Une diffusion remarquable de son œuvre
Les Allemands ont été les premiers étrangers à traduire Claudel et c’est eux qui disposent de la traduction la plus complète de son œuvre. Aux premières traductions des pièces par Franz Blei et Jakob Hegner, souvent à de très courts intervalles de leur parution en France, se sont ajoutées celles du Cardinal Hans Urs von Balthasar (un magistral Soulier de Satin sous le titre Der seidene Schuh et les plus belles traductions des poëmes), avant qu’Edwin-Maria Landau ne songe à fédérer les bonnes volontés autour de son propre travail, pétri d’enthousiasme et d’honnêteté intellectuelle, et se fasse le maître d’œuvre d’une sorte d’équivalent allemand de nos volumes de la collection Pléiade.
Les milieux intellectuels allemands ont été assez vite touchés : pas moins que des personnalités telles que Stefan Zweig (qui lui achète le manuscrit de l’Otage) Bertolt Brecht (fasciné en dépit de ce qui l’oppose à l’homme Claudel par la puissance du dramaturge), Thomas Mann qui sera présent à la grande première à Hellerau tout comme en 1953 à la création de L’Histoire de Tobie et Sara, le poète Richard Dehmel ou le biologiste Hans André ; et il faut rappeler que le Cardinal Balthasar est un des plus grands théologiens du XXème siècle. De jeunes gens s’enthousiasment, tels Götz von Seckendorff et Bernhardt von der Marwitz qui entreprennent, sous la direction de Claudel en personne, de respectivement illustrer et traduire quelques unes des grandes hymnes de Corona Benignitatis anni Dei en…août 1914 ! – d’autres encore, dont certains s’en convertiront au catholicisme.
Les particularités de la recherche claudélienne allemande
Dans cette atmosphère porteuse, les universitaires allemands se sont penchés sur cette œuvre, forts des méthodes et des traditions de la philologie allemande. Ils se bornent avec prédilection à quelques recueils de poésie et pièces très précis, mais l’ensemble des études dessine une lecture sérieuse et approfondie, formant au total un étude quasi exhaustive des œuvres considérées. On insiste beaucoup, à juste titre mais de façon trop appuyée et systématique, presque caricaturale, sur ses attaches symbolistes. En revanche, certaines vues développées, justes et fécondes, sont originales par rapport à celles des universitaires français.
Ce sont en général des catholiques, surtout des universités rhénanes, qui suivent d’assez près les travaux des français et s’appuient sur eux. Il faut toutefois constater que si leurs activités ont connu une grande intensité autour et en prolongement des célébrations du centenaire auxquelles ils ont pris une très grande part, seules trois ou quatre thèses sont à signaler depuis.
Le point de vue des « béotiens »
Le théâtre de Claudel, lui surtout, a eu un immense retentissement auprès du public allemand (en traduction, mais aussi en Français : Lugné-Poe, Barrault et d’autre metteurs en scène français ont eu l’occasion de défendre devant lui l' »authentique et original Paul Claudel ») et des représentations sont souvent préparées ou prolongées par des conférences de très haute qualité – Edwin-Maria Landau en donne même à la radio. Cette vitalité ne s’épuise pas, mais c’est de plus en plus souvent les œuvres musicales écrites pour et avec Milhaud et Honegger qui sont données de façon privilégiée. Une » Deutsche Claudel-Gesellschaft » a existé dans les années 1960/70 dont les membres étaient loin d’être tous des universitaires ni même catholiques, et qui a entre autre organisé des voyages en France sur les pas du poète. Mais pour qui s’en tient aux préjugés difficilement déracinables, le souvenir des poèmes des deux guerres mal compris amène encore de nos jours à considérer le poète-diplomate comme une personnalité à l’intransigeance catholique trop poussée et surtout au chauvinisme outrancier.
Christelle Brun
Margret Andersen, Claudel et l’Allemagne, Cahier canadien Claudel 3, éditions de l’Université d’Ottawa, 1965 (sommaire).
Edwin M. Landau, « Claudel et l’Allemagne », Revue générale belge, juillet 1967.
Extrait : « Quelques réflexions sur l'Allemagne » Or, l'Allemagne occupe dans l'organisme de l'Europe non pas le rôle d'un membre, ni d'une tête, mais du viscère central, essentiel. D'une extrémité à l'autre du continent, du nord au sud, comme de l'est à l'ouest, elle est l'atelier intermédiaire. La Providence l'a dotée à cet effet, avec d'immenses réserves de combustibles, des ressources nécessaires. Elle lui a donné davantage encore: un incomparable réseau de voies navigables, naturelles et artificielles. Et surtout elle l'a constituée administratrice à son débouché par le Rhin, par l'Elbe et par l'Oder de la grande diagonale économique qui, à travers des pays qui comptent parmi les plus riches et les plus peuplés du monde rejoint la mer du Nord et la mer Noire. Régions admirablement complémentaires où l'industrie intense de la Saxe et de la Westphalie répond à la puissante production agricole de la plaine danubienne. Il est impossible de considérer la carte et de suivre de l'œil et du doigt ce long sillon qui va de Hambourg à Galatz sans y voir une intention de la nature. Une de ces intentions foncières, cosmiques, contre lesquelles les accidents de l'Histoire ne sauraient indéfiniment prévaloir. Les fleuves ne sont pas des frontières. Ce sont des engins de rassemblement entre les terres et entre les peuples. L'Allemagne, cette immense coulière, cette immense vallée, n'a pas été faite pour diviser les peuples, mais pour les rassembler. Elle n'a pas été faite pour servir de tête à l'Europe, mais pour lui servir d' âme ! en prenant ce mot non pas dans le sens spirituel, grand Dieu ! mais dans le sens mécanique : et si le mot d' âme ne vous convient pas, disons le boyau. (8 mars 1948)
Contacts et circonstances, Œuvres en Prose, Gallimard, La Pléiade, p. 1383.