Sommaire
Vocal et pictural dans Le Soulier de satin
Sophie Gaillard
L’atelier vocal de Paul Claudel et de Jean-Louis Barrault.
La diction dans Le Soulier de satin (1942-1944), 11
Christèle Barbier
La mise en scène des arts plastiques dans Le Soulier de satin., 27
Shinobu Chujo
Remarque sur tradition japonaise & tradition française, 43
NOTE
Shinobu Chujo et Marie-Victoire Nantet
Trois photos de la famille Claudel au Japon, 59
POINT DE THÈSE
Francine Reith-Bronner
Rencontres artistiques entre Paul Claudel et Jean Charlot dans leur correspondance, 69
THÉÂTRE
La bonne fréquentation – Le Soulier de satin. Théâtre Permanent
/ Théâtre du Point du Jour, Lyon (Anne Pellois), 83
Un Tête d’or africain par Jean-Claude Fall, Théâtre de la Tempête, Paris – mars / avril 2015.
Créé à Bamako en février 2014 (Armelle de Vismes), 85
CONCERT
Jeanne d’Arc au bûcher (Pascal Lécroart), 93
EXPOSITION
Camille Claudel, au miroir d’un art nouveau (8 novembre 2014-8 février 2015) (Jacques Parsi), 101
EN MARGE DES LIVRES
Marie-Victoire Nantet, Paul Claudel et Audrey Parr, le poète et la fée, Bleulefit, 2015 (Michel Wasserman), 107
Bibliographie, 111
Actualités claudéliennes, 113
Annonces, 117
Nécrologie, 119
Présentation des auteurs et résumés, 121
L’ATELIER VOCAL DE PAUL CLAUDEL ET DE JEAN-LOUIS BARRAULT
La diction dans Le Soulier de satin (1942-1944)
L’exemplaire du Soulier de satin1, que Paul Claudel fait parvenir à Jean-Louis Barrault au cours de l’automne 1942 « avec une q[uan]tité de jeux de scène »2, témoigne de l’attention particulière que le poète réserve à la diction. Les questions de déclamation relèvent, en effet, selon Claudel, du « domaine » de l’auteur3. À l’époque où s’accomplit la reconnaissance du metteur en scène, cette attribution peut sembler surprenante. Elle répond néanmoins aux appels contradictoires des hommes du Cartel qui réclament le retour au théâtre d’un écrivain-cumulateur veillant à l’élaboration dramatique et scénique de ses pièces et exigent dans le même temps la légitimation du metteur en scène. Elle reproduit également le modèle du siècle précédent qui rend le dramaturge maître de la diction et charge le régisseur de l’exécution spectaculaire de la pièce4. Une conception esthétique de l’élocution semble enfin motiver la démarche de Claudel. Pareille à la musique, la déclamation serait une « émanation du texte »5 : trouvant ses origines dans l’écrit de la page et offrant un prolongement du texte sur la scène, la mise en voix de la pièce contribuerait à l’écriture théâtrale et incomberait, par conséquent, au poète dramatique.
Disciple de Dullin, Jean-Louis Barrault affirme sa subordination à l’écrivain mais prétend demeurer un directeur d’acteurs : « Il y a un créateur, c’est l’auteur, et il y a des interprètes, ce sont les acteurs ; il y a un intercesseur, c’est le metteur en scène6. » Sans renoncer à leur autorité, les deux créateurs sont cependant parvenus, lors de la création du Soulier de satin, à promouvoir une conception collégiale de l’acte théâtral. Leur travail sur la déclamation en offre un exemple remarquable.
Quelles difficultés soulève la mise en voix du Soulier ? Quel fut le dialogue engagé par les deux créateurs pour y remédier ?
On observera la modernité, l’efficacité et la postérité des indications de 1942.
L’art de dire chez Claudel, l’art de réformer le Théâtre-Français
La préférence du poète pour une conception rythmique et non plus métrique de la poésie ne manque pas de dérouter les acteurs du Français. Néanmoins, en 1942, les directives du poète en matière de déclamation ne révolutionnent pas le plateau de la salle Richelieu. Le « parler Comédie-Française » – dont l’historien de théâtre aurait, du reste, peine à rendre compte – n’a plus cours dans les années quarante. Le maître qui a formé la deuxième génération des acteurs de la Maison de Molière, le professeur de diction au Conservatoire, Georges Le Roy (1885-1965), assure, en effet, une ligature entre la tradition déclamatoire, incarnée par son maître Mounet-Sully, et la modernité. « Réconcilier et transmettre » sont, selon Jean-Louis Barrault, les deux visées de son enseignement7. À l’instar de Claudel, Le Roy favorise, dès 1912, dans la Grammaire de diction française la consonantisation : « Quelques consonnes portent avec elles une impression particulière qu’a voulue le poète et que le diseur doit rendre »8. Le professeur récuse également la déclamation chantante et la modulation systématique de l’alexandrin : « Il faut réagir contre l’habitude obstinée de placer régulièrement, dans la diction des vers alexandrins, une modulation au sixième et au douzième pied »9. De la même manière, il lutte contre l’accentuation de la dernière syllabe sonore du groupe phonologique et demande à ses élèves de frapper la consonne d’attaque. Aussi, lorsque Claudel juge « pénible » la déclamation des pensionnaires du Français et « leur manie […] d’appuyer indéfiniment sur la voyelle »10, il fustige, en vérité, une pratique de diction surannée. En 1942, la modernité de Claudel dans l’art de la déclamation s’est déplacée.
La recherche d’une énonciation intelligible et signifiante devance les pratiques de ses contemporains. À la Comédie-Française, la clarification du discours s’opère grâce à un travail ciselé sur le signifié. Le pensionnaire apprend à mettre en valeur les rouages syntaxiques de la phrase au moyen de pauses respiratoires, et à souligner, quand cela s’avère nécessaire, par l’intensité ou la qualité d’un ton, l’importance de certains « mots valeurs » : « un mot, préconise Georges Le Roy, ne doit être mis en valeur que lorsqu’il ajoute à la clarté, à l’expression, ou au pittoresque »11. Chez Claudel, l’acteur n’est nullement grammairien, il doit être musicien. Le poète s’applique, en effet, à désolidariser le souffle et la syntaxe. La disposition typographique du vers dans la page l’attestait déjà. Dans les annotations, le tracé de barres droites pour ponctuer le discours, l’approuve encore. Claudel ménage, en effet, dans la phrase d’inattendus silences. Prouhèze devrait ainsi faire part du chantage de Camille à Rodrigue : « Si vous retirez votre flotte, il propose | de me laisser partir | avec vous. » (vs, II, 9, p. 1274)12. Loin de nuire à l’entendement du sens, la disjonction intempestive du verbe et de ses constituants éclaire la réplique. Nullement psychologiques, les silences isolent les pronoms « il », « me », « vous », et font entendre, de façon absolue, le verbe « partir ». Le dire nuance donc le dit : les reprises de souffle mettent à distance l’offre de Don Camille et annoncent la séparation du trio amoureux. D’autres pauses respiratoires sont plus audacieuses encore. Le dramaturge suggère à l’acteur Aimé Clariond, l’interprète du rôle de Don Camille, de marquer un « soupir »13, à l’intérieur d’un même phonème : « Et cependant qui diable m’a fait, je vo|us [Prouhèze] prie, si ce n’est pas elle [maman] seule ? » (vs, I, 3, p. 1158). La diérèse peut traduire l’image diffractée que le personnage construit de Prouhèze ou témoigner de la division d’un sujet tenté par le diable. Elle marque plus scéniquement encore le désarroi d’un amoureux rebuté, frappé de bégaiement, incapable de désigner, de saisir par les mots, l’être aimé. L’affranchissement syntaxique participe à la construction du sens. L’intelligibilité du texte s’effectue également par d’habiles déplacements vocaux. L’analyse des premiers vers de la tirade du Père Jésuite suffit à le montrer :
S [en syllabant] |
« Tout a expiré autour de moi, tout a été consommé sur cet étroit autel / qu’encombrent les corps de mes sœurs l’une sur l’autre, / la vendange sans doute ne pouvait se faire sans désordre » (vs, I, 1, p. 1151). |
Les nombreux accents d’insistance consonantique, tels que [t], [re], [kɔ̃], [me], offrent, en premier lieu, une meilleure amplitude sonore. Dès 1912, Claudel l’avait remarqué : « Les études que j’ai faites m’ont déjà appris beaucoup de choses, par exemple, qu’il faut accentuer sur la consonne et non pas sur la voyelle »14. La préférence que l’écrivain accorde à l’accentuation de la première syllabe du vers permet, en second lieu, une meilleure intellection. Faire prévaloir l’accent d’attaque sur l’accent final requiert, en effet, une audition plus active : l’oreille, sollicitée dans un premier temps, est invitée à redoubler d’attention dans un second temps. Claudel étend le procédé à la microstructure du vers : il convie l’acteur à marquer par un accent d’insistance le terme « faire » et non le mot valeur « désordre ». Moins audible, ce dernier terme sera paradoxalement mieux entendu. Claudel exploite toutes les possibilités de ce « contre mot valeur ». La préposition « sur », inapte à porter l’accent dans la versification classique, subit une semblable intonation. Désormais accentué, le son [syʁ] prolonge, par allitération, le terme clef « sœur ». Par ses recherches sur le souffle, par son usage détourné du mot valeur, Claudel inverse donc la méthode du Théâtre-Français : le sens ne précède pas le son, il advient du travail vocal de l’acteur. La technique du diseur participe donc étroitement à la fabrique du sens.
Outre la modernité de la pensée claudélienne, l’exemplaire de 1942 témoigne de l’application du dramaturge à concilier les exigences lyriques du Soulier de satin et les impératifs scéniques du drame15.
L’efficacité scénique et symbolique de la partition de 1942
En annotant cinq scènes en particulier, la tirade du Père Jésuite (vs, I, 1), l’entretien de Doña Prouhèze et de Don Camille (vs, I, 3), la scène du ravin (vs, I, 4), l’épisode sicilien (vs, I, 8), et le dernier échange de Doña Prouhèze et de Don Rodrigue (vs, II, 9), Claudel entend se confronter à la difficile question de l’énonciation de la parole amoureuse et glorieuse.
La mise en voix de la parole lyrique est elle-même un acte théâtral. Claudel cherche à en faire l’essentiel de l’événement spectaculaire. La diction lui permet, tout d’abord, de dynamiser certaines stases poétiques. La réécriture prosodique de la scène du Château-arrière suffit à le montrer. Rodrigue vient de répondre à l’appel de Prouhèze et n’entend pas renoncer à son amour. Sur le pont du vaisseau amiral, les deux personnages se confrontent (vs, II, 9, p. 1274) :
R | LE VICE-ROI : Vous dites qu’il [Ochiali] vous a fouettée et torturée ? |
DOÑA PROUHÈZE : La première fois, c’est alors que je vous ai écrit cette lettre, la lettre à Rodrigue. r | |
Violent | LE VICE-ROI : Ah ! je n’aurais jamais dû vous laisser avec lui ! |
DOÑA PROUHÈZE : Pourquoi ? / les coups d’un vaincu ne font pas de mal. o | |
Et vous, vous le torturiez aussi. | |
LE VICE-ROI : Dois-je penser que votre corps seulement était avec cet homme ? o | |
Tps et clair |
DOÑA PROUHÈZE : Rodrigue, ce que je vous ai juré chaque nuit est vrai. Delà la mer, j’étais avec vous et rien ne nous séparait. Sombre et assez bas |
LE VICE-ROI : Amère union ! | |
DOÑA PROUHÈZE : Amère, dites-vous ? ah [clair] ! si vous aviez mieux écouté et si votre âme au sortir de mes bras n’avait pas bu aux eaux de l’Oubli. Que de choses elle eût pu vous raconter ! |
|
LE VICE-ROI : Le corps est puissant sur l’âme. > | |
DOÑA PROUHÈZE : Mais l’âme sur le corps l’est plus, < |
|
< |
Les discordances et heurts vocaux renforcent le caractère agônistique de l’échange. La voix glorieuse de Prouhèze associée à un phrasé lent, clair et ascendant s’oppose à la voix envieuse de Rodrigue, rapide, sombre et descendante. La prosodie cristallise l’« amère union » (vs, II, 9, p. 1274) des personnages et marque l’impossible réconciliation spirituelle des amants. En confrontant les débits de parole, les timbres et les courbes intonatoires, Claudel fait de l’acte de profération le premier foyer dramatique de la parole lyrique. Le dramaturge tire également parti de la psalmodie. Peu avant, les voix s’épousent :
Doña Prouhèze | Ainsi c’est pour nous faire cette guerre particulière que vous avez lâché les Indes ? |
Le Vice-Roi |
Pourquoi n’aurais-je pas fait rentrer le Maroc dans cette nouvelle figure des événements que votre appel, Achevant l’aspect et moment général de l’univers comme une figure horoscopique, ~ M’invitait par mon départ à déterminer ? |
Doña-Prouhèze | Il n’y a plus personne qui vous appelle, partez. ~ |
Le Vice-Roi | Il n’y a plus d’appel, dites-vous ? ce n’est pas ce que dit le cœur en moi qui écoute ~ |
(vs, II, 9, p. 1273). |
Prouhèze et Rodrigue s’unissent temporairement dans une même langue, la parole du cœur, que l’iambe16, la succession d’une brève et d’une longue, est le plus propre à traduire. Le chant désavoue alors la répudiation de Prouhèze et donne raison au conquistador : « ce n’est pas ce que dit le cœur en moi qui écoute ». La discordance du dire et du dit affermit à nouveau la tension de l’échange. La diction dramatise et dynamise les unions.
La déclamation permet également de souligner la portée symbolique des scènes lyriques. Ainsi, dans la tirade du Père Jésuite, Claudel veille à indiquer la présence d’un iambe en marge de ces deux répliques :
Mais aujourd’hui il n’y a pas moyen d’être plus serré à Vous que je ne le suis et j’ai beau vérifier chacun de mes membres, il n’y en a plus un seul qui de Vous soit capable de s’écarter si peu. (vs, I, 1, p. 1150).
Et si je me croyais abandonné, je n’ai qu’à attendre le retour de cette puissance immanquable sous moi qui me reprend et me remonte avec elle comme si pour un moment je ne faisais plus qu’un avec le réjouissement de l’abîme (vs, I, 1, p. 1151).
Le rythme binaire de l’iambe épouse le mouvement de la vague et traduit l’accord profond entre l’aventurier du divin et l’élément marin. La communion est particulièrement soulignée à la fin de la tirade (vs, I, 1, p. 1152) : le son de la parole et le son de la mer, que Claudel souhaitait « expiré[s], et […] inspiré[s] », se confondent étroitement17. L’alternance de silence et de crescendo fait entendre le flux et le reflux de l’eau :
|
|
« Et s’il désire le mal que ce soit un tel mal qu’il ne soit compatible qu’avec le bien. | |
Et s’il désire le désordre, un tel désordre qu’il implique l’ébranlement et la fissure de ces murailles autour de lui qui lui barraient le salut, | |
Je dis à lui et à cette multitude avec lui qu’il implique obscurément. | |
Car il est de ceux-là qui ne peuvent se sauver qu’en sauvant toute cette masse qui prend leur forme derrière eux. | |
Et déjà Vous lui avez appris le désir, mais il ne se doute pas encore de ce que c’est que d’être désiré. | |
Dans le silence |
Apprenez-lui que Vous n’êtes pas le seul à pouvoir être absent ! Liez-le par le poids de cet autre être sans lui si beau qui l’appelle à travers l’intervalle ! |
Faites de lui un homme blessé parce qu’une fois en cette vie il a vu la figure d’un ange ! | |
Remplissez ces amants d’un tel désir qu’il implique à l’exclusion de leur présence dans le hasard journalier | |
L’intégrité primitive et leur essence même telle que Dieu les a conçus autrefois dans un rapport inextinguible ! | |
Et ce qu’il essaya de dire misérablement sur la terre, je suis là pour le traduire dans le Ciel18. » |
L’acteur claudélien devra ainsi signifier dans son énonciation les mouvements de la houle. La création d’une commune voix entre le ministre de Dieu et la mer achève de rapprocher la réplique du Père Jésuite de la parole inspirée. L’oscillation très expressive du silence et du rinforzando est particulièrement apte à produire l’effroi et la fascination, le tremendum et le fascinans caractéristiques du sacré19. L’art du diseur permettra donc à l’événement spectaculaire de trouver sa quatrième dimension.
Aussi séduisante qu’elle puisse être, cette présente dramaturgie de la voix n’a d’efficace que portée par la troupe du Théâtre-Français. La décision revient au metteur en scène et appartient in fine aux comédiens : au théâtre, l’acteur a toujours le dernier mot, c’est à lui de prononcer le texte. Quelle écoute les praticiens accordent-ils à Claudel ?
L’école des comédiens
Loin de rejeter les recommandations de l’écrivain comme l’avait fait son maître, Charles Dullin, en 1939, pour L’Annonce faite à Marie20, Jean-Louis Barrault porte un grand intérêt aux recommandations du dramaturge. L’on savait, d’après la correspondance21, que l’animateur de théâtre, en charge de l’édition de la version scénique du Soulier, prévoyait d’informer la typographie de différentes notes de diction. L’on ignorait, en revanche, que ces dernières auraient en tout point suivi les indications de Claudel. Sur l’exemplaire annoté du Soulier, le metteur en scène élabore une typographie pour convertir le langage déclamatoire de Claudel :
< crescendo « corps croit »
> diminuendo « corps diminue »
‘’ accent tonique « syll[abe] gras »
r rapidement « serré »
rr plus rapidement « plus serré »
l lent « espacé »
ll plus lent « très espacé »
s en syllabant « par tiret » 22.
Le metteur en scène envisageait de transposer minutieusement les instructions du dramaturge ainsi qu’en témoigne la collation de l’exemplaire annoté du Soulier et de l’ouvrage de Robert Massin, La Lettre et l’image23. Abandonné, sans doute en raison de la charge de travail qu’il impose à Barrault, le projet se retrouve néanmoins dans le palimpseste didascalique de la version pour la scène. Le meneur de jeu, chargé de rédiger l’intégralité des didascalies24, traduit, en effet, les desiderata de Claudel. L’on ne citera qu’un exemple : « La dernière phrase du Père Jésuite a été dite dans le silence et une suspension ralentie du mouvement » (vs, I, 1, p. 1152)25. À la scène, Barrault ne se dégage jamais des propositions de son aîné. Le traitement de la tirade du Père Jésuite, légèrement différent des vœux initiaux de Claudel, n’offre pas de cas limite. Barrault souhaite, comme l’auteur, représenter l’entretien du clerc avec Dieu : « Et dans le monologue du Père Jésuite, indique René Farabet présent aux répétitions, il [Jean-Louis Barrault] insiste sur cette correspondance nécessaire avec l’extérieur, la houle des vagues entraîne les phrases, Dieu est présent dans le tête-à-tête, il s’agit d’une véritable “lecture au dehors” »26. Néanmoins, à la différence de Claudel, le metteur en scène ne veut pas représenter cette théophanie par le seul moyen de la diction. Barrault entend profiter des autres ressources du plateau. Il confie à l’orchestre, et non plus au seul acteur, le soin de rendre sonores les mouvements de la houle et charge un chœur de ballet de figurer les vagues. Chez Claudel, le verbe seul peut faire théâtre, chez Barrault, non. Lorsqu’il paraît se détacher des requêtes de l’écrivain, le metteur en scène les approfondit en vérité.
La confrontation de l’exemplaire annoté du Soulier de satin avec l’enregistrement radiophonique de la représentation du 12 mars 1944 montre également la diligence des comédiens à se réapproprier les suggestions de l’auteur27, présent à la fin des répétitions28. La diction de Madeleine Renaud fournit le cas le plus éclairant. Paul Claudel applaudit sans réserve le travail de la comédienne29. Cette dernière pourtant ne suit pas à la lettre les recommandations du poète. L’auteur avait imaginé à la scène 8 de la seconde Journée, un idiolecte spécifique à Musique, d’ordre purement musical, affranchi de la syntaxe et ponctué d’allitérations30. Trop précises ou trop précieuses, les disjonctions du verbe et du COD telles que : « Et vous verrez | la tisane que je sais faire » (vs, II, 8, p. 1222) ou encore : « Avez-vous oublié aussi | cette tache sur mon épaule en forme de colombe » (vs, II, 8, p. 1223) ne sont pas retenues par l’interprète. Musique parle néanmoins musique : par l’invention de nouvelles harmonies sonores, par le maintien d’une forte syllabisation, par l’augmentation de son débit de parole, Madeleine Renaud parvient à rendre cette « alliance de la simplicité et de la musique » rêvée par René Farabet31. Ailleurs, le dramaturge invente un jeu de correspondance vocale entre Musique et le Vice-Roi de Naples : le personnage féminin engage un rythme de parole – tantôt lent, tantôt rapide – auquel répond le phraser du personnage masculin. Lors des représentations, les périodes et le tempo recommandé par le dramaturge ne sont pas respectés, néanmoins le jeu d’écho est rendu : au terme du dialogue, Jean Martinelli adopte le débit et le timbre de Madeleine Renaud. Le Vice-Roi a rejoint Doña Musique dans un semblable chant. L’épisode sicilien devient, ainsi, conformément aux souhaits du poète, une initiation amoureuse et musicale. La propension des comédiens à s’emparer des remarques du dramaturge témoigne des qualités incontestables de sa pensée scénique. La diction garantit, en outre, la réussite du spectacle32.
Claudel inspire plus que ne souffle la diction aux acteurs. L’auteur entend ainsi puiser toutes les ressources scéniques de sa poésie rythmique et exploiter la liberté du patron prosodique. Non préalablement fixé, à la différence de la versification classique, celui-ci demande à être constamment renouvelé. Aussi l’exemplaire annoté du Soulier de satin se rapproche-t-il d’un paratexte didascalique et non d’un livre de régie : Claudel suggère un spectacle, il ne le consigne pas. Lieu d’une expérience collective, le plateau est, enfin, propice à toutes sortes d’expérimentations.
Une recherche commune : la mise en voix de la parole spirituelle
Loin de cadenasser la mise en scène de la pièce, l’exemplaire annoté du Soulier invite à être dépassé. Les archives audiovisuelles témoignent notamment des trouvailles scéniques de Claudel et de Barrault dans le traitement de l’élocution spirituelle33.
La distinction entre un plan d’énonciation du sacré, caractérisé par une prononciation musicale, non-chantée, faite d’alliances rythmiques et d’échos sonores, et un plan d’énonciation du profane, associé à une diction prosaïque, mimétique du réel, est une de leurs ingéniosités. Laure-Anne Fillias-Bensussan perçoit, la première, que « l’esthétique vocale et prosodique change, signifiant un autre mode de présence scénique »34. L’auteur et le metteur en scène renouent ici avec la tradition mystique, inventent un modus loquendi35, une façon de dire le divin. Les deux hommes ne s’appliquent pas seulement à inventer sur scène un parler-de-Dieu et un parler-à-Dieu, ils croisent également ces deux modes de diction pour en retirer les meilleurs effets. Lorsque Prouhèze sort du ravin, la voix de l’Ange est sensiblement modifiée. La déclamation de Mary Marquet, naguère semi-chantée, est naturalisée. Sans y prendre garde, le personnage de Doña Prouhèze est désormais en mesure d’entendre les paroles de l’Ange Gardien au lointain. Passée dans la langue vulgaire, la contrefision « Essaye donc de le rejoindre » (vi, I, 12, p. 307) devient performative : l’injonction fait défaillir Prouhèze. Au terme de la scène, un rapprochement des plans d’énonciation s’opère. Marie Bell (Prouhèze) adopte une diction poétique et rejoint la parole semi-chantée de Mary Marquet. Le paradoxe n’est pas des moindres : tandis qu’il s’engouffre dans le péché, le personnage féminin renoue avec le parler divin. Une communion des voix, des saints, s’est accomplie.
Le mode de diction n’est pas le seul procédé utilisé pour marquer à la scène les dispositions spirituelles des protagonistes. L’enchevêtrement de la parole et de la trame musicale traduit, lors de rares hiérophanies, la sensibilité de certains personnages à l’appel du divin. Tandis que la parole prosaïque de l’Annoncier s’énonce sans faire cas de l’accompagnement sonore de l’orchestre, les scènes mettant en présence le Père Jésuite et Saint Jacques rendent audible un dialogue entre la parole et la musique. Le même acteur, Maurice Donneaud, joue et déjoue, en effet, par le mouvement de sa parole, la ligne mélodique de l’orchestre. Les héros de la spiritualité conversent dans un cadre qui les dépasse, que le recours à la musique est propre à traduire. La parole hantée, creusée par l’absence de l’Autre, devient une parole chantée, investie par les modulations mélodiques de l’orchestre. C’est là rejoindre un motif topique de la pensée religieuse : « Dieu, écrit Calvin, nous met en la bouche les paroles comme si lui-même chantait en nous36. »
Pas plus que l’interprète n’a été réduit au rôle d’exécutant, le metteur en scène n’a fait figure de régisseur. En se concertant, les deux créateurs ont su explorer les possibilités sensorielles et spirituelles de la voix de manière à créer un spectacle qui soit à la fois une célébration théâtrale du sensible et une exaltation possible de la métaphysique. Ils éveillent les spectateurs à ce « sens en nous de l’ouïe qui s’ouvre » (vs, I, 9, p. 1181), cette « fides ex auditu »37, que découvrent les personnages du Soulier parvenus au terme de leur parcours initiatique.
La version scénique du Soulier de satin n’évacue pas le vers, pas plus qu’elle n’assagit la lyre. Au contraire, le travail à la table montre l’application de Claudel à rendre étroitement solidaires le lyrique, le dramatique et le théâtral. L’exemplaire annoté de 1942 fournit une dramaturgie efficace de la voix qui n’échappe pas au metteur en scène. Jean-Louis Barrault reconnaît, dès lors, à Claudel toutes les compétences pour incarner la figure du didaskalos, au sens étymologique du terme, διδασκαλία, « celui qui enseigne, le maître ». Claudel devient ainsi une « autorité » à la scène, non dans sa façon d’exercer avec fermeté un pouvoir, mais dans son aptitude à faire référence. Conforté dans son approche, le dramaturge réitère son geste en 1944 pour le projet inabouti de L’Annonce faite à Marie38.
Sophie GAILLARD
Annexe
Dans la page de garde, l’écrivain légende, comme suit, ses futures annotations39 :
« | O temps |
| | demi temps |
< | crescendo |
> | diminuendo |
‘’ | accent tonique |
r | rapidement |
rr | plus rapidement |
l | lent |
ll | plus lent |
s | en syllabant |
[—] | |
/ | monter sur la syllabe |
descendre sur la syllabe | |
~ | bien marquer la modulation de l’iambe |
N | discours naturel ». |
33. La manifestation sonore de l’Esprit, celle des personnages surnaturels et des allégories est l’une des questions qui a le plus embarrassé Claudel et Barrault. Voir notamment Jean-Louis Barrault, Correspondance Paul Claudel-Jean-Louis Barrault, op. cit., p. 128 et 131. L’on connaît l’embarras de l’auteur et du metteur en scène à trouver une voix à l’Ombre double et à l’Ange, l’on ignore, en revanche, la réussite de certaines de leurs propositions.
34. Laure-Anne Fillias-Bensussan, « De la version intégrale du Soulier de satin à la mise en scène de 1943 : pointure “sur mesure” ou mission impossible ? » in Marie-Claude Hubert (dir.), La Plume du phénix : réécritures au théâtre, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence (« Textuelles »), 2003, p. 267.
35. Voir Michel de Certeau, La Fable mystique : xvie-xviie siècle, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des histoires »), 1982, p. 156-157.
36. Jean Calvin, « A tous Chrestiens et amateurs de la parole de Dieu, salut », préface du 10 juin 1543 de la première édition du Psautier français, Le Pseautier huguenot du xvie siècle, éd. Henry Expert, Paris, Fischbacher, 1902, p. 6.
37. « Ergo fides ex auditu auditus autem per verbum Christi » : « Ainsi la foi vient de ce qu’on entend et ce qu’on entend vient de la parole de Dieu » (épître de saint Paul aux Romains, X, 17).
38. L’exemplaire annoté par Claudel de la pièce est consultable au département des Arts du Spectacle de la BnF. Fonds Renaud-Barrault : 4o-COL-178 (2073). Les indications relèvent, en majorité, du domaine de la diction. Plus libre, plus joueur, le poète encourage parfois les rimes et les accents vocaliques.
39. Fonds Renaud-Barrault. Département des Arts du Spectacle de la BnF : 4-COL-178 (91).
Bibliographie
Paul Claudel et la Bohême Dissonances et accord, sous la direction de Didier Alexandre et Xavier Galmiche, Classiques Garnier, 2015.
Claudel, Paul, Presencia y profecia, [Présence et prophétie], traduction en espagnol, ediciones Sigueme, 2014.
Claudel, Paul, La bona nova a Maria [L’Annonce faite à Marie], traduction adaptation en catalan de Joan Fuster, Denes editorial, 2014.
Claudel, Paul, Poezi te zgjedhura, sélection de poèmes traduits en albanais, éditions Odéon, 2014.
Chujo, Shinobu, « Notes sur Nô de Paul Claudel », in La Fleur cachée du Nô, textes réunis et présentés par Catherine Mayaux, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 83-124.
Chujo, Shinobu, « Paul Claudel, son rapport avec le Haiku », Ryûiki, no 76, Seizan-sha 2015, p. 27-36.
Lo, Shih-lung, La Chine sur la scène française du xixe siècle, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2015.
Millet-Gérard, Dominique, « Claudel et le Nô : sources, méditations, intuitions », La Fleur cachée du Nô, textes réunis et présentés par Catherine Mayaux, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 125-140.
Nantet, Marie-Victoire, Paul Claudel et Audrey Parr Le poète et la fée, éditions Bleulefit, avril 2015.
Nishino, Ayako, « L’histoire de la réception du Nô en Occident (xvie-xxe siècles par Yeats, Pound, Claudel et Brecht », La Fleur cachée du Nô, textes réunis et présentés par Catherine Mayaux, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 55-74.
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Poli, Gianni, « Soulier de satin di Paul Claudel. Creazione di Jean-Louis Barrault », Teatro contemporaneo e Cinema (RM), no 19, octobre 2014.