Bulletin de la Société Paul Claudel, n°191

Sommaire

Le Théâtre d’Art
– Philippe MARCEROU : La naissance du « théâtre d’art », 2
– Victor MARTIN-SCHMETS : Le triangle Claudel-Maeterlinck-Mockel, 8

Raphaèle FLEURY
– Le projet du marionnettiste Georges Lafaye pour L’Ours et la Lune, 20

Anne RIVIÈRE
– Les bustes de Paul Claudel par Camille Claudel, 31

Rencontres de Brangues
– Sever Martinot-Lagarde, 41

En marge des livres
– François Lachaud : Michel Wasserman, D’or et de neige, 47
– Moya Longstaffe : Paul Claudel 2005. Perspectives critiques, 50
– Moya Longstaffe : Paul Claudel Papers, 54
– Antoinette Weber-Caflisch : L’Écriture de l’exégèse dans l’œuvre de Paul Claudel, 56

Spectacles
– Monique Le Roux : L’Annonce faite à Marie (Alba-la-Romaine) et Partage de Midi (Avignon), 70

Nécrologie, 73
Bibliographie, 74
Annonces, 75

 

Les bustes de Paul Claudel par Camille Claudel

Quelques propositions nouvelles

Presque vingt-cinq ans après la redécouverte de l’œuvre de Camille Claudel avec la rétrospective de 1984 à Paris et Poitiers, l’intérêt pour l’artiste ne se dément pas. Après la Fondation Mapfre à Madrid durant l’hiver 2007-2008, c’est le musée Rodin à Paris qui a accueilli un important ensemble de ses créations.

À Madrid et Paris, les commissaires de l’exposition, Maria Lopez Fernandez, Aline Magnien et Véronique Mattiussi, avaient pour objectif de détacher l’œuvre de la biographie de la sculptrice et de la libérer de sa dette envers Rodin[1]. Par une scénographie élégante et claire qui se faisait oublier au bénéfice de la présentation des œuvres, le but fut semble-t-il atteint. Si l’on en juge par le nombre de visiteurs de toutes nationalités qui n’hésitèrent pas à endurer une attente de plusieurs heures avant d’accéder aux salles du musée, la place de l’artiste dans notre histoire de la sculpture du XIXe siècle est absolument acquise.

Alors que l’exposition du musée Rodin fermait ses portes, le musée Paul Dubois-Alfred Boucher de Nogent-sur-Seine, grâce à la persévérance et l’opiniâtreté de son conservateur Jacques Piette, voyait entrer dans ses collections une œuvre capitale de Camille Claudel, Persée, l’une de ses toutes dernières créations.

En même temps, deux ultimes expositions, à Dijon puis Lavardens, ont exhibé la collection de madame Reine-Marie Paris, collection qui serait vendue à la municipalité de Nogent-sur-Seine et trouverait ensuite sa place dans la maison habitée par la famille Claudel dans cette ville entre 1876 et 1879.

Voir et revoir les œuvres d’un artiste permet d’étudier plus précisément leur composition, de faire des rapprochements et des comparaisons avec d’autres œuvres du même artiste ou de ses contemporains. Cela donne aussi l’occasion de repenser les chronologies et les datations et permet parfois de trouver des réponses à des questions restées en suspens. Ces manifestations de l’année 2008 autour de Camille Claudel sont pour nous l’occasion d’approfondir l’étude d’un ensemble d’œuvres, restreint mais cohérent, celui que constituent les bustes de Paul Claudel représenté à divers âges :

1. enfant, par un buste de bronze connu comme Paul Claudel à treize ans (Châteauroux, musée Bertrand)

2. jeune garçon, par un buste de plâtre patiné (collection particulière) et plusieurs exemplaires d’une variante en bronze intitulés Jeune romain et plus tard Mon frère (Avignon, musée Calvet ; Toulon, musée des Beaux-arts ; Toulouse, musée des Augustins ; Tourcoing, musée des Beaux-arts)

3. adulte, par une étude en plâtre (collection particulière) et plusieurs exemplaires d’un bronze dit Paul Claudel à trente-sept ans (Paris, musée Rodin et diverses collections particulières).

Le premier de ses portraits est un buste monté sur un piédouche de marbre rouge, alors que les deux autres adoptent la manière des bustes dits « à l’italienne » en faveur au Quattrocento, c’est-à-dire que le torse est coupé sous les épaules et repose sur la base constituée par la section. On peut noter que Camille Claudel adoptera cette forme pour plusieurs autres œuvres telles les diverses versions de la Petite châtelaine, le portrait de Charles Lhermitte, ou le buste de Femme aux yeux clos.

Paul Claudel à treize ans ou Paul Claudel enfant ?

En 2005, à Québec puis à Detroit et enfin à Martigny, une magnifique exposition intitulée Claudel & Rodin. La rencontre de deux destins a donné lieu à un catalogue qui fait date dans les études claudéliennes[2]. Ses deux commissaires Yves Lacasse et Antoinette Le Normand-Romain, passionnément érudits et scientifiquement rigoureux, y faisaient le point des connaissances sur l’artiste et son œuvre et surtout les enrichissaient considérablement.

En particulier, pour le buste conservé à Châteauroux et connu comme Paul Claudel à treize ans, Yves Lacasse faisait la remarque pertinente, et non formulée jusqu’à lui, que ce buste ne représentait certainement pas un enfant de cet âge mais un garçonnet beaucoup plus jeune. Il le renomma alors Paul Claudel enfant et reconsidéra « l’affirmation […] voulant que le bronze représentant Paul Claudel enfant, conservé au musée Bertrand de Châteauroux, date de 1881 »[3]. Rapprochant ce portrait d’une photographie prise à Nogent-sur-Seine, donc entre 1876 et 1879, alors que Paul Claudel a entre 8 et 11 ans, Yves Lacasse affirme deux choses : d’abord que le buste de Châteauroux représente Paul Claudel vers l’âge de dix ans et ensuite qu’il faut en changer la datation puisque Camille Claudel n’aurait su réaliser « une œuvre aussi achevée que Paul Claudel enfant alors qu’elle avait tout au plus une douzaine d’années »[4].

La découverte d’Yves Lacasse est stimulante. Sans conteste, nous devons admettre ses arguments pour ce qui concerne l’âge du modèle et, à sa suite, dorénavant intituler le buste castelroussin Paul Claudel enfant. Cependant, nous nous posons encore quelques questions quant à la date de réalisation de l’œuvre.

Confusion dans l’historique de l’œuvre

En 1903, lorsqu’elle est offerte par le baron Alphonse de Rothschild au musée de Châteauroux, l’œuvre est totalement inconnue. Elle n’a jamais été exposée, n’est absolument pas documentée et même Mathias Morhardt n’en a pas fait mention dans un article paru au Mercure de France en 1898 et encore aujourd’hui référence obligée[5]. Le buste apparaît pour la première fois, sous le titre Jeune Achille (n° 499), au catalogue des œuvres du musée rédigé par Joseph Beulay en 1910. La notice ne comporte ni description, ni mesures, ni datation[6]. Quant au titre donné à ce portrait de Paul Claudel, nous ne pensons pas qu’il soit dû à l’artiste mais plutôt à l’auteur du catalogue ou au donateur.

En 1942, Henri Ratouis de Limay réactualise le catalogue du musée de Châteauroux, donne Jeune Romain pour titre au buste (n° 104) et précise qu’il a été exposé au Salon des Artistes français en 1887 sous le n° 3779[7]. Il faisait là une erreur qui sera ensuite la source de bien des confusions. Ce n’est pas Paul Claudel enfant qui était exposé aux Artistes français en 1887 sous le titre de Jeune Romain mais un bronze semblable aux bustes d’Avignon, Toulon, Toulouse ou Tourcoing, fondu à partir du modèle en plâtre acquis en 1884 par la baronne Nathaniel de Rothschild. La preuve en est donnée par une gravure d’Henri Dumont reproduisant ce modèle en illustration d’un article de Paul Leroi à propos du Salon de 1887 pour la revue L’Art[8].

En juin 1957, madame Monory (à la demande de madame Paul Claudel et sur les indications de monsieur Pierre Claudel) demande au musée de Châteauroux s’il est bien vrai qu’il conserve un buste de Paul Claudel par Camille Claudel intitulé « le jeune romain ». Il lui est répondu positivement ainsi : « Buste de Jeune Romain. Bronze, nouveau n° d’inventaire 3391 »[9], entretenant ainsi la méprise apparue au catalogue de 1942.

En juillet de la même année, Robert Mallet demande confirmation de cette information en vue de la publication d’une iconographie complète de Paul Claudel aux éditions Gallimard et désirant savoir s’il s’agit de « l’adolescent (avec la toge romaine) [c’est-à-dire Jeune Romain], ou de l’adulte à moustache [c’est-à-dire Paul Claudel à trente-sept ans] »[10]. Manifestement Robert Mallet ne connaît pas le buste de Châteauroux. N’ayant jamais été exposé (il ne le sera qu’en 1958 à Rome[11] et seulement en 1965 à Paris), son titre « Jeune Romain » inscrit au catalogue du musée de 1942 pouvait laisser supposer qu’il était semblable aux bustes répertoriés sous ce titre et localisés dans plusieurs collections publiques.

En 1965, le buste est montré pour la première fois en France lors de l’exposition « Paul Claudel, premières œuvres 1886-1901 » à la bibliothèque Jacques Doucet. La confusion avec le portrait de Paul Claudel plus âgé est encore possible si l’on se réfère au catalogue puisque le buste de Châteauroux y est intitulé Buste de Paul Claudel adolescent (n° 116)[12], alors que nous avons vu qu’il s’agit d’un enfant. Elle est aussi possible en 1972 avec la notice de l’œuvre au catalogue de l’exposition « Ernest Nivet 1871-1948 », en raison de la datation proposée, « 1887 », qui est celle de l’exposition du Jeune Romain au Salon des Artistes français. C’est l’erreur du catalogue de 1942 qui est reconduite, même si, plus justement et pour la première fois, le buste a pour titre Buste de son frère Paul Claudel enfant (n° 44)[13]. Cette méprise, dont nous ne relèverons pas ici toutes les occurrences, est probablement aussi à l’origine de la datation et donc du titre, Paul Claudel à treize ans, donnés au portrait de Paul Claudel enfant conservé à Châteauroux[14].

Datation du buste de Paul Claudel enfant

En effet, pourquoi, comme s’interroge encore Yves Lacasse, dans ce buste « tous les chercheurs qui se sont intéressés à Claudel au cours des vingt-cinq dernières années [ont-ils] voulu à tout prix voir les traits de Paul Claudel à l’âge précis de treize ans »[15] et par voie de conséquence le dater de 1881 ?

En 1898, Mathias Morhardt, à l’instigation de Rodin, publie au Mercure de France, un long article, déjà évoqué plus haut, sur la vie et l’œuvre de Camille Claudel, devenant ainsi le premier biographe de l’artiste. Comme le montrent les correspondances de Rodin, Morhardt et Claudel, le critique y travaille durant les années 1896 et 1897, rencontrant la sculptrice et rendant compte à Rodin. On est en droit de penser que les informations contenues dans l’article émanent directement de l’artiste et ont été soumises avant publication et à Claudel et à Rodin. Il n’est que de lire comment Morhardt élude les questions d’ordre privé pour faire du couple Rodin-Camille un compagnonnage dans lequel chacun reconnaît le talent de l’autre. Nous ferons donc confiance à Mathias Morhardt et accepterons comme fiables ses dires.

En particulier, lorsque après avoir évoqué le buste de La vieille Hélène, il écrit : « Mais, dès 1883, apparaît une œuvre bien supérieure et où s’annonce le grand sculpteur : c’est le buste de Paul Claudel. Paul Claudel est âgé d’environ treize ans. »[16], c’est bien probablement l’artiste qui lui a indiqué et la date de l’œuvre et l’âge du modèle. Il sait aussi que Paul Claudel, en 1883, né quatre ans après sa sœur, avait ou allait avoir quinze ans, et non treize et donc que l’œuvre, même si elle « apparaît » en 1883, pourrait être une création de 1881.

Nous aurions donc bien un buste représentant Paul Claudel âgé de treize ans et modelé en 1881. Et cela pour de simples raisons arithmétiques (1868+13). L’œuvre aurait pu être datée de 1882 puisque le modèle, né le 6 août 1868, avait treize ans une bonne partie de l’année 1882.

Mais plusieurs auteurs, dont nous sommes[17], ont mal interprété le texte de Morhardt.

Méprise encore avec le Jeune Romain

En 1913, une photographie du Jeune Romain illustre l’article de Paul Claudel sur sa sœur dans L’Art décoratif[18]. Cette photographie est accompagnée de la légende : « Paul Claudel à seize ans (1884) ». Cette précision est induite du fait que le buste est documenté depuis 1884, date à laquelle la baronne de Rothschild a acquis le modèle en plâtre, et année des seize ans de Paul Claudel. Nous serions tentée de penser que les légendes, parfois erronées, qui accompagnent les illustrations de l’article de Paul Claudel sont de la rédaction de la revue et non de l’auteur de l’article.

En 1951, un hommage à Camille Claudel, voulu par son frère Paul, lui est rendu au musée Rodin. L’exemplaire du Jeune Romain conservé au musée Calvet d’Avignon est alors exposé (n° 4). Au catalogue, le titre Jeune Romain est complété par Paul Claudel à seize ans[19].

Après 1951, les historiens connaissant donc le buste intitulé Jeune Romain ou Paul Claudel à seize ans et probablement abusés par l’indication de l’âge du modèle donné par Mathias Morhardt (treize ans et non seize ans), ont pensé que Morhardt parlait d’un second portrait de Paul Claudel représenté plus jeune. Bien que Morhardt lui-même dans une note eût indiqué que le buste qu’il décrivait était identique à ceux qui sont conservés dans les musées d’Avignon ou de Toulon, ils ont appliqué au buste de Châteauroux, Paul Claudel enfant, la description qui, pour Morhardt, était celle du Jeune Romain, dit aussi Paul Claudel à seize ans depuis 1913.

Reprenant le texte de Mathias Morhardt, on peut y relever des détails qui permettent d’affirmer qu’il ne décrit pas le buste de Châteauroux mais bien le Jeune Romain :

« Les épaules recouvertes d’une sorte de tunique antique […] », alors que le drapé du buste de Châteauroux ne recouvre qu’une épaule, la droite ; « la tête droite. Le profil est rigide et net […] », alors que la tête de Paul Claudel enfant à Châteauroux est légèrement en rotation vers l’épaule droite et imperceptiblement inclinée sur la gauche ; « les narines du nez aquilin […] », alors que le nez est encore enfantin sur le portrait de Châteauroux ; « les paupières bien fendues […] », alors que les yeux de l’enfant sont arrondis[20]

Ces différents éléments de réflexion nous conduisent logiquement à faire l’hypothèse qu’il faudrait donc donner les années 1882-1883[21] comme période de création du buste décrit par Morhardt, c’est-à-dire celui de Paul Claudel intitulé Jeune Romain et y voir un portrait de Paul Claudel âgé de treize ans (comme l’écrit Morhardt) et non de seize. Que le Jeune Romain figure ce qu’aujourd’hui nous appellerions un « préadolescent » nous semble corroboré par une remarque de Paul Claudel dans son Journal. Le jeudi 21 août 1930, après avoir vu sa sœur à l’asile de Montdevergues et fait une visite au musée d’Avignon, il note lapidairement : « Le Musée Calvet, mon buste enfant »[22]. Se serait-il vécu encore comme un enfant si Camille Claudel l’avait représenté à l’âge de seize ans ? Nous voyons aussi dans cette indication du Journal une possibilité d’admettre que ce n’est pas Paul Claudel qui est à l’origine de l’intitulé « Paul Claudel à seize ans » attaché au buste connu comme Jeune Romain[23].

En résumé, les hypothèses que nous proposerions ici seraient donc que le buste de Châteauroux, comme l’a montré Yves Lacasse, représenterait Paul Claudel vers dix ans et que celui d’Avignon (Toulon, Toulouse, Tourcoing) le représenterait vers 13 ans.

Quelle datation pour le buste Paul Claudel enfant ?

Si le buste castelroussin est un portrait de Paul Claudel âgé d’environ dix ans, Camille Claudel aurait eu environ quatorze ans au moment de sa réalisation. On est tout naturellement amené à s’interroger sur les connaissances techniques et artistiques d’une si jeune fille et à se demander si elle a modelé ce buste à cette période-là.

Yves Lacasse envisage « la possibilité qu’elle ait beaucoup plus tardivement travaillé à cette œuvre à partir d’une photographie de Paul » et propose comme date de création la période durant laquelle « elle modelait les traits de son frère à l’âge de seize ans »[24]. Donc ce buste serait, comme il l’écrit, une « œuvre de jeunesse qui n’en est pas une »[25].

Quant à nous, si nous suivons les conclusions d’Yves Lacasse en ce qui concerne l’âge du modèle, nous pensons qu’il faudrait peut-être envisager que l’œuvre ait été élaborée en deux temps. Si l’on considère la différence de traitement du buste lui-même et du drapé, lisse et un peu mou pour l’un, plus savant et tourmenté pour l’autre, si l’on retient l’impression que la toge est rapportée sur un buste « à l’italienne », si l’on se souvient du fait que ce portrait est inconnu jusqu’en 1903, date de son entrée dans les collections de Châteauroux, on est alors enclin à penser que peut-être nous aurions affaire avec un modelage réutilisé longtemps après sa création, à un moment où l’artiste connaît des difficultés et a besoin de mécènes qui puissent l’aider.

Nous pourrions aller jusqu’à envisager une œuvre précoce. Un portrait de Paul Claudel, non pas exécuté d’après une photographie mais d’après le modèle bien vivant et subjugué par la volonté de son aînée, comme il le rapporta souvent lui-même[26]. À une époque d’avant Rodin, à une époque où Alfred Boucher, saisi des qualités des premiers essais de Camille Claudel, lui donna ses premières leçons. Peut-être à Nogent donc vers 1878-1879. L’artiste aurait ensuite ajouté la draperie afin de faire une œuvre nouvelle dans la voie tracée par le succès du Jeune Romain[27].

Autour des années 1900, son inspiration s’épuise et, pour subsister, elle utilise en les modifiant des motifs plus anciens. Il en sera ainsi pour La Fortune (1904) qui est une reprise du personnage féminin de La Valse (1889-1893) ou pour Niobide (1906) qui interprète la figure de Sakountala (1886-1888). Cette même année 1903, probablement à l’instigation de Rodin, le baron Alphonse de Rothschild fait l’acquisition, outre Paul Claudel enfant, de deux autres œuvres : une version de Rêve au coin du feu, aujourd’hui à Draguignan, et une épreuve de Giganti, aujourd’hui à Reims[28].

Évidemment, dans le cadre de nos connaissances actuelles, l’hypothèse que le buste Paul Claudel enfant serait un portrait par sa sœur aînée, à l’époque âgée de quatorze ou quinze ans, et qui n’aurait trouvé sa forme définitive qu’après 1900 est une pure spéculation.

Paul Claudel à trente-sept ans

Des trois bustes qui ponctuent la relation de Camille Claudel avec son frère, celui qui est connu comme Paul Claudel à trente-sept ans semble être le seul à ne soulever aucune question.

L’été 1905, Paul Claudel et sa sœur Camille passent quelques semaines ensemble dans les Pyrénées. Alors que l’écrivain travaille à la composition de Partage de Midi mais aussi à un article sur l’œuvre de sa sœur[29], la sculptrice ébauche son buste et le 23 octobre, il écrit à Gabriel Frizeau : « Elle fait en ce moment mon buste, qui sera, je crois, une œuvre superbe »[30].

L’étude en plâtre connue est bien certainement le résultat du travail de Camille Claudel durant cet été 1905, travail qu’elle prolongea durant l’automne, si l’on suit l’indication de son frère. Le plâtre est essentiellement une étude de la tête, le buste étant à peine ébauché. À partir de cette étude, l’artiste choisit la forme du buste « à l’italienne » pour le portrait achevé, rappelant ainsi le Jeune Romain de 1883. Le torse est nu et nous évoque une extraordinaire photographie peu conventionnelle de Paul Claudel prise à Rio de Janeiro en 1918. Nous savons que c’est le poète lui-même qui a choisi la pose et les lumières de cette photographie. Peut-être s’est-il alors souvenu des séances de pose de 1905. Le second état en bronze de ce buste de Paul Claudel âgé de trente-sept ans est la seule œuvre vraiment « moderne » de la sculptrice. Naturaliste et sensible, elle est à rapprocher des travaux de ceux qui, comme Despiau ou Wlérick, rechercheront un équilibre entre classicisme et modernité dans le premier tiers du vingtième siècle.

Les années qui suivent ne sont plus des années de création pour Camille Claudel. Elle n’expose plus au Salon et seul Eugène Blot présente ses œuvres en 1905, 1907 et 1908. Sa dernière commande, La Niobide blessée, reprise, nous l’avons vu, de Sakountala, est fondue en septembre 1907 et Armand Dayot se réjouit « de l’avoir trouvée toute faite dans l’atelier de l’artiste et de ne pas lui avoir commandé une sculpture nouvelle que, présentement, il lui est impossible d’exécuter »[31]. Son père et son frère s’inquiètent. À l’automne 1909, Paul Claudel écrit dans son Journal : « À Paris, Camille folle. Le papier des murs arraché à longs lambeaux, un seul fauteuil cassé et déchiré, horrible saleté »[32]. Et c’est peut-être pour l’aider qu’en 1911 le peintre Henry Lerolle propose à Paul Claudel de commanditer une édition de son portrait modelé en 1905.

Mais il semble bien que Camille Claudel, qui devait semble-t-il conserver dans son atelier l’œuvre achevée, se soit un temps opposée à cette édition si on en croit Paul Claudel qui écrit à Lerolle en octobre 1911 : « J’ai parlé à ma sœur Camille de votre aimable proposition en ce qui concerne mon buste. Mais, comme je m’en doutais, il n’y a rien à faire. […] J’ai bien chez moi, ou plutôt chez ma sœur Louise, un premier état de ce buste, mais il n’y a que la tête seule »[33].

Peu après, la sculptrice finit cependant par autoriser, à partir du buste achevé, une édition de six exemplaires fondus par Converset. Cette fonte est attestée en 1913 par une illustration de l’article de Paul Claudel dans L’Art décoratif[34]. Le bronze du buste intitulé Paul Claudel à trente-sept ans a donc été fondu entre 1912 et 1913 car, comme nous l’avons vu, s’il n’existait pas à la fin de l’année 1911, il est reproduit en juillet 1913 dans L’Art décoratif.

C’est l’œuvre qui clôt la relation (malgré la distance géographique imposée par la carrière diplomatique de Paul Claudel) de complicité et d’admiration de la sœur et du frère. C’est la dernière œuvre réellement originale de l’artiste.

Anne RIVIÈRE


1. Voir le catalogue Camille Claudel. Une vie, Madrid-Paris, Fondation Mapfre-Gallimard, 2007-2008.
2. Yves Lacasse et Antoinette Le Normand-Romain (dir.) : Claudel & Rodin. La rencontre de deux destins, Québec, musée national des beaux-arts et Paris, musée Rodin, Hazan, 2005 (Québec, 26 mai-11 septembre 2005 ; Detroit, 2 octobre 2005-5 février 2006 ; Martigny 3 mars-15 juin 2006). Les deux commissaires ont rendu compte de cet événement dans le Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 183.
3. Yves Lacasse, « Claudel : les œuvres de jeunesse. I. Avant la rencontre », Claudel & Rodin. La rencontre de deux destins, op. cit., p. 26-27.
4Ibid.
5. Mathias Morhardt, « Mlle Camille Claudel », Mercure de France, mars 1898, p. 709-755.
6. Joseph Beulay, Catalogue du musée de Châteauroux, Châteauroux, Badel, 1910, p. 103.
7. Henry Ratouis de Limay, Catalogue sommaire du musée de Châteauroux, 1942, p. 37.
8. Paul Leroi, « Salon de 1887 (fin) », L’Art, 1887, t. XLIII de la collection, t. II de l’année, p. 233.
9. Madame Monory, lettre du 19 juin 1957 et brouillon de réponse du musée à madame Monory du 20 juin 1957, Châteauroux, Archives du musée Bertrand.
10. Robert Mallet, lettre du 18 juillet 1957, Châteauroux, Archives du musée Bertrand.
11. Rome, Palazzo Primoli, Hommage à « Commerce ». Lettres et Arts à Paris, 1920-1935, 5 décembre 1958-30 janvier 1959.
12. François Chapon, catalogue de l’exposition « Paul Claudel, premières œuvres 1886-1901 », Paris, bibliothèque littéraire Jacques Doucet, 1965, p. 64.
13. Gisèle Chovin, catalogue de l’exposition « Ernest Nivet 1871-1948 », Châteauroux, 1972, p. 32.
14. Notons ici qu’Yves Lacasse s’est interrogé lui aussi sur des confusions et des méprises rencontrées tant chez Morhardt que dans des ouvrages plus récents. Voir ses n. 41 et 42 au catalogue Québec-Détroit-Martini de 2005 déjà cité, p. 337.
15. Yves Lacasse, article cité, p. 27.
16. Pour des raisons de clarté du raisonnement, c’est nous qui soulignons.
17. Voir Anne Rivière, L’Interdite. Camille Claudel 1864-1943, Paris, Éditions Tierce, 1983. Dans notre Catalogue de l’œuvre, p. 73, sous le n° 2 nous avions intitulé le buste de Châteauroux « Paul Claudel (buste), 1882 », en spécifiant justement « bronze (enfant romain) », mais avions légendé la reproduction photographique de l’œuvre « Paul Claudel à treize ans ».
18. Paul Claudel, « Camille Claudel », L’Art décoratif, n° 193, juillet 1913, p. 9.
19. Cécile Goldscheider, catalogue de l’exposition Camille Claudel, n° 4, p. 13 (illustration, pl. II, p. 18), Paris, musée Rodin, 1951.
20. Mathias Morhardt, op. cit., 1898, p. 718. C’est nous qui soulignons.
21. Paul Claudel avait eu treize ans le 6 août 1868 et avait donc bien cet âge durant l’année 1882.
22. Paul Claudel, Journal I, p. 929. C’est nous qui soulignons.
23. L’exemplaire du Jeune Romain conservé dans les collections du musée de Tourcoing est présenté sur un socle de bois ouvragé offert avec l’œuvre par le baron Alphonse de Rothschild en 1900. Fixée sur le socle, une plaque de bronze fait apparaître pour la première fois le titre Mon frère.
24. Yves Lacasse, op. cit., 2005, p. 27.
25Ibid., p. 26.
26. Voir par exemple son article intitulé : « L’ascendant souvent cruel qu’elle exerça sur mes jeunes années, le souvenir de Camille Claudel », in Le Figaro littéraire, 5 mars 1955 ou ses entretiens avec Jean Amrouche, Mémoires improvisés, Paris, coll. Idées, Gallimard, 1969.
27. Bruno Gaudichon quant à lui propose de voir en ce buste encore une fois l’influence de Rodin. Il y décèle comme un écho du buste de Bellone dont Rose Beuret fut le modèle. La tête tournée vers l’épaule droite, le buste sur piedouche et le drapé entourant les épaules sont autant d’éléments que l’on trouve aussi dans le buste de Châteauroux.
28. Le musée de Lille en 1892 et le musée de Cherbourg en 1902 s’étaient déjà vus dotés d’un exemplaire chacun de cette sculpture. Plutôt que faire connaître l’artiste et son œuvre, on peut se demander si l’acquisition de trois épreuves d’un même buste n’avait pas eu pour but d’aider la sculptrice en difficulté.
29. Paul Claudel, « Camille Claudel », L’Occident, automne 1905. Cet article sera repris et illustré dans la revue L’Art décoratif de juillet 1913.
30. Lettre de Paul Claudel à Gabriel Frizeau, 23 octobre 1905, in Correspondance avec Francis Jammes et Gabriel Frizeau, 1897-1938, Paris, Gallimard, 1952.
31. Rapport d’Armand Dayot du 15 décembre 1907, Paris, Archives nationales, F 21 4189.
32. Paul Claudel, Journal I, p. 103-104.
33. Lettre de Paul Claudel à Henry Lerolle, 31 octobre 1911, Francfort-sur-le-Main, Paris, BnF, fonds Paul Claudel.
34. Paul Claudel, « Camille Claudel », L’Art décoratif, juillet 1913, p. 49.

 

Bibliographie

Paul CLAUDEL
Improvizirani memoari [Mémoires improvisés], éd. Nakladni Zavod Globus, Zagreb Croatie, 2008.

Jacques JULLIARD
L’argent, Dieu et le diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne, Éditions Flammarion, 2008.

Henri de LUBAC, Jean BASTAIRE
Claudel et Péguy, coll. « Œuvres complètes de Henri de Lubac », Éditions du Cerf, 2008.

Michel LIOURE
« L’avenir à reculons » ou « la banquette avant et la banquette arrière », dans Paul Valéry : Regards sur l’Histoire, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2008, p. 97-107.