Approche poétique et critique

Non seulement Claudel a écrit un certain nombre de textes centrés sur la musique, mais celle-ci est encore très fréquemment convoquée dans son œuvre dramatique, poétique, critique ou exégétique.

Claudel a développé une réflexion de nature métaphysique sur la musique. On peut y voir l’influence de Platon et d’Aristote, passant également par le prisme de Saint Augustin ou de Boèce. Cette conception se renforce chez Claudel d’une perception de l’univers et de l’homme comme en perpétuelle vibration, ce qu’il a explicité dès son Art poétique. C’est ainsi qu’il a fait d’une citation de L’Ecclésiastique, « Non impedias musicam » – « N’empêchez pas la musique » – sa devise personnelle : l’homme doit trouver et tenir sa partie dans la symphonie que forme l’univers sous l’égide de son Dieu créateur.

Dans la postérité de la perspective mallarméenne consistant à reprendre son bien à la musique, Claudel tire parti de la musique pour définir son vers libre si caractéristique, calqué sur le souffle et la pulsation cardiaque, jouant des ressources rythmiques de la langue et de ses sonorités. La musique fait ainsi figure de vecteur métaphorique privilégié pour exprimer le projet poétique et dramatique de l’écrivain. « Je comprends l’harmonie du monde ; quand en surprendrai-je la mélodie ? » fait-il dire au promeneur de Connaissance de l’Est. Ce à quoi Rodrigue, dans Le Soulier de satin répondra : « Que j’aime ce million de choses qui existent ensemble ! Il n’y a pas d’âme si blessée en qui la vue de cet immense concert n’éveille une faible mélodie ! » Ce modèle musical s’affiche également dans le titre même de La Cantate à trois voix, œuvre à la lisière du poétique et du dramatique et intrinsèquement formée de différents « cantiques ». Le poète se veut donc le rival du musicien, ce qui ne l’empêche pas de fournir de nombreux textes poétiques qui deviendront mélodies, chœurs ou cantates, à Darius Milhaud, à Arthur Honegger ou à sa fille Louise Vetch.

On comprend dès lors que les articles critiques de Claudel sur la musique ont plus qu’une valeur anecdotique. Dépourvus de valeur proprement musicologique, faute des compétences techniques nécessaires, ils sont l’occasion, pour Claudel, de construire un dialogue de créateur à créateur, au-delà des différences de langage artistique. Les plus importants sont consacrés à Wagner : le brillant dialogue « Richard Wagner, Rêverie d’un poète français » (1927) permet de découvrir l’interprétation claudélienne de la vie et de l’œuvre du musicien germanique, tandis que Wagner reste la référence capitale par rapport à laquelle Claudel situe sa propre esthétique dramatique et musicale dans « Le drame et la musique » (1930). Plus tard viendra l’article polémique « Le Poison wagnérien » (1938). On compte également des articles sur Berlioz et Honegger notamment. Ces articles sont publiés dans les Œuvres en prose de la Bibliothèque de la Pléiade.

Pascal Lécroart

 

Bibliographie
– Timothée Picard, « « Comme le mi a besoin du do » : le modèle musical de Claudel », Bulletin de l’Association pour la Recherche Claudélienne, n°6, 2007, p. 3-56.
– Michel Plourde, Paul Claudel, une musique du silence, Université de Montréal, 1970.
– Joseph Samson, Paul Claudel, poète-musicien, Genève, Milieu du monde, 1947.

NON IMPEDIAS MUSICAM
C'est justement cet art d'écouter dont vous pardonnerez à un poète de venir vous parler aujourd'hui, prenant pour texte cet admirable verset de l'Ecclésiastique, qu'il lui est arrivé bien souvent de citer, et qui à lui seul contient tout un traité de morale et d'ascétique : Non impedias musicam. N'empêchez pas la musique. Quelle musique ? Celle d'abord de ce concert qu'est la vie humaine, où nous n'avons pas le choix d'occuper notre place, petite ou grande. Nous ne sommes pas des cigales qui crient à tue-tête, accrochées à l'écorce d'un pin pendant la longueur d'un jour d'été. Nous avons à faire attention à ce qui se passe autour de nous, et une bonne part de notre destinée dépend de la finesse de notre ouïe, de la qualité de notre intelligence et de la virtuosité de nos réflexes. Pour pousser jusqu'au bout la métaphore, je dirai qu'il y a dans toute musique humaine trois choses à considérer : la première est la partition, qui est pour nous comme le livre de la destinée, et que nous avons à déchiffrer à vue d'œil et page à page ; la seconde est le bâton du chef d'orchestre, qui nous indique la mesure et le sentiment, et que je ne puis mieux comparer qu'à ces grandes lois morales qui, au-dessus des initiatives particulières, font prévaloir l'idée générale et le rythme commun ; la troisième enfin est l'attention à ce que font non seulement nos voisins de pupitre immédiats, mais le contrebassiste, mais le cymbaliste lointain, qui, nous le savons, depuis soixante-dix mesures ne pense pas à autre chose que cet événement dans le morceau que va être le heurt de ses deux lames de cuivre. Nous n'apprenons que trop à nos dépens que toute fausse note, que toute fantaisie criarde est immédiatement punie, punie d'abord par notre souffrance et humiliation personnelle, punie en outre par le désarroi que nous propageons autour de nous dans la compagnie orchestrale, et qui va justifier une amende. (…)
Les Aventures de Sophie. Œuvres Complètes XIX. Gallimard, p. 169 - D.R.