Claudel a une forte conscience voire une foi européenne. L’on s’en aperçoit en lisant Le Soulier de satin. De nombreux textes non fictionnels en témoignent qui s’étalent des années 1930 aux années 1950. L’on citera « L’Europe », « Sur l’Allemagne » (Œuvres en prose), un poème, « À pied d’œuvre », « Cantate pour la paix » et il y en a bien d’autres. Son Europe est fière et forte de ses racines chrétiennes. Elle s’inscrit dans le monde de l’après-guerre.
Dans son Journal, Claudel a applaudi les accords de Munich, mais a déploré l’Anschluss, « finis Austriae ». Il n’a cessé de regretter la destruction de l’empire Habsbourg. Il pense qu’il faut construire « les États-Unis d’Europe » et que c’est là une entreprise économique et politique à la fois. Quelles frontières donner à l’Europe? Une Europe large, selon lui, a le mérite d’y rendre l’Allemagne minoritaire. La France doit se réconcilier avec l’Allemagne du moment qu’elle est dénazifiée. Elle offre un « bouclier » face à l’impérialisme soviétique. C’est pourquoi il applaudit les accords de Paris. La RFA représente, pour lui, la bonne Allemagne catholique et baroque. De Gaulle l’a compris, qui a signé le traité de 1963 avec le chancelier démocrate-chrétien Konrad Adenauer.
Les accords de Yalta l’ont indigné. Alors que, pour de nombreux intellectuels, l’effet Stalingrad a fait taire les réticences, Claudel s’affirme très sensible au péril soviétique. Le danger, pour lui, vient de l’Est. Dès le 15 mai 1945, il s’appuie sur un discours de Winston Churchill, le dirigeant occidental le plus méfiant à l’égard de l’URSS. « Les Puissances alliées n’ont pas fait un tel effort pour la libération des peuples opprimés pour voir réinstaller dans les régions libérées des « régimes totalitaires et policiers ». Et d’évoquer la Pologne. Une telle clairvoyance est exceptionnelle à cette date. Pour lui, le rideau de fer a séparé l’Europe en deux camps et celui de l’Ouest dépend de l’aide comme de la protection des États-Unis. En 1947-1948, le coup de Prague puis le blocus de Berlin rendent plausible l’hypothèse d’une troisième guerre mondiale déclenchée par l’URSS. La révolution chinoise et la guerre de Corée contribuent à consolider le choix pro-américain et atlantiste du dernier Claudel.
Après 1947, le pragmatique est sans états d’âme. C’est sur l’Europe qu’éclate le désaccord entre l’écrivain et de Gaulle. Le RPF a beau être anticommuniste, il n’est pas atlantiste et se méfie de toute supranationalité. Le général récuse la politique des blocs et refuse que la France, bien que située à l’Ouest, et que l’Europe libre soient inféodées aux États-Unis. Il multiplie les critiques contre les initiatives européennes prises ou acceptées par les gouvernements de la Quatrième République. En 1951, après les élections législatives que son parti a gagnées et perdues, Claudel lui fait part de son désaccord géopolitique. Il a voté pour le MRP, son choix est cohérent. Le parti français de la démocratie chrétienne est l’avocat de la construction européenne. Son chef, Robert Schuman vient en effet de proposer la création d’un pool européen du charbon et de l’acier qui est l’embryon du Marché commun.
Sa position, qui a le mérite de la cohérence, est rarissime dans l’intelligentsia française de l’après-guerre. L’Europe doit alors être neutre, si possible socialiste. S’il fallait établir un cousinage, ce serait sans doute avec Raymond Aron, qui devient le collaborateur régulier du Figaro à partir de 1947 et rejoint le RPF. L’analyse politique de Claudel consonne souvent avec celles du Grand Schisme.
Jeanyves Guérin
Université de Marne-la-Vallée
Prague, Cahiers Paul Claudel 9, Gallimard, 1971.
L'EUROPE
Contacts et circonstances, Œuvres en Prose, Gallimard, La Pléiade, pp. 1375, 1376