Bulletin de la Société Paul Claudel, n°215

Sommaire

 

Paul Claudel et André Gide
Dossier dirigé par Pascale Alexandre-Bergues

Peter Schnyder
« J’ai le sentiment que vous êtes en danger ». Paul Claudel et André Gide au miroir de leur Correspondance, 9

Pierre Masson
Claudel devant Gide. Une encombrante influence, 45

Jean-Michel Wittmann
L’artiste et le « devoir absolu d’être un saint ». Gide face au soleil de Claudel, 57

NOTE

Marie-Victoire Nantet et Michel Wasserman
Première apparition de Camille Claudel au Japon en 1922 et 1923, 73

EN MARGE DES LIVRES

Sukehiro Hirakawa, À la recherche de l’identité japonaise – le shintô interprété par les écrivains européens, L’Harmattan, 2012 (Michel Wasserman), 83

POINT DE THÈSE

Christèle Barbier
Le Soulier de satin et l’art moderne, 87

Assemblée générale ordinaire du 24 janvier 2015 de la société Paul Claudel, 91

Bibliographie, 97
Actualités claudéliennes, 99
Annonces, 105

 

 

CLAUDEL DEVANT GIDE
Une encombrante influence

Il est difficile de dire quand les relations épistolaires entre Claudel et Gide ont commencé. Peut-être avant le 27 septembre 1905, date de la première lettre de Gide reproduite par Robert Mallet : il est en effet curieux que Claudel, à partir de 1899, ait à remercier Gide pour l’envoi régulier de ses livres, sans que ce dernier les ait jamais accompagnés du moindre billet. Les lointains exils de Claudel pourraient suffire à justifier la perte des premières lettres. Mais on peut aussi voir là l’effet d’une stratégie bien gidienne, consistant à entretenir un lien avec un esprit digne d’intérêt, sans pour autant se lier intimement avec un homme dont les idées et plus encore la personnalité pouvaient inspirer quelques réticences, ou mieux, pour Gide, susciter de la timidité. Il est intéressant de remarquer que, alors qu’autour de lui, Schwob et Valéry font grand cas de Claudel, Gide va attendre L’Ermitage de décembre 1901 pour manifester une première marque publique d’intérêt à l’égard de son œuvre, avec un compte rendu assez expéditif. Le recueil qui reprenait cinq pièces de Claudel était traité en compagnie de livres de Jammes, Bouhélier, Régnier, Renard, Blum, Lamarque, Mirbeau et Philippe, et Gide dut sentir l’insuffisance de son texte, qu’il n’allait pas reprendre deux ans plus tard dans Prétextes.

M. Claudel a-t-il songé peut-être, en prenant cet étrange et beau titre, à « l’Arbre de la Croix » ? Il se dresse à l’extrémité de ses drames. Il forme centre du quinconce. On est tout stupéfait, de quelque côté et par quelque chemin qu’on y vienne, de se retrouver à son pied. Ces chemins mènent tous à Rome. Mais ces chemins sont étrangement beaux. […] La Jeune fille Violaine et Le Repos du septième jour, inédits encore, malgré d’admirables parties, sont moins bons. Réunis d’un coup en volume, ces cinq drames manifestent un travail et une puissance d’invention considérables. Malgré toute mon admiration, je n’ai ni le temps ni la place d’en parler ici longuement ; d’ailleurs, que servirait de le faire avec ceux qui n’en ont rien lu ? Aucune analyse, si détaillée soit-elle, ne peut donner aucune idée de ces cinq drames ; ils ne rappellent quoi que ce soit, et l’on est étonné qu’ils existent ; ils semblent palpiter et vivre avec des organes nouveaux, agiter des bras inconnus, respirer avec des branchies, penser avec les sens, et sentir avec les objets ; mais ils vivent pourtant ; ils vivent d’une vie rouge et violente, pour étonner, rebuter et exaspérer le grand nombre, pour enthousiasmer quelques uns*.

*Je ne peux me retenir de citer : « Comme un buffle qui a cessé de boire, la noire nue appuie son mufle encore ruisselant sur l’épaule de la montagne… etc1. »

Du moins, Gide semblait-il être sensible à la force et à l’originalité de la parole poétique de Claudel, et l’on sait que sa critique de la poésie se ramenait souvent à citer longuement, considérant, comme pour Mallarmé, qu’il n’est pas nécessaire de comprendre pour admirer. On pourrait sans doute appliquer à Claudel ce que Gide disait encore en 1942 à propos des vers de Mallarmé :

Leur signification, qui du reste gagnait à rester un peu imprécise, m’importait beaucoup moins que l’émoi quasi religieux qu’éveillait en moi leur mystère. L’incantatoire sonorité de ces vers était telle qu’ils conservaient le charme étrange de ce mystère, en dépit de l’explication qu’on m’en donnait2.

Par ailleurs, Claudel marchait en partie dans le même chemin esthétique que Gide, quand il ne le précédait pas. Remerciant Gide pour l’envoi de Paludes, il avait ce commentaire :

Paludes est le document le plus complet que nous ayons sur cette atmosphère spéciale d’étouffement et de stagnation que nous avons respirée de 1885 à 18903.

Formulation si juste que Gide devait la reprendre en partie vingt ans plus tard dans Si le grain ne meurt :

Comment avais-je pu respirer jusqu’alors dans cette atmosphère étouffée des salons et des cénacles […]4 ?

En 1903, félicitant Gide pour son sens critique, il faisait preuve d’une particulière clairvoyance en lui proposant pour modèles Baudelaire et Poe, tout comme il allait plus tard l’engager à découvrir Conrad, ou l’approuver dans son éloge de Dostoïevski. Incontestablement, le jugement de Claudel était fait pour en imposer à Gide, et à le faire passer – momentanément – par-dessus leurs divergences idéologiques.

Malgré cela, ce n’est qu’une approbation de principe que Gide accorde à son œuvre, qu’il a la fâcheuse tendance à mettre sur le même pied que celle de son ami Ghéon. En 1904, dans sa conférence sur L’évolution du théâtre, puis dans une réponse à une enquête, et encore dans sa chronique de L’Ermitage de février 1905, il réaffirme l’importance du théâtre de Claudel :

Il n’est pas malaisé de reconnaître pour français un Boylesve, un Régnier, un France ; mais il faut accepter que l’est aussi bien un Claudel, et d’une plus importante façon, parce que d’une façon plus nouvelle5.

Gide affirme ainsi une admiration globale et imprécise pour le théâtre de Claudel, qui va se trouver renforcée, en mai 1905, par des raisons personnelles : il est, en tant que créateur, dans une période de stagnation, souffrant d’un « morne engourdissement de l’esprit » et n’arrive pas à démarrer le roman qu’il projette depuis longtemps. Comme homme privé, il est engagé dans une relation amoureuse avec Maurice Schlumberger, relation volontairement partagée avec son ami Ghéon, et il commence à vouloir reprendre sa liberté. Parallèlement, il assiste aux efforts de son cousin Paul Gide pour séduire l’actrice Ventura, et commence à se lasser de le seconder dans cette entreprise. D’où un sentiment global de lassitude et de dégoût de soi. Mais déjà, son projet d’installation dans une nouvelle maison, construite selon ses désirs, lui semble être un signe annonciateur d’un ressaisissement fécond. Et, le 16 mai, après avoir raccompagné Ghéon et Maurice, il note : « Dîner tranquille. Je lis l’admirable premier acte de Tête d’or, à Em6. »

Déjà, Tête d’Or avait de quoi requérir son attention, cette pièce atypique qui présente en ouverture le retour de Simon Agnel dans sa terre d’origine, venant, après bien des errances, enterrer la femme qu’il avait entraînée avec lui, avant de se lancer dans la conquête du pouvoir et du monde. On dirait là comme une suite de L’Immoraliste, et comme une chance donnée au héros de Gide pour ressaisir sa vie et en faire une aventure admirable. La célébration de l’aube, au premier acte, n’est pas sans rappeler des pages des Nourritures terrestres, et la relation de Simon avec le jeune Cébès, au second, avait aussi de quoi le séduire par son ambiguïté.

Les trois éléments que nous avons évoqués, le désir d’une vie nouvelle, la lassitude de la vie amoureuse et l’attention à la parole de Claudel, vont se trouver par hasard rassemblés dans la journée du lendemain, contribuant à donner à cette parole une force imprévue. Gide raconte cette journée :

J’attends de cette maison ma force de travail, mon génie. Déjà tout mon espoir y habite.
Je n’ai vu Paul qu’un instant. Il doit retrouver ce soir Ventura. […]
Avant d’aller retrouver Ghéon et M., place Saint-Sulpice, je passe aux bureaux de L’Occident prendre Les Muses de Claudel. Les quelques phrases que j’en lis en marchant s’emparent complètement de ma pensée. C’est un ébranlement de tout mon être, et comme l’avertissement que depuis un mois bientôt j’attendais.
J’ai presque de l’ennui à quitter l’Hélicon pour aller retrouver Ghéon et M. […] Il est certain de plus en plus que mon amitié pour M. s’intellectualise, se désensualise si je peux dire, de plus en plus. Elle n’en devient pas moins forte, au contraire, pour monter de ma chair au cerveau7.

Le lendemain, il montre à Maurice les pages de son journal où il a noté les épisodes de sa passion amoureuse. Il commente :

À présent déjà j’en suis loin. À les relire elles me bouleversent encore, mais je les regarde avec un œil étranger.

Et alors, significativement, il cite Claudel, comme un recours salvateur :

« Vous ne m’abandonnerez point, ô muses modératrices ! » Je dois à présent monter sur moi-même.

Assurément, il n’y a pas ici de conversion brutale. Gide mène encore quelques mois une vie parisienne assez dispersée. Mais quand il arrive, début juin, à Cuverville où il s’installe pour six mois, il s’écrie :

Comme le musulman convaincu crie : « Dieu est Dieu », je voudrais crier « L’Art est l’Art ». La réalité reste là, non pour le dominer mais pour le servir, au contraire8.

Et le 13 juin, il peut noter : « Chaque jour j’ai pu avancer de quelques lignes ma Porte étroite9. »

Bien sûr, on ne va pas faire de Claudel l’unique raison de ce retour de Gide au travail créateur, mais il est tout de même intéressant de noter deux choses : d’abord, que c’est sous l’influence du verset claudélien que Gide se place instinctivement, en bon protestant accoutumé à laisser résonner en lui tel verset biblique rencontré au hasard. Ainsi faisait Michel qui, dans L’Immoraliste, lit un passage de l’évangile de saint Jean. Mais ensuite, en bon individualiste, Gide ne retient de la parole claudélienne que ce qu’il a besoin d’entendre. De la confrontation qui s’organise dans l’Ode entre la rigueur apollinienne et la violence dionysiaque, Gide semble surtout retenir la première, qu’il cite précisément pour se détacher de sa liaison amoureuse ; il souscrit à l’enthousiasme de Claudel pour la création poétique, sans pour autant la juger au service d’une Création dont l’immensité dépasserait tout effort artistique, qu’il soit celui d’Homère, de Virgile ou de Dante. Si l’œuvre de Claudel provoque en lui un « ébranlement », cela signifie qu’elle suscite en lui une réflexion féconde, et non un ralliement soumis. C’est précisément ce que Gide exprime à Claudel, le 25 septembre, en parlant de « nourriture », tout en se trompant (volontairement ?) sur la date de ce repas :

Je vous remercie, Claudel, d’avoir écrit l’Ode aux Muses. Cette nourriture m’a vraiment soutenu, cet hiver10.

Cependant, quand, le 5 décembre, Claudel vient déjeuner chez Gide, celui-ci continue d’être un romancier en difficulté. Le roman qu’il a commencé d’écrire en juin est enlisé, sans doute en raison d’un manque de ressort romanesque. Cette première version est en effet le récit d’un narrateur revenant après vingt ans d’absence dans le domaine de son enfance ; il évoque sa jeunesse passée entre deux sœurs, le départ mystérieux de leur mère, l’attachement qu’il éprouve pour l’aînée, Geneviève, qu’il a trouvée un soir en larmes dans sa chambre. Plus tard, alors qu’il songe à se fiancer et en parle avec la cadette, dans son enthousiasme, il la presse « tendrement contre lui ». Mais Geneviève les a vus, qui change alors d’attitude. Le héros rentré à Paris, un échange épistolaire décevant s’établit.

De ce premier manuscrit, la lecture à Copeau, en juillet, entraîne presque la condamnation. Gide démoralisé se remet au travail, mais en octobre, il avoue à Ruyters qu’il « s’enlise dans un travail très terne et décevant ». On voit bien que ce qui manque à son intrigue, c’est un enjeu qui dépasserait la simple anecdote amoureuse. Ce qui éloigne Geneviève du narrateur n’est qu’une banale affaire de jalousie entre deux sœurs, et son refuge dans la religion ne serait que la conséquence d’un dépit amoureux. Gide va donc laisser de côté son travail, repris par l’agitation parisienne. Ce n’est qu’en mars 1906 qu’il va se remettre au travail, sur des bases complètement renouvelées. Quelque chose s’est passé, à quoi Claudel n’est peut-être pas étranger.

Le 5 décembre, donc, Claudel vient déjeuner chez Gide. De cette visite, Gide fait un récit très précis, mais sélectif, où les détails réalistes, presque caricaturaux du portrait de Claudel, ne sont peut-être qu’une manière de se défendre contre l’emprise de sa parole :

C’est, je pense, la voix la plus saisissante que j’aie encore entendue. […] Je ne cherchais même pas à me défendre contre lui ; et quand, après le repas, parlant de Dieu, du catholicisme, de sa foi, de son bonheur, et comme je lui disais le bien comprendre, il ajouta :

« Mais, Gide, alors pourquoi ne vous convertissez-vous pas ?… » […] je lui laissai voir, lui montrai dans quel désarroi d’esprit me jetaient ses paroles.

Il faut voir là une mise en scène partielle de soi, Gide ne s’accordant si volontiers à un interlocuteur que pour mieux pouvoir se reprendre ensuite. Mais on voit bien que certains propos de Claudel ont fait mouche, et pas forcément ceux que Claudel pouvait considérer comme les plus importants, et que Gide écarte avec quelque désinvolture :

Je tenterais de les redire [ses paroles] ici, si je ne les devais retrouver dans le Traité de la Co-naissance au monde et de soi-même qu’il vient d’achever ; de même, j’écrirais les quelques détails qu’il donnait sur sa vie, si je ne pensais pas que cette vie dût devenir célèbre.

Voici donc ce que Gide retient :

« L’Ode aux Muses, nous a-t-il dit, commencée en 1900, pendit longtemps interrompue. Il ne savait « comment la finir ». Ce n’est qu’en 1904 qu’il ajouta l’invocation à Erato et la fin.

C’est précisément dans cette situation que se trouvait Gide, à la fin de 1905, incapable de prolonger l’intrigue commencée en début d’année. La suite du récit de Claudel l’intéressait donc particulièrement :

« Pendant longtemps, pendant deux ans, je suis demeuré sans écrire ; je pensais devoir sacrifier l’art à la religion. Mon art ! Mon art ! Dieu seul pouvait connaître l’énormité de ce sacrifice. Je fus sauvé quand je compris que l’art et la religion ne doivent pas être, en nous, posés en antagonisme. Qu’ils ne devaient pas non plus se confondre. Qu’ils devaient rester pour ainsi dire perpendiculaires l’un par rapport à l’autre ; et que leur lutte même était l’aliment de notre vie. […] Nous ne devons pas chercher le bonheur dans la paix, mais dans le conflit. La vie d’un saint est d’un bout à l’autre une lutte11. »

Cette idée de lutte résonnait doublement dans l’esprit de Gide. D’une part, il était précisément à cette époque en lutte contre la matière rétive de son roman qui n’arrivait pas à prendre forme et que pourtant il se sentait le devoir d’écrire. Le 18 décembre, il comparait sa méthode de travail à celle du musicien Raymond Bonheur :

Raymond Bonheur, que j’ai revu hier, ne comprend pas qu’on se force. C’est au contraire mon mot d’ordre. Je souhaite toutes mes branches arquées, comme celles que le jardinier habile tourmente afin de les pousser à fruits12.

Et d’autre part, l’idée de considérer la lutte entre l’art et la religion comme une tension féconde lui convenait particulièrement, lui qui avait affirmé, un an plus tôt, que « l’art nait de contrainte, vit de lutte et meurt de liberté ». Plus tard, il devait juger que, s’il n’avait pas éprouvé, en lui ou autour de lui, une opposition, il n’aurait pu écrire son œuvre. Quand, à la suite de cette conversation, Claudel envoie à Gide une « lettre admirable » où il écrit : « J’aime profondément les âmes », Gide lui répond le 8 :

Mais puisque vous aimez les âmes, vous comprendrez […que] j’aie préféré la plus brusque rupture avec mes premières croyances, à je ne sais quel compromis tiède entre l’art et la religion. […] Pour la première fois avant-hier (mais déjà je l’entrevoyais dans vos œuvres) j’ai pu voir, éclairé par vous, non pas une solution – absurde à souhaiter – mais une nouvelle, une acceptable position de combat13.

Après L’Immoraliste, qui consistait à pousser à son extrême une pensée, La Porte étroite allait se construire selon un principe de lutte entre deux aspirations, au bonheur et à la sainteté, l’œuvre d’art résultant de leur mise en tension, non résolutive. Là où, par ce moyen, Claudel visait la sainteté, Gide cherchait la perfection en art, qui était à ses yeux une autre forme de sainteté. Dans la nouvelle organisation du roman, qui prend forme à partir de mars 1906, le rôle de la mère, au tempérament artiste et volage, se trouve développé, et va permettre par contraste d’incliner sa fille vers une ferveur religieuse marquée, l’amenant du même coup à lutter contre sa sensualité naturelle ; c’est cette ferveur qui, plus tard, se pose aussi en ennemie de l’art, quand Alissa, pourtant éprise de poésie et de littérature, va bannir de sa bibliothèque tout ce qui n’est pas ouvrage pieux et édifiant. On ne peut pourtant pas mépriser l’idéal d’Alissa, malgré sa triste fin, et l’on peut dire que tout l’art de Gide consiste à maintenir en équilibre dans son roman deux aspirations contradictoires dont il reconnaît également l’importance. Ainsi, tout en prenant à Claudel l’idée de la confrontation « perpendiculaire », il s’empare de son exigence religieuse pour en faire l’un des termes de cette confrontation, et de la sorte résister à cette exigence :

Quand vous me parlez, Claudel, de ce « devoir absolu que l’on a d’être un saint », pressentiez-vous que nulle parole ne pouvait me ramener plus violemment14 ?

Or cette parole, elle va se trouver replacée dans la bouche d’Alissa, qui écrit à Jérôme : « Mais, mon ami, la sainteté n’est pas un choix : c’est une obligation15. » Une obligation qui va l’engager à repousser Jérôme et à sacrifier sa vie pour une récompense dont elle finit par douter. L’art ici permet de dire, et même d’exalter l’aspiration religieuse, tout en la plaçant sous un éclairage critique et finalement négatif.

On peut encore deviner cette divergence quand, en novembre 1906, il écrit à Claudel son admiration pour Partage de Midi :

J’éprouve à certaines pages de votre drame ce tremblement de Moïse devant le buisson ardent ; […]. Mais je m’attendais à pouvoir préférer le Cantique de Mesa à l’admirable et confus duo d’amour du second acte16.

Or, si le Cantique est un acte de foi et d’adoration envers le Créateur, le duo met en scène l’attirance à la fois absolue et impossible qui unit les créatures Ysé et Mesa, Gide indiquant par là ce qui, sous une forme assez différente, est au cœur de son roman.

Cette divergence va encore lui servir de point d’appui, ou de tremplin lorsque, alors que la rédaction de La Porte étroite stagne depuis près de six mois, il trouve, au cours d’un voyage à Berlin en janvier 1907, l’idée d’un nouveau récit : « J’élabore un Enfant prodigue, où je tâche à mettre en dialogue les réticences et les élans de mon esprit17. » Quelques mois plus tard, il explique à Christian Beck le sens de cet ouvrage :

Tout de même, comprenant jusqu’au fond des moelles et l’intérêt du geste que Claudel et [Jammes] souhaitaient me voir faire, et pourquoi je ne le faisais pas […], j’écrivis cette petite œuvre « de circonstance », où je mis tout mon cœur, mais aussi toute ma raison18.

Ce désir d’échapper au zèle convertisseur de Claudel allait d’ailleurs être renforcé par l’arrivée d’une lettre où Claudel revenait à la charge, s’efforçant de persuader Gide que la seule parole qui vaille est « la parole de Dieu », et fustigeant la misérable parole littéraire :

Quelle lugubre chose que les livres ou revues qui tombent sous la main ! Voilà donc à quel degré de débilité et de niaiserie est tombée cette intelligence si fière d’elle-même et ce qu’elle trouve pour s’amuser. Un individu quelconque sans vertu, sans talent, sans intelligence, disons un Rousseau ou un Remy de Gourmont (et pour ma part je dirais aussi bien Kant ou Renan), imagine une idée, une seule pauvre idée, aussi absurde qu’on voudra, n’ayant pour lui que le dégoût ou le désespoir : il se trouve des gens par foules pour le suivre19.

Il y avait là de quoi hérisser Gide. Non seulement il était grand lecteur de Rousseau, Kant et Renan, mais encore dans sa lettre à laquelle Claudel répondait, il venait d’évoquer son action et celle de Marcel Drouin au sein de La Revue blanche et de L’Ermitage dont il lui annonçait l’envoi. Sa réaction, au 6 février, le montre bien :

Ce matin, lettre de Claudel ; lettre pleine d’une colère sacrée contre l’époque, contre Gourmont, Rousseau, Kant, Renan… Colère sainte sans doute, mais colère tout de même et douloureuse à mon esprit autant que l’aboiement d’un chien à mon oreille. Je ne puis supporter cela et me bouche l’oreille aussitôt. Mais j’entends tout de même et j’ai peine ensuite à me remettre au travail20.

Et l’on peut se demander si ce n’est pas l’écho de cette lettre douloureuse qui se fait entendre au début du récit quand le Prodigue, revenant chez ses parents, est « aboyé par son chien qui ne le reconnaît pas21». Une fois revenu, le Prodigue va se trouver confronté au frère aîné, dont le dogmatisme brutal constitue un portrait à peine forcé du « marteau-pilon » qu’était Claudel aux yeux de Gide. Mais plus encore, ce récit est la préfiguration de l’épisode ultime de la relation entre Jérôme et Alissa, lorsque celui-ci, semblable au Prodigue, revient par surprise à la maison : le chien aboie sur son passage, et en présence d’Alissa il tombe à genoux, comme le Prodigue devant son père. Jérôme, comme le Prodigue, revient à la maison, et ce serait la même défaite s’il devait y demeurer. Mais un peu comme le Prodigue se découvre un jeune frère en la personne duquel il pourra repartir, Jérôme a la chance d’être repoussé de la maison. Si la suite de sa vie ne semble pas forcément heureuse, elle échappe néanmoins au naufrage où se perd Alissa. Ainsi du Retour de l’Enfant prodigue à la fin de La Porte étroite, il y a une relation à l’origine de laquelle se trouve quelque chose de la résistance de Gide à l’égard de Claudel. L’écho des discussions avec Claudel, et le débat qu’elles avaient fait naître en Gide, contribuèrent à organiser leur dynamique, et même à faire naître certaines images de deux œuvres essentielles de Gide.

Passé cette période, Claudel n’est plus – si l’on peut dire – qu’une figure littéraire pour Gide. Mais une figure admirable, et qu’il s’efforce de servir d’autant mieux qu’il la sent nécessaire au rayonnement de sa revue. Déjà, en septembre 1905, après la lecture de l’Ode aux Muses, il lui avait signalé en post-scriptum « avec quel plaisir L’Ermitage accueillerait quelque œuvre de lui]22 ». En janvier 1908, quand Antée semble devoir remplacer L’Ermitage, il revient à la charge : « Si Antée ne vous paraissait pas indigne – avec quelle joie nous y publierions quelque œuvre nouvelle de vous23. » Enfin, en janvier 1909, quand la création de La NRF est décidée, la requête se fait encore plus insistante :

Nous voudrions donner le plus important des meilleurs… […] Si cette revue ne publie pas de vous une œuvre importante, elle fait faillite à sa destinée24.

C’est en ce sens qu’on peut interpréter la stratégie éditoriale de Gide au sein de La NRF à partir de sa fondation. D’un côté, il se met avec dévouement au service de l’œuvre de Claudel, se faisant le relecteur de ses épreuves, payant de ses deniers la fabrication de la majuscule accentuée de Coûfontaine, veillant à satisfaire les moindres exigences du principal auteur conquis par La NRF. De l’autre, il s’appuie sur Claudel pour marquer l’orientation de la revue, se servant de lui pour marquer son opposition à son ancien collègue de L’Ermitage, Remy de Gourmont, dont il appréciait l’intelligence tout en condamnant son anticléricalisme, tout en veillant néanmoins à maintenir l’équilibre au sein de la revue entre spiritualistes et matérialistes. En un sens, une partie de l’orientation intellectuelle de Claudel va dans son sens, et parfois même le précède. Comme Gide, Claudel a le goût de la bibliophilie et des éditions raffinées, souhaitant par exemple une couverture en feutre blanc de Corée et des lettres dorées pour l’édition de ses Cinq Odes ; mais aussi le culte d’une littérature détachée de toute perspective commerciale. Comme lui, il a le goût de la nature, partageant le même intérêt pour les Souvenirs entomologiques de Fabre. Comme lui, et à la différence de Jammes, il sait apprécier Charles-Louis Philippe et composer pour lui un bel hommage funèbre. Comme lui encore, il évolue vers un souci croissant de maîtrise formelle, faisant l’éloge de la mesure, et le faisant bondir de joie en déclarant que, pour écrire L’Otage, il a « réussi à tenir en bride le lyrisme qui est [s]on grand ennemi25 ». À quoi Gide répond avec enthousiasme, en janvier 1911 :

Si admirables que soient vos grandes Odes, elles pouvaient me faire craindre que désormais vous viviez sur votre erre, et vous contentiez de vol plané. […] C’est pourquoi votre phrase d’aujourd’hui : le lyrisme, qui est mon grand ennemi, fait bondir d’espoir neuf mon cœur ami26.

Enfin, il arrive même que Claudel précède Gide, lui faisant découvrir, après Conrad, Suarès, Segalen et même Browning et Chesterton, qu’il ne lira qu’en 1918. Dans bien des domaines, Gide trouvait en Claudel un esprit digne du sien, animé par les mêmes préoccupations artistiques et morales, par exemple quand Claudel écrivait, en juin 1910 : « C’est l’homme général qui est toujours le plus intéressant27. »

Leurs divergences, et surtout la tranquille assurance avec laquelle Claudel pouvait les énoncer, ne pouvaient alors que peser sur l’esprit de Gide, tout occupé à se positionner en face d’un semi alter ego qui exigeait une complète ressemblance. Déjà, dans une étude consacrée à Charles-Louis Philippe, il évoquait en passant « Claudel, dont la voix forte et bien assurée impressionna Philippe comme elle devait faire de plusieurs d’entre nous28 ».

Et Gide de s’excuser du caractère protestant de sa Porte étroite en 1910, de s’excuser en 1911 de ne pouvoir se faire catholique :

J’ai presque peur à vous dire combien me touche l’autre partie de votre lettre. Il me semble toujours que je n’aurai le droit de vous dire cela que le jour où je serais déterminé à vous accompagner jusqu’au bout29.

et de louvoyer encore pour essayer de souscrire à la condamnation par Claudel de Paul Desjardins, avec lequel pourtant il collaborait au sein des Décades de Pontigny… Aussi, le jour où Claudel lui écrit pour reprocher à La NRF de ne pas associer art et morale en vue d’un redressement national, Gide ne répond pas, mais note pour lui-même, le 24 janvier 1912 :

Je voudrais n’avoir jamais connu Claudel. Son amitié pèse sur ma pensée, et l’oblige, et la gêne… Je n’obtiens pas encore de moi de le peiner, mais ma pensée s’affirme en offense à la sienne. Comment m’en expliquer avec lui ? Volontiers je lui laisserais toute la place, j’abandonnerais tout… Mais je ne peux pas dire autre chose que ce que j’ai à dire, ce qui ne peut être dit par personne d’autre30.

Les Caves du Vatican allaient se charger de le dire à sa place. Claudel, désormais, ne serait plus pour Gide qu’un repoussoir.

Pierre MASSON
Université de Nantes

 

 

 


1. Gide, Essais critiques, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1999, p. 115-116.
2. Ibid., p. 371.
3. Correspondance Claudel-Gide, Gallimard, 1949, p. 46.
4. Gide, Souvenirs et Voyages, Bibl. de la Pléiade, 2001, p. 293.
5. Essais critiques, op. cit., p. 136.
6. Gide, Journal, t. I, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1996, p. 448.
7. Ibid., p. 448-449.
8. Ibid., p. 465.
9Ibid., p. 466.
10. Corr. Claudel-Gide, op. cit., p. 51.
11. Journal, t. I, op. cit., p. 497.
12. Ibid., p. 499.
13. Corr. Claudel-Gide, p. 58.
14. Ibid., p. 59.
15. La Porte étroite, Romans, récits, œuvres lyriques et dramatiques, t. I, Bibl. de la Pléiade, 2009, p. 877.
16. Corr. Claudel-Gide, p. 68.
17. Gide, Journal, t. I, p. 559.
18. Correspondance Gide-Christian Beck, Droz, 1994, p. 175.
19. Corr. Claudel-Gide, p. 69.
20. Ibid., p. 71.
21. La Porte étroite, op. cit., p. 780.
22. Corr. Claudel-Gide, p. 51.
23. Ibid., p. 80.
24. Ibid., p. 94.
25. Ibid., p. 157.
26. Ibid., p. 159.
27. Ibid., p. 142.
28. Gide, Essais critiques, op. cit., p. 483.
29. Corr. Claudel-Gide, p. 185.
30. Gide, Journal, t. I, p. 705.

 

 

Bibliographie

Camille Claudel au miroir d’un art nouveau, éditions Gallimard / La Piscine – Roubaix, 2014. Catalogue de l’exposition Camille Claudel à La Piscine – Musée d’art et d’industrie André-Diligent (novembre 2014-janvier 2015).

1914-1918. Voix d’écrivains et d’artistes : Paul Claudel, Paul Landowski, Charles Lhermitte, sous la direction de l’Association Camille et Paul Claudel en Tardenois, éditions Monelle Hayot, 2014. Catalogue de l’exposition commémorative de la Grande Guerre, Silo de Château-Thierry (avril-juin 2014).

Daniel, Yvan, « Paul Claudel, une passion pour la Chine » : [Collectif, bilingue] La Chine, une passion française, , préface de M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, Archives du ministère des Affaires étrangères, Nouvelles éditions Loubatières, 2014, 240 p.

Fleury, Raphaèle, « “Une parole qui agit” : Paul Claudel et la marionnette, effort de (re)contextualisation », in La Marionnette, un parlêtre, Marie-Christine Debien (dir.), Marionnette et thérapie, 2014, p. 9-20.