau, ça ne marche pas. Ensuite il choisit Jouvet, ça ne marche pas. Ensuite il choisit Dullin, et ça ne marche toujours pas !
Ce n’est pas que le fait du Français quand même.
Ce n’est pas que le fait du Français. C’est le fait en partie de Claudel, et même en grande partie, parce que, on l’a compris à travers les lettres, Claudel, contrairement à ce qu’il dit, « je vous laisse faire, j’ai confiance », veut intervenir dans le travail du metteur en scène : « Et le costume de l’ange, ce serait bien que ce soit une armure, et là, Jean-Louis Barrault en Rodrigue, il faudrait qu’il écarte un tout petit peu plus les bras ». Il faut lire ses notes pendant les répétitions du Soulier de Satin, sur la diction par exemple, à Marie Bell ! Je pense, pour en terminer avec cette histoire difficile avec le Français et pour rejoindre Barrault, qu’avec les metteurs en scène du Cartel il ne pouvait pas s’entendre ; car eux ne voulaient pas s’en laisser compter pour la mise en scène. S’ils font une mise en scène, ils prennent le texte et ensuite ils font leur spectacle, indépendamment de l’auteur. Barrault avait un rapport beaucoup plus généreux, était prêt à une véritable collaboration. La différence de génération l’aidait ; il n’y avait pas de rivalité réelle entre eux.
Au moment du Soulier de Satin, il y a un passé qui est un passif, entre la Comédie-Française et Claudel, vraiment. Aussi, quand on lui donne l’accord pour le monter, il pose des conditions : « Moi je veux que ce soit en intégrale ». Comme on l’a entendu et comme c’est la tradition, on lit le texte devant le Comité de lecture ; Barrault, pour mettre toutes les chances de son côté, dit qu’« on ne va pas le faire dans la salle du Comité autour du tapis vert, on va le faire dans le Foyer des artistes, comme ça je pourrai mieux vous montrer… ». Les deux premières Journées sont très bien reçues, en revanche, les Journées 3 et 4, comme on l’a entendu, ne passent pas bien. Il faut aller expliquer à Paul Claudel que le Comité de la Comédie-Français a dit qu’en l’état ce n’était pas possible, qu’il fallait retravailler le texte. C’est d’ailleurs très beau de voir les voyages que Barrault fait à l’époque à Brangues ; il raconte comment il vient à pied de Morestel, traverse les champs tout enthousiaste et vient pour travailler ici, pour convaincre Claudel. Ensuite, dans le cours de montage du spectacle, d’autres difficultés surgissent. On avait d’abord pensé comme décorateur à Sert mais il faut y renoncer, car ce dernier est trop exigeant ! C’est un renoncement pour eux deux, Barrault et Claudel. Le décor sera ensuite confié à Lucien Coutaud. Autre exemple. Au début des répétitions, Barrault donne rendez-vous aux acteurs pour la première lecture. Ils ne viennent pas ! Enfin ils ne viennent pas tous ; parce que… quand on est un sociétaire un peu installé, on ne vient pas au début. Ce n’est pas un sort particulier que l’on fait à ce spectacle. Quand Raimu est venu à la Comédie-Française, à la même période, pour jouer Le Bourgeois gentilhomme, à la première répétition il ne trouve que les figurants ! Parce que les autres savent le rôle ! Ils n’ont pas besoin de répéter, les séances de travail sont pour le nouveau. Claudel et Barrault se heurtent à des pratiques archaïques ! Enfin, le contexte de la guerre n’aide pas, il manque de l’argent pour faire les décors ; il y a le problème du couvre-feu, donc il faut terminer le spectacle à 22h30 ; il y a le problème des alertes, il faut avoir le visa de la censure. La date de la première est reculée dans l’attente d’avoir les crédits suffisants. Je crois que c’est cela, mal. Mal c’est que cette première création à la Comédie-Française, ce premier spectacle tous les deux, se fait dans la douleur. Pour les deux, on sent que ce n’est pas ce qu’ils auraient souhaité dans l’idéal. Mais vite parce qu’il faut le faire ; si on ne le fait pas maintenant, on ne sait pas quand on le fera. Et vite parce que Claudel est déjà un vieux monsieur. Barrault, on connaît son appétit féroce, mais Claudel a déjà 69 ans en 1937, quand il rencontre Barrault. Il faut avoir cela en tête. Pour lui c’est vite parce qu’il veut voir les choses se réaliser ; il a le sentiment d’avoir touché la bonne personne. Mal mais vite. Barrault réutilisera cette expression au moment de l’arrivée à l’Odéon. Cela se fait un peu précipitamment, là encore c’est une drôle d’histoire avec la Comédie-Française parce que c’était un Odéon-Comédie-Française ; il faut lire les Mémoires de Jean Meyer qui était furieux qu’on enlève l’Odéon à la Comédie-Française. Malraux prend une décision brutale et rapide. Là aussi on fait mal mais vite et qu’est-ce qu’on fait pour faire mal mais vite ? On fait du Claudel, Barrault met en scène Tête d’Or, avec le succès que l’on sait.
Et l’accueil ?
L’accueil du Soulier de Satin a été triomphal. La salle était vraiment pleine tous les soirs où on jouait, pendant des dizaines de représentations… La résonance que cela pouvait avoir dans le public pendant cette période noire, ce souffle que le spectacle donnait, cet enthousiasme, cette grandeur retrouvée ont contribué au succès considérable de l’œuvre ; et c’est pour cela aussi que Claudel se met en colère en 1945-1946 en disant qu’il ne « comprend pas qu’on ne reprenne pas le Soulier de Satin. »
L’entretien se conclut après les remerciements de Jean Balestas pour les personnes qui font de Brangues un lieu de théâtre et un centre consacré au théâtre et à la poésie.
Pour vous faciliter la digestion, je voulais terminer sur une lettre de Barrault, celle dans laquelle il raconte qu’il « pisse de l’eau d’Évian ». Il écrit au directeur technique de la Comédie-Française, René Matisse. À la fin il lui met en post-scriptum : « Notre cœur bat toujours, et nous envoyons un petit sac de pulsations (nous, c’est Madeleine et lui), qui vous sont destinées à tous deux (René Matisse et sa femme). Vous prenez deux pulsations en pastille avant chaque repas. Une bleue : c’est la pulsation Renaud ; buvez une gorgée. Puis l’autre, rouge, c’est la Barrault ; une gorgée. Et vous aurez de l’appétit, pas trop, et du cœur à l’ouvrage. Baisers, Jean-Louis Barrault ».
Joël HUTHWOHL
Bibliographie
Paul CLAUDEL
– Le Soulier de Satin, 2 vol., introduction, traduction et notes de Moriaki Watanabe, éd. Iwanami, 2005.
– Die Trilogie, Die Geisel, Das harte Brot, Der Erniedrigte, [L’Otage, Le Pain dur, Le Père humilié], traduction Herbert Meier, éd. Johannes, 2007.
Jeanyves GUERIN
– Le théâtre en France de 1914 à 1950, Honoré Champion, 2007.
Bei HUANG
– Segalen et Claudel. Dialogue à travers la peinture extrême-orientale, Presses universitaires de Rennes, 2007.
Paul-Émile ROY
– Dans ma grotte avec Claudel -1-, Essai, éd. Fondation littéraire Fleur de Lys, Québec, 2007.
Joseph BOLY
– « Claudel et la Bible », p. 75-79 (Note 1)
Bernard GALLIMARD FLAVIGNY
– « Les illuminations de Paul Claudel », Chronique du bibliophile, dans La Gazette de l’Hôtel Drouot n° 20, 18 mai 2007, p. 230-231.
Hubert HEILBRONN
– « Paul Claudel dans le mystère de la lumière d’Israël », dans Commentaire, vol. 29, n° 115, automne 2006.
Michel LIOURE
– « Paul Claudel : contre Proust », dans L’Esprit Créateur, vol. 46, n° 4, hiver 2006, p. 15-25.
Dominique MILLET-GÉRARD
– « Le ‘Grand Théâtre du Monde’ claudélien » p. 87-101 (Note 1).
Marie-Victoire NANTET
– « "Je parle de ce livre ouvert, vous savez, que nous avons vu ensemble dans la forêt" ou la force de croire et l’art de faire croire », p. 107-113 (Note 1)
Inna NEKRASSOVA
– « Les motifs bibliques dans l’action du Soulier de Satin de Paul Claudel », p. 102-106 (Note 1).
Claude-Pierre PEREZ
– « “Moi, mère meilleure”. Conversion et conversions de Claudel à Valéry », Revue d’Histoire Littéraire de la France, n° 3, 2007, p. 593-608.
Dimitri TOKAROV
– « De La Jeune Fille Violaine à L’Annonce faite à Marie », p. 80-86 (Note 1).
Olivier VÉRON
– « Claudel lit Breuil » dans Les Provinciales n° 79, juillet 2007.
Anne UBERSFELD
– « L’autobiographie et la Bible. (Commentaire claudélien de la Bible et ses réflexions sur soi-même) », p. 63-74, (Note 1).
Note 1 : Le Poète et la Bible, Actes du VIIIe colloque international, 19-21 avril 2005, Centre d’études françaises, Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy, Université d’État de Saint-Pétersbourg, Faculté des Lettres, 2006.