Sommaire
CLAUDEL, QUESTIONS DE DRAMATURGIE
Eugen Gottlob Winkler
« Le Soulier de Doña Prouhèze », le chef-d’œuvre de Paul Claudel (présentation et traduction de Monique Dubar), 11
Marie-Victoire Nantet
Claudel pour Racine, les raisons d’un revirement, 27
THÉÂTRE
Alain Beretta
Une nouvelle mise en scène de Partage de Midi, 43
Suzanne Julliard
L’Échange, suivi d’un Entretien avec Christian Schiaretti, propos recueillis par Alain Beretta, 49
EN MARGE DES LIVRES
Henri Quantin et Michel Bressolette éd., Correspondance Maritain, Mauriac, Claudel, Bernanos. Un catholique n’a pas d’alliés (Marie-Ève Benoteau-Alexandre), 59
Richard Griffiths, Essais sur la littérature catholique (1870-1940). Pèlerins de l’absolu (Dominique Millet-Gérard), 61
ACTUALITÉS DU CENT CINQUANTENAIRE
Paris : « Paul Claudel résolument contemporain » (Didier Alexandre), 67
Moscou : Paul Claudel célébré à Moscou (Pascal Lécroart), 69
Moscou : Face au « Sphinx Claudel ». Entretien avec Jeanne Vitez (Tatiana Victoroff), 71
Tokyo : « Le Japon de Paul Claudel » (Michel Wasserman), 77
Tokyo : Une audition de mélodies inspirées par Claudel à Tokyo (Pascal Lécroart), 82
Paris : « Claudel et la cathédrale » (Marie-Victoire Nantet), 84
Florence : « Paul Claudel : l’avènement d’un art nouveau. Essaimage esthétique et spirituel » (Nina Hellerstein), 85
Rimini : Attraverso il mare del desiderio, d’après Le Soulier de Satin (Agnese Bezzera), 90
Villeneuve-sur-Fère : La maison de Camille et Paul Claudel (Madeleine Rondin et Anne Rivière), 91
Nogent-sur-Seine : « Camille et Paul Claudel, le rêve et la vie » (Catherine Mayaux), 96
Paris : « Paul Claudel : Voyages dans l’espace des livres » (Évanghélia Stead), 100
Nécrologie, 105
Assemblée générale, 115
Bibliographie, 119
Résumés/Abstracts, 121
« LE SOULIER DE DOÑA PROUHÈZE », LE CHEF-D’ŒUVRE DE PAUL CLAUDEL
Aus den Schriften eines Frühvollendeten
Eugen Gottlob Winkler
ausgewählt und eingeleitet von Walter Jens
Fischer Bücherei Frankfurt/M. Hamburg, 19561
Cet essayiste, critique littéraire, traducteur, écrivain, poète, s’est donné la mort à 24 ans. Il laisse derrière lui ou plutôt devant nous quelques textes majeurs dont cette analyse écrite en 1934 du « Soulier de Doña Prouhèze ». E. G. Winkler y reconnaît immédiatement le « chef-d’œuvre de Paul Claudel » – ainsi que le qualifie le sous-titre – paru en 1929, dans sa réjouissante nouveauté révolutionnaire et carnavalesque ; il comprend l’œuvre dans son esprit et jusque dans sa forme constitutive et nécessaire à elle-même. Il la conçoit dans sa globalité depuis le plus minuscule détail, jusqu’à l’indiciblement grand et, perception peut-être plus remarquable encore, dans sa temporalité/éternité singulière et son irrésistible mouvement. À lire Winkler, on croirait parfois entendre… l’Annoncier ! On ne s’étonnera pas néanmoins de voir ce solitaire, « dandy et rebelle », né dans un « monde de meurtriers », s’attacher ici à une pénétrante analyse de Don Camille, « le personnage probablement le plus abyssal » de la pièce, à ses yeux la création la plus remarquable de Claudel dans le Soulier de Satin, Soulier dont il cite nombre de passages qu’il traduit avec bonheur. Dans sa singularité, c’est un très bel exemple de la qualité de l’intérêt constant suscité en Allemagne par l’œuvre claudélienne.
Tant qu’il est vivant le poète, même le plus grand, appartient d’abord à son époque et aux circonstances propres à cette dernière, et il ne saurait s’en abstraire sans que ce soit dommageable à son œuvre en matière de vérité et de vie.
L’idée que la poésie existe dans un domaine idéal s’est révélée fausse. Certes ce qui constitue fondamentalement l’être humain est constant, mais le poète qui l’interprète et qui lui confère dans les figures qu’il crée une représentation dont la validité échappe au temps, ne peut le saisir que par le medium de sa propre époque. Tout autre comportement ne produit que de la (mauvaise) littérature.
Les créations poétiques avec lesquelles nous pouvons avoir commerce au même titre qu’avec des êtres vivants, les héros d’Homère, les héros de la tragédie grecque, les Simplicissimus ou Don Quichotte ne sont pas en mesure de faire naître à partir d’eux-mêmes par le biais d’une assimilation culturelle des personnages nouveaux.
Quant à la tentative d’en créer en nous servant des connaissances de la nature humaine que nous procure notre bagage scientifique, elle n’aboutit dans le meilleur des cas qu’à des inventions intéressantes. L’argile de la réalité constitue l’unique matériau à partir duquel un poète donne forme à des êtres incarnés.
Toutefois un tel constat ne signifie aucunement qu’il faille mêler sa voix à celles qui voudraient aujourd’hui que la poésie s’occupât du présent en fabriquant des types contemporains. Bien que façonnés d’après les données fournies par l’époque, ce genre de personnages se révèlent trop souvent constructions fragiles, sans vie propre ; et, aujourd’hui comme hier, rares sont les poètes qui possèdent la grâce d’insuffler, tel le Créateur, la vie à leurs personnages pour que ceux-ci naissent, se lèvent et marchent à travers les siècles dans une éternelle jeunesse.
En réfléchissant à cela, je pense à Paul Claudel, le poète, l’immense poète catholique français. Emprisonné dans son époque, lié à elle jusqu’à la subordination – mais actif en elle et la favorisant de ses dons –, il possède ce regard qui la pénètre et la comprend. Croyant et créateur, chrétien catholique et poète catholique, il a une perception intime de l’immense cohérence existant entre les choses, cette dimension d’éternité qui seule permet de saisir et de ressentir la cruelle immédiateté du temps présent.
D’une manière qui surpasse largement ses pièces précédentes, Le Soulier de satin, son chef-d’œuvre, en témoigne de façon exemplaire. On a rarement vu dans la création d’un poète le temps présent et l’éternité rapprochés en une constellation aussi signifiante. La guerre mondiale dont le déroulement démoniaque a pu un temps troubler l’esprit clairvoyant de Claudel venait de trouver sa conclusion dans la plus grande confusion. On aurait dit qu’il ne restait plus à l’homme occidental, vainqueur ou vaincu, qu’à opposer – dans le meilleur des cas – à l’absurdité d’une volonté destructrice généralisée une action aveugle et pareillement absurde ; on aurait dit que seul importait, dans ce monde en train de s’effondrer, de sauver celles des possessions que l’on pouvait encore saisir, ou d’arracher à l’instant l’extrême de la jouissance. Atmosphère de fin du monde ! Ce que les poètes annonçaient avait nom Désespoir et c’est à lui que quelques œuvres parfaites ont élevé un monument : en 1919 Paul Valéry rédige son essai La Crise de l’esprit, 1922 voit paraître Ulysses de Joyce, 1923 Les Élégies de Duino de Rilke, 1925 Les Faux-monnayeurs de Gide. On brûlait les anciennes idoles, on répandait force moqueries et accusations sur l’esprit des prédécesseurs qui les avaient érigées ; mais qu’est-il resté d’un tel feu d’artifice des esprits et des âmes ? Cendre et désolation – d’espérance, nulle trace. C’est dans le tourbillon de ces années-là, entre 1919 et 1924, que Claudel a composé Le Soulier de satin qui est le bilan de sa vie. Il disposait d’inépuisables trésors – il les y a distribués. Expériences de cinquante ans d’existence au cours de laquelle le poète, diplomate en fonction, avait parcouru la terre entière en y acquérant l’art de pénétrer dans le maquis des actions des hommes et des puissances à l’œuvre tout en y étant personnellement impliqué. Richesses de sa foi catholique, conservées et multipliées sa vie durant, amour pour l’esprit et sagesse du cœur, sa connaissance fine des choses, fruit de trente années de création artistique, tout cela a été incorporé dans cette pièce ; le génie du poète, se fondant sur l’universalité de la philosophie scholastique, y faisait naître une seconde fois l’univers dans son ordonnancement divin, en prêtant au sérieux avec lequel il en explique la cohérence métaphysique les ailes de sa gaîté et de son humour sublimé. L’espace où se joue Le Soulier de satin s’étend littéralement sur les continents et les mers. L’Europe, l’Afrique et l’Amérique sont autant de lieux de l’action. Au-delà encore l’espace terrestre s’ouvre de tous côtés sur l’univers et l’infini. Le temps dans lequel se déroule l’action de la pièce possède bien une caractérisation historique, mais l’auteur s’est refusé à le fixer avec précision. On est en droit de penser à la fin du xvie et au début du xviie siècle, mais simultanément aussi à un hic et nunc qui renvoie au caractère intemporel des événements mentionnés. « L’auteur s’est permis (ce sont les termes d’une remarque préalable) de comprimer les époques et les pays, de même qu’à la distance voulue plusieurs lignes de montagnes séparées ne sont plus qu’un seul horizon. »
Dans l’emploi qu’en fait Claudel, les catégories du temps et de l’espace sont assez proches de celles du conte de fées. Il ne se sert absolument pas du milieu historique pour ressusciter mentalement un monde disparu. On dirait presque qu’il pratique l’ironie dans la façon – supérieure – dont il utilise faits et dates, dont, selon telle exigence majeure de sa pièce, il la modifie délibérément, cette rigueur avec laquelle on reconstitue généralement un milieu historique. Si Claudel transpose l’action dans une époque du passé, c’est pour échapper aux contraintes imposées aux intentions du poète par les circonstances du présent, qui sont bien réelles et qu’on ne saurait négliger. Moins précise, l’atmosphère du passé élargit le champ du possible et lui donne davantage de liberté ; elle se distancie de l’accidentel qui dans le présent empêche la vision de l’essentiel. La tragédie française déjà, prenant en compte cette considération, s’était fait une loi de transposer l’action dans le monde d’une antiquité fictive. Un tel procédé comme on sait, soulignait l’actualité de l’action dramatique plus qu’il ne l’affectait. Semblable intention anime Claudel quand il transpose l’action de sa pièce à l’époque du baroque espagnol. Le choix de cette époque traduit sa position résolument catholique ; puisque c’est bien dans cette période-là, tout comme au Haut Moyen Âge, que le génie chrétien a pu se réaliser totalement dans le « monde » spécifique qui est le sien. C’est dans le baroque que le monde et l’esprit qu’un abîme sépare de nos jours avaient trouvé leur ultime grande synthèse.
Ce « monde », Claudel l’utilise pour pouvoir, dans des formes qui soient les plus concrètes, les plus solides, les plus claires possibles, donner esthétiquement à voir la Loi divine à laquelle sont soumis les personnages de son drame. Comparés aux personnages de L’Annonce qu’il a transposés dans un monde résumé dans le même esprit, celui du Moyen Âge, ceux du Soulier de satin sont dessinés et caractérisés plus précisément dans leur individualité. Dans L’Annonce le système de coordonnées qui donne sa visibilité à la loi qui régit le monde sert à mettre en évidence l’opposition des personnages et à faire jouer les uns contre les autres leurs principes négatifs et positifs. Un indice très clair les détermine jusqu’au tréfonds de leur nature. Ce sont des créations symboliques, entendons par là qu’ils ne sont individualisés que pour permettre de donner à un contenu abstrait une forme visible. Violaine et Mara sont des « incarnations », à la différence du Soulier de satin où les coordonnées ne sont que le support qui aide à consigner avec la plus grande exactitude possible les courbes complexes que décrivent des âmes individuelles qui tendent alternativement vers des registres positif ou négatif. C’est l’exploration en profondeur de l’humain qui est ici au premier plan. L’auteur s’abstient de juger, d’indiquer où serait le bien ou le mal, l’innocence ou la culpabilité. Il se contente de montrer – et sa vision est claire et incorruptible – l’endroit où un personnage franchit la frontière du commandement divin. Rares sont les protagonistes qui échappent à une telle tentation. Mais l’espérance, la compassion, l’indulgence envers la faiblesse et la faillibilité de l’être humain atténuent l’opposition entre le clair et l’obscur en recourant à l’emploi d’un or réconciliateur. Aussi nombreux que soient les personnages que la pièce met en relation – et parmi eux il n’en est pas un seul qui ne soit caractérisé dans son être ou signifié dans son aspect métaphysique – tous sont entraînés dans le courant d’une action merveilleusement inventive. Certes, elle n’a plus rien à voir avec ce qu’on entend communément par action dramatique cette action qui embrasse une série d’existences prises dans leur complet développement. Toutefois on aurait tort, sur la foi de signes superficiels de compter cette pièce au nombre des biographies portées à la scène comme nous en connaissons en particulier dans la littérature baroque espagnole. Il s’agit de bien plus que cela. Ce qui se produit ici, ce qui finalement se laisse déduire comme étant l’action à proprement parler de la suite innombrable d’événements distincts, est une hyperbole qui s’élève, atteint son sommet et son tournant et qui retombe ; sa trajectoire dramatique est aussi continue, aussi réglée et aussi logique que celle que l’on voit à l’œuvre dans une tragédie racinienne. Sa forme apparente seule est différente et, étant donné l’ampleur de l’action, ses dimensions s’éloignent de la norme classique. Pour la reconnaître, l’observateur doit adopter une position esthétique différente. En effet de même que la terre nous semble une surface plate quand nous nous tenons debout à sa surface mais qu’elle possède en réalité une forme ronde, ce que nous constatons dès que nous avons atteint la hauteur nécessaire, de même Le Soulier de satin semble au début n’être qu’une suite de scènes plus ou moins cohérentes, qu’un agrégat de drames différents qu’on a fait mijoter ensemble, et ce n’est qu’après l’avoir reconsidérée plus amplement qu’on peut reconnaître, émergeant de la profusion des événements, l’action dans sa grandeur et sa continuité. Il ne s’agit pas d’un conflit séparé qui doit être mené à son terme dans les vingt-quatre heures, selon les règles classiques, et qui en conséquence produit une action linéaire facile à saisir dans son ensemble ; il ne s’agit pas non plus ici de mettre en scène la phase ultime de la déchéance d’un homme dans le style libérateur des drames shakespeariens. Mais ce qui se produit ici, c’est – et la chose est plus facile à dire qu’à expliquer – causée par un seul être humain, la désorganisation de l’ordre divin universel. Qu’un individu particulier s’écarte des commandements et des lois de Dieu, et la voie est ouverte à tous les événements qui désormais à perte de vue vont s’emmêler, se recouper et se croiser, vont rétrograder ou avancer parallèlement. Il est nécessaire que l’action dure, franchissant les époques et les continents, aussi longtemps que l’ordre troublé n’est pas rétabli – ce qui ne se pourra faire sans l’intervention directe de la grâce divine. Le déroulement de ce dérangement, représenté dans ses moindres répercussions, voilà l’action interne, l’action dramatique à proprement parler. Fondamentalement – et c’est le mot parce que la jubilation créatrice du poète poursuit sans relâche cette idée tout au long des images et des péripéties – fondamentalement cette pièce, qui met en branle le monde entier, qui dans sa seule forme extérieure s’étend déjà sur environ 500 pages imprimées, possède une nécessité formelle aussi absolue que n’importe quelle tragédie bâtie, elle, dans une brièveté extrême, appropriée à ses intention et contenu spécifiques.
Le titre de l’œuvre Le Soulier de satin renvoie à une circonstance particulière qui conduira l’action de la pièce jusqu’à son dénouement libérateur. Il s’agit ici du soulier de Doña Prouhèze, devenue dans la naïveté de son cœur – elle est presque une enfant encore – l’épouse du vieux Don Pélage, juge suprême de sa Majesté le roi d’Espagne, et qui brûle d’un amour néfaste pour le jeune et héroïque Don Rodrigue. Elle se voit aimée en retour ; le sentiment passionné de son cœur est plus fort que le commandement fixé par la loi. Prouhèze quitte Don Pélage pour s’unir à Rodrigue. Mais, au moment où elle quitte le foyer conjugal, elle consacre son soulier de satin à la sainte patronne de la demeure, la Mère de Dieu, et dit, consciente du péché qu’elle commet : « …pendant qu’il est encore temps, tenant mon cœur dans une main et mon soulier dans l’autre, / Je me remets à vous ! Vierge mère, je vous donne mon soulier ! Vierge mère, gardez dans votre main mon malheureux petit pied ! / Je vous préviens que tout à l’heure je ne vous verrai plus et que je vais tout mettre en œuvre contre vous ! / Mais quand j’essayerai de m’élancer vers le mal, que ce soit avec un pied boiteux ! la barrière que vous avez mise, / Quand je voudrai la franchir, que ce soit avec une aile rognée ! »
C’est là que commence l’action. Doña Prouhèze atteint le château de son amant. Don Rodrigue a été blessé en combattant des bandits de grand chemin et il gît, terrassé par la fièvre. Doña Honoria, la mère de Don Rodrigue, maintient les amoureux rigoureusement séparés l’un de l’autre. Quand survient Don Pélage, le mari de Prouhèze, il lui revient de punir le manquement de la jeune femme. Dans un remarquable dialogue, la rigidité de la loi telle que Don Pélage l’incarne se rencontre avec l’insouciance dans laquelle Prouhèze a vécu. Le poète donne à entendre les oppositions sans qu’interfèrent le moins du monde la morale et son zèle. Don Pélage a raison, « Ce n’est pas l’amour qui fait le mariage mais le consentement […] en présence de Dieu dans la foi ». Mais d’un autre côté, Don Pélage a commis une erreur grossière en croyant qu’il avait le droit, lui, un homme âgé, d’épouser une jeune fille mineure pour qu’elle soit le soleil et la joie de sa vieillesse. N’a-t-il pas ce faisant contrevenu à l’ordre naturel qui tient de Dieu son origine autant que l’ordre moral ? Quand il entre en scène avec pour seul argument la lettre de la Loi, aux yeux de Prouhèze, qui a péché mais qui a conscience du péché et qui est prête à assumer contrition et expiation, il apparaît presque sous les traits d’un pharisien.
La punition que Prouhèze accepte est rude et elle correspond aux comportements intellectuels habituels chez Don Pélage. Il lui aurait été loisible de tuer l’épouse infidèle. Mais vivre est plus dur que mourir, une vie passée dans l’expiation plus dure que la mort. Il punit Doña Prouhèze pour la tentation à laquelle elle a succombé dans son cœur en l’exposant à une autre tentation, plus grande encore. La citadelle de Mogador, sur la côte ouest-africaine, avant-poste extrême du royaume d’Espagne face aux musulmans, est placée sous les ordres de Don Camille, qui aime Doña Prouhèze (ce que n’ignore pas Don Pélage) ; on le soupçonne d’être un renégat et d’avoir des sympathies pour l’enseignement de la doctrine de l’islam. En la personne même de ce commandant, l’Espagne se trouve constamment menacée d’être dépossédée de cette place forte. Don Pélage convainc le Roi de conférer le commandement suprême de la citadelle à Doña Prouhèze. Un double devoir l’y attend : se défendre des assiduités de Don Camille, qui lui fait désespérément la cour et empêcher en même temps que, pour se venger de ses refus, il ne livre à l’ennemi et la citadelle et sa personne.
Avec ce Don Camille, Claudel a créé le personnage probablement le plus abyssal du Soulier de satin et qui gagne encore en importance parce qu’apparaît en lui un destin devenu typique de notre époque, au miroir de l’histoire tel que Claudel l’utilise, sub specie æternitatis. L’existence solitaire de Don Camille dans cette citadelle reléguée entre le désert et la mer, entre les frontières de la chrétienté et de l’islam, n’est que la représentation de l’état de son âme. Par nature, toute réalité, qu’elle appartienne à ce monde-ci ou relève d’un Autre, demeure fermée à son discernement. Son âme n’a part ni au monde terrestre ni au monde céleste ; la seule chose qu’il vit et ressent (et lui-même exprime cela avec un cynisme bouleversant), c’est le néant. Une telle expérience met en échec la volonté comme l’intelligence. En effet que le néant ne puisse exister en tant que néant est une pensée, une limite de la raison qui ne peut contrecarrer la force pénétrante avec laquelle son âme éprouve ce néant. Finalement toute spéculation chrétienne sur l’être est fondée sur une foi renforcée par la grâce divine, c’est la foi qui lui fournit le critère premier, le critère fondamental. C’est cette grâce qui manque à Don Camille, il est privé de la force de la foi. Mais en revanche il ne prétend nullement nier, il reconnaît la présence de Dieu et dans son désespoir il va jusqu’à blasphémer. Est-il bon ? Est-il méchant ? Ici aussi il se trouve entre deux frontières. Il dit ce qu’il est tel qu’il se sent être : « une petite pièce d’or dans une cassette oubliée ». Plus rien de terrestre n’a pour lui de charme. Pénétré du sentiment de son néant, il désigne comme son bien le plus précieux l’endroit « où il n’y ait absolument plus rien ! Nada ! » : Mogador. Dépouillé et libéré comme il l’est des désirs terrestres de l’âme, eux qui font obstacle à l’intention divine, pour être sauvé, il lui suffirait d’avoir la grâce. Il la désire intensément, il croit que par son amour Prouhèze serait susceptible de la lui transmettre. En aimant Prouhèze il cherche à travers elle à comprendre ce Dieu qui lui est devenu insaisissable. Le sens surnaturel qui réside dans le rapport qui lie les sexes se révèle ici dans toute sa grandeur : la femme que sa nature attache bien plus fortement à la réalité que l’homme porté par son esprit à des contradictions qui le détruisent, la femme apparaît à l’homme dont la pensée ultime aboutit à un vide glacial, comme l’intermédiaire naturel qui peut le conduire vers cette réalité qu’il a perdue, et partant, à Dieu.
Un temps on voit Camille, image saisissante de l’homme tragique, traverser le monde de la pièce de Claudel, un monde considéré d’en haut, à l’altitude divine, impliqué lui comme les autres sans en avoir conscience, dans l’ordre du monde. Mais lorsqu’il constate que l’amour de Prouhèze lui restera interdit, lorsqu’il pense pouvoir la conquérir par la force – et il s’interdit par là même toute libération et compensation –, il succombe au destin promis à toute nature tragique : il se rebelle contre Dieu et tombe dans l’hybris.
Fidèle à sa mission, Doña Prouhèze vit aux côtés de Don Camille et commande à Mogador quand Don Rodrigue embarque pour l’y rechercher avec l’accord du Roi. Malgré le désespoir qui le ravage parfois, il est décidé à renoncer à elle et vient dans la seule intention de délivrer Doña Prouhèze de la situation inhumaine dans laquelle elle se trouve. Une responsabilité majeure l’attend, dont l’a chargé le Roi, il s’agit de gouverner le « Nouveau monde » ; et, à la différence de Don Camille, il est suffisamment enraciné dans la réalité pour voir dans cette charge, en dépit de toute sa souffrance personnelle, une action propre à remplir une existence.
Arrivé à Mogador, il n’obtient qu’un entretien avec son rival qui, moqueur et amer, fait montre de sa supériorité, n’ayant rien à perdre mais au mieux quelque chose à gagner. Prouhèze demeure invisible et fait savoir à Don Rodrigue, le message est bref, que son intention est de rester à son poste. Rodrigue, bredouille, fait demi-tour.
Dix ans durant il vit en Amérique avec le titre de Vice-Roi. Avec la tranquillité d’esprit d’un homme qui n’attend plus le moindre bonheur personnel il dirige les êtres et les choses ; sa plus grande entreprise est d’établir dans le détroit de Panama, entre les deux océans, une voie de liaison où les bateaux peuvent être transportés hissés sur des rouleaux. Il est devenu un homme à qui « la haine et le mépris des gens […] sont plus faciles à supporter que leur admiration ».
C’est alors que lui parvient la « lettre » de Doña Prouhèze. Après des années de détours, passée de main en main, après que pour les personnages depuis longtemps déjà cet écrit est devenu littéralement proverbial, elle arrive enfin dans les mains de Rodrigue, avec pour effet qu’il quitte instantanément sa charge et s’embarque en hâte pour rallier Mogador. Il ignore encore ce qui s’est passé pendant le temps où la lettre était en route.
Le mari de Doña Prouhèze, Don Pélage est mort entre-temps. Prouhèze se trouvait libre. Mais Don Camille a immédiatement saisi l’occasion pour la contraindre à l’épouser : la garnison de Mogador s’était soulevée contre Prouhèze et s’était placée du côté de Don Camille. Pour conserver la forteresse au roi d’Espagne car Don Camille avait décidé sa chute, Doña Prouhèze a été contrainte d’accepter le mariage qu’il lui proposait. Formellement Don Camille avait atteint son but. Mais Prouhèze n’avait pas cessé d’aimer Don Rodrigue. C’est son image qui habite son âme lorsqu’elle conçoit de Don Camille un enfant. Conséquence du lien mystique qui unit les âmes, cet enfant en grandissant aura les traits de Don Rodrigue.
Don Camille connaît le désespoir. Son amour pour Prouhèze dont il est devenu l’esclave se mue en cruauté et en haine. Il ne recule pas devant l’usage de la violence et ose lever la main sur Prouhèze. La première fois qu’il l’a frappée, elle a écrit la « lettre à Rodrigue » où elle l’appelle à l’aide. Mais, avant qu’il ne réponde à cet appel, Prouhèze connaît par l’effet direct de la grâce un changement décisif : son amour, certes épuré mais qui était toujours resté terrestre, se sublime en un sentiment céleste. Elle voit en rêve le Globe ; les endroits atteints et influencés par les vagues de son amour apparaissent en pleine lumière : l’isthme de Panama, puis, vision prémonitoire, l’île japonaise qui « peu à peu s’anime et prend la forme d’un de ces gardiens en armure sombre que l’on voit à Nara » (didascalie de Claudel). L’Ange gardien de Prouhèze apparaît dans ce costume et il noue avec elle un dialogue lumineux, éclairant le plus douloureux comme le sublime : l’amour, la mort et la grâce, le salut éternel et l’éternelle félicité à la lumière d’une joie – d’un rire – supraterrestre. Et Don Rodrigue réalise ce qui a été refusé à Don Camille ; Prouhèze va devenir pour lui l’hameçon qui tirera son cœur jusqu’à Dieu, car – et l’Ange Gardien le dit avec les mots d’un pêcheur d’âmes – « Pour les uns l’intelligence suffit. C’est l’esprit qui parle purement à l’esprit. / Mais pour les autres il faut que la chair aussi peu à peu soit évangélisée et convertie. Et quelle chair pour parler à l’homme plus puissante que celle de la femme ? » En aimant Prouhèze Rodrigue va aimer en elle, qui a accès à la félicité, Dieu et les choses du ciel. Mais pour l’heure, Don Rodrigue à son arrivée à Mogador ne comprend pas encore le langage dans lequel lui parle avant de mourir Prouhèze déjà sauvée. Il est encore prisonnier des choses terrestres. Il part à la conquête du Japon, au cours d’une bataille une balle fait de lui un infirme, il connaît la captivité et à son retour tombe en disgrâce auprès du roi d’Espagne. Il est un homme âgé maintenant et il vivote chichement. Circulant de-ci de-là sur une barque qui lui sert également d’habitation, il fabrique avec le soutien d’un assistant japonais des images de saints qu’il vend aux pêcheurs espagnols. Au même titre qu’en bien d’autres occasions, Claudel utilise celle-ci pour prendre position à propos d’un sujet d’actualité. Son procédé (il est sûr de ses critères, intéressé par le sujet au point d’y engager toute sa personne, et placé, quand il émet son jugement, au sommet de la perspective intellectuelle) fait que la cause qu’il représente sort – indemne et presque sans difficulté – victorieuse de la confrontation des opinions, grâce à l’ironie claudélienne dont le propre est d’exercer un effet non pas caustique mais clarificateur en mettant les rieurs automatiquement de son côté.
En effet la « peinture » telle que la pratique le pauvre, le vieux Don Rodrigue et tout ce qui au cours de la pièce heurte également les points de vue académiques doivent être considérés comme un divertissant travestissement de l’art moderne pour la valeur duquel (valeur fondée sur l’authenticité du sentiment et la force de son expressivité) Claudel prend chaleureusement parti. Aucun doute quant au côté où se trouve le poète quand le problème est débattu. « Tout ce que je vois ici, dit un certain Don Mensez Leal, est une offense aux traditions et au goût et provient du même désir pervers d’étonner et de vexer les honnêtes gens ! […] Il faut qu’un Saint ait une figure comme qui dirait générale puisqu’il est le patron de beaucoup de gens, / Qu’il ait un maintien décent et des gestes qui ne signifient rien en particulier ». Ce à quoi le bon Don Rodrigue dans la simplicité qui caractérise désormais son cœur lui répond : « – Et moi, j’ai horreur de ces gueules de morues salées, de ces figures qui ne sont pas des figures humaines mais une petite exposition de vertus ! / Les saints n’étaient que flamme et rien ne leur ressemble qui n’échauffe et qui n’embrase ! / Le respect ! Toujours le respect ! Le respect n’est dû qu’aux morts, et à ces choses non pas dont nous avons usage et besoin ! Amor nescit reverentiam, dit saint Bernard. »
Une simplicité enfantine et une sagesse toute stoïcienne se rencontrent chez le vieux Don Rodrigue. Mais cela suffit-il ? La modestie avec laquelle il s’arrange avec le monde ne saurait être, si on la mesure à l’aune de sa nature et de sa destinée, un accomplissement. Dans cette phase de son existence, un étrange demi-jour nimbe sa personne. La manière dont il envisage les choses terrestres et humaines a des aspects touchants et admirables. Mais ce faisant, il ne découvre pas la perspective que la mort de Prouhèze lui a ouverte sur l’amplitude de l’éternité. À son âme qui désormais se contente de peu il manque une matière à dévorer, la flamme qui consumera ses dernières scories.
Deux événements extraordinaires se produisent dans lesquels son destin l’implique et ils vont révéler clairement sa position. Doña Sept-Épées, la fille de Doña Prouhèze qui voit en Rodrigue son père, un père qu’elle aime avec tendresse et qu’elle admire, cette jeune fille au cœur ardent cherche à le décider à entreprendre une croisade qu’elle veut monter à la force du poignet contre les Maures africains. Elle recrutera les croisés et à Don Rodrigue reviendra le commandement en chef. Mais il refuse de prendre part à pareille aventure céleste digne de Don Quichotte, pour se laisser entraîner au même moment dans une autre, terrestre celle-là. L’Armada avait pris la mer dans le but de briser la puissance britannique. Une fausse nouvelle, annonçant la glorieuse victoire de la flotte espagnole, parvient à la cour. Le Roi décide de faire rentrer Don Rodrigue en grâce pour le nommer Vice-Roi d’Angleterre. Commence alors un jeu d’illusions et de masques des plus bizarre. Le conseil des ministres est convoqué solennellement ; le souverain est prêt à confier à Don Rodrigue qui attend dans l’antichambre cette haute fonction, voilà qu’arrive un courrier qui apporte la vraie nouvelle de la défaite espagnole. Suivant la volonté royale, l’acte politique qui vient de commencer n’en suit pas moins son cours. Manière insolite, vertigineuse de tourner en dérision la puissance politique : on fait comme si la catastrophe ne s’était pas produite. Don Rodrigue dans la sagesse et la pureté de sa folie va connaître ici sa chute terrestre définitive. Questionné par les ministres qui veulent savoir comment il pense gouverner cette Angleterre qui n’est déjà plus qu’illusoire, il développe des projets philanthropiques selon lesquels il instituerait sur terre un royaume de la Paix. Il n’est pas dans ses intentions d’introduire en Angleterre une domination étrangère espagnole, il refuse la présence de troupes et de fonctionnaires espagnols, mieux encore : il réclame pour l’Angleterre une partie des possessions espagnoles en Amérique et n’hésite pas à remettre en question le caractère héréditaire de la succession au trône d’Espagne.
À l’issue de cet entretien le voici maintenant déclaré traître à l’État et mis dans les chaînes ; seule la faveur particulière du Roi l’a sauvé de la mort. Rabaissé au rang d’esclave il passe ainsi d’un propriétaire à un autre, vieillard devenu totalement inutile. À la fin une religieuse à la langue bien pendue (elle navigue de-ci de-là, chargée par son couvent de collecter des vieux chiffons) réussit à le racheter à un matelot qui était justement sur le point de le vendre comme traître au marché. Et d’une âme enfin ardente Don Rodrigue se soumet à ce destin : « Je veux vivre à l’ombre de la Mère Thérèse ! Dieu m’a fait pour être son pauvre domestique. / Je veux écosser les fèves à la porte du couvent. Je veux essuyer ses sandales toutes couvertes de la poussière du Ciel ! »
La pièce est construite en quatre grandes parties, appelées Journées mais sans que l’unité de temps de chacune corresponde à une véritable journée ; elle est plus longue et englobe généralement plusieurs semaines. Les Journées entre les fins et les commencements desquelles s’intercalent des espaces de temps encore plus longs sont à leur tour constituées de nombreuses scènes dont le lieu varie chaque fois.
Toute tendance à construire l’illusion scénique est ici bannie. L’auteur s’emploie précisément à la détruire dès qu’elle pourrait naître chez le spectateur, ou chez le lecteur. Ce qu’on voit ici est à proprement parler un jeu dont le spectateur doit demeurer constamment conscient. En cela Claudel demande de retrouver une attitude à peu près inconnue de nos jours du spectateur de théâtre. La scène est réellement à prendre comme une scène. Son appareillage technique qui demeure visible pendant le déroulement des événements est inclus comme tel dans la signification du spectacle. Pendant que certains personnages terminent une scène, d’autres entrent déjà sur le plateau pour commencer la suivante. Pendant ce temps, les techniciens continuent imperturbablement leurs manutentions. La pièce ne vit que par la force de sa puissance poétique de représentation, par le verbe et par la caractérisation propre à chaque personnage, fondée sur une inébranlable vérité intérieure et qui peut se passer de toute espèce de motifs extérieurs. Le jeu est mis en scène dans une improvisation joyeuse, carrément carnavalesque. Un meneur de jeu donne le départ en décrivant avec des mots pleins d’esprit une situation en soi terrible. Des pirates ont pillé un navire espagnol et l’ont abandonné après l’avoir dépouillé. Attaché au tronçon d’un mât un père jésuite prononce son ultime prière : c’est le frère de Don Rodrigue [frère Léon]. À certains moments un personnage comique sans véritable lien ni avec l’espace de la scène ni avec l’espace réel (c’est l’Irrépressible) intervient tel un clown plein de toupet au beau milieu de l’action poétique et de son déroulement mécanique sur la scène. Il y introduit les personnages, les traite d’une part comme des acteurs, mais tout aussi bien il parle d’eux en s’adressant au public comme si c’étaient des personnes authentiques. Autre exemple : on voit devant le rideau une comédienne assise à sa table de maquillage préparer son entrée tout en s’entretenant avec sa camériste ; soudain le rideau se lève, tous les ustensiles s’envolent, tirés par des fils ; « Nous sommes de l’autre côté du rideau » s’écrie l’actrice alors que déjà son double commence à jouer son rôle sur la scène.
Sans que la réalité naturelle soit atteinte dans son être même, cette technique produit des effets insoupçonnés : le déroulement des événements s’en trouve accéléré, la pesanteur allégée, la difficulté simplifiée ; ainsi sont réunies les conditions physiques et matérielles préalables qui permettent l’avènement absolu du merveilleux dans la création poétique. Dans l’espace de la réalité il est impossible de voir réunis intimement l’image concrète et le concept, ici, dans l’espace de cette œuvre poétique, ils coïncident. C’est la raison pour laquelle on ne peut plus guère la qualifier de symboliste au sens précis du mot. Nature et supranature, qui dans les drames antérieurs de Claudel apparaissent encore d’abord comme un retour depuis le premier domaine vers le second, entrent en scène ici simultanément et à égalité d’importance.
En inventant un tel mode d’écriture Claudel a créé le cadre dramatique où peut se jouer, sans obstacle artistique et librement, un drame catholique. Les problèmes essentiels que pose la pensée catholique reçoivent ici les moyens qui conviennent parfaitement à leur expression poétique : les oppositions entre lesquelles l’âme humaine se trouve enserrée trouvent leur péréquation dans ce cosmos poétique ; le tragique est surmonté. Dès lors l’acte particulier d’un être particulier, qu’on peut considérer comme le ressort du drame né du théâtre classique n’a de valeur que mis en relation avec l’Action divine qui lui est supérieure. Cet acte est dévalué dans la mesure où l’accent principal cesse d’être mis sur la libre volonté de l’individu agissant pour être déplacé vers l’efficacité de la Providence et de la grâce. Même lorsqu’il se rebelle contre Dieu, l’individu est incapable de se présenter devant lui tel un partenaire égal dans une opposition objective. Même celui qui est tombé hors de l’Ordre ne cesse pas de vivre en relation avec la grande Histoire dans sa totalité et se trouve à la place qui lui a été assignée dans l’univers. On touche ici au mystère du libre arbitre. En le représentant et en le rendant compréhensible, Claudel dépasse en tant que poète les possibilités qu’a la réflexion de le concevoir. Même un Don Camille dont l’action se développe sur le fond obscur du néant pour retomber finalement sur lui et causer sa perte – ce qui est la caractéristique de la chute tragique –, même Don Camille, la suite de la pièce le montre bien, ne doit pas être considéré pour lui-même, sa véritable signification ne lui sera attribuée que plus tard, dans la structure de l’ordre général. Quant à un personnage comme celui de Doña Musique, il serait impensable sans la certitude de la réalité de ce surnaturel d’où lui vient, mystérieuse pour elle-même et absolue, son énergie vitale. Si le cadre de l’action dramatique était limité aux bornes du « naturel », sa destinée relèverait du grotesque. Qu’on se représente bien les choses ! Une fillette qui ignore tout de la vie, prise dans les rêveries de son jeune cœur passionné, est amoureuse du Vice-Roi de Naples dont l’image lui est apparue en rêve. Sur le chemin qui mène à lui, elle tombe dans les mains de compagnons plus que douteux ; un brigand se sert de sa bonne foi et, en se faisant passer auprès d’elle pour un envoyé du Vice-Roi à sa recherche, il a bien l’intention de s’emparer d’elle et d’en tirer un bon prix en la fourguant comme esclave aux Maures. Toute la compagnie fait naufrage au large de la côte sicilienne. Doña Musique est la seule rescapée. Elle se cache dans les bois et survit grâce aux offrandes apportées par les paysans à une déesse païenne du lieu. Un jour un élégant chasseur fait sa rencontre ; elle s’adresse spontanément à lui comme étant le Vice-Roi de Naples. Si l’histoire raconte alors que c’est bien de lui qu’il s’agit et qu’il va concevoir, lui ce jouisseur frivole, un amour intense et sérieux pour cette charmante ingénue (innocente ? spontanée ? il n’existe en allemand aucun autre mot pour rendre avec exactitude la nuance de cette féminité juvénile)…, tout cela a un air plutôt godiche et semble une invention presque niaise. Mais en réalité, la donne est vraie dans un sens beaucoup plus large que celui auquel le vraisemblable pourrait prétendre. Aux détours risqués de cette aventure le devoir du poète est de montrer la vie ; et il y parvient, il la montre.
Avec Le Soulier de satin Claudel a prouvé que, en dépit de toutes les explications théoriques, il n’existe pas de lois esthétiques à proprement parler qui puissent se prévaloir d’une validité générale. La force d’un esprit créateur ne se prouvera jamais autrement qu’en donnant à son objet une forme qui lui convienne de façon absolue. La forme extérieure aussi est essentiellement fondée sur une base métaphysique. C’est la raison pour laquelle on ne peut parler d’art catholique dans le vrai sens du terme que si les oppositions naturelles entre le fond et la forme sont résolues en une synthèse. Le Soulier de satin est ici un cas idéal : inattaquable du point de vue religieux comme esthétique. On est ici en droit de mettre l’accent sur l’aspect esthétique. C’est le seul enjeu quand on débat aujourd’hui de la question d’un art catholique, l’aspect religieux étant un présupposé indispensable qui se comprend de soi. En revanche, savoir si l’art catholique peut être légitime dans le grave exercice de sa fonction apostolique dépend du fait qu’en tant qu’art il soit vrai et inattaquable. À considérer la solution que Claudel a apportée au problème du théâtre catholique, tout porte à croire que l’autre problème, celui du roman catholique, évoqué avec force ces temps-ci, est moins une question de matière que de capacité créatrice qui fait actuellement défaut dans ce domaine littéraire. Mais qu’est-ce qui objectivement viendrait s’opposer à l’idée que le grand roman catholique pourrait naître un jour ? Son apparition se distinguera des repères connus jusqu’ici aussi fondamentalement que Le Soulier de satin s’est distingué du drame antérieur. Personne ne peut dire quel il sera. Mais, avant Claudel, aurait-on pu le moins du monde imaginer comment le drame catholique allait trouver son accomplissement ? Et, après la parution de ses premiers drames, Tête d’Or et La Ville, qui aurait été capable de prévoir qu’allait advenir un Soulier de satin qui dépasse encore et largement L’Annonce faite à Marie ? L’esprit créateur nous surprendra toujours ; rien ne lui est impossible.
Eugen Gottlob Winkler
Présentation et traduction de Monique Dubar
Bibliographie
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