Paul Claudel s’initie très jeune à la sculpture au contact de sa sœur Camille, de quatre ans son aînée. L’artiste lui offre une vue concrète sur son art né du « besoin de toucher » et acquis par des exercices patients, par des observations anatomiques poussées, par l’apprentissage auprès des Maîtres (Alfred Boucher, Paul Dubois, Rodin). Sculpter est une « vocation ingrate » qui engage l’esprit (inspiration, intelligence et imagination) et le corps (force et adresse physique). A Villeneuve, Nogent, Wassy, Claudel aide sa sœur dans les tâches matérielles. Il lui servira à trois reprises de modèle [Bustes de : Paul Claudel enfant, 1881 / Jeune Romain, 1884 / Claudel à 37 ans, 1905]. Plus tard à Paris, il assiste au travail de Rodin dans son atelier. Le poète sait comment la sculpture se pratique, il connaît ses exigences, il admire le défi démiurgique qu’elle lance à la vie. « Il y a autre chose à faire d’une belle œuvre que de la copier, c’est de rivaliser avec elle. Ce n’est pas ses résultats qu’elle nous enseigne, ce sont ses moyens. » (Le Soulier de satin).
Dans sa charge de 1905 (restée longtemps inédite) contre « Rodin ou l’homme de génie » Claudel lui reconnaît malgré tout ce talent: « Ce fils de la terre se révéla un exploiteur admirable de son lopin. Il se retrancha sur son pain de glaise et y peina plus âprement que ne fit jamais Caïn, le premier agriculteur. Il eut cette force qui n’appartient qu’aux grands réalistes de prendre l’exacte mesure, infiniment humble, de ses contemporains. » En 1929, il prononce son éloge à l’occasion de l’inauguration d’un « Musée Rodin » à Philadelphie. Plus largement, dans son essai « Le goût du fade » (1934), il rend hommage à ces grands sculpteurs de la fin du XIXe siècle dont la mise à l’écart, par l’église, témoigne du divorce entre l’art et le sacré. « Comment expliquer que dans un siècle qui a compté tant de grands artistes, un Rude, un Carpeaux, un Rodin, un Bourdelle, un Maillol, un Despiau, ce ne sont jamais à eux à qui s’adresse l’autorité ecclésiastique ? »
Regard d’un frère sur l’œuvre d’une soeur
En 1893, Camille envoie à son frère une longue lettre où elle exprime ses projets, croquis à l’appui : « Qu’en dis -tu ? … C’est à toi seulement que je confie ces trouvailles, ne les montre pas ! » En déclarant son ambition de ne plus faire du Rodin, Camille pointe l’enjeu capital de sa vie d’artiste.
Cet enjeu, Paul Claudel l’a compris et soutenu dans les deux écrits majeurs qu’il consacre à l’œuvre de sa sœur : « Camille Claudel statuaire » et « Ma sœur Camille ». Le premier paraît en août 1905 dans la revue l’Occident, dans le but d’attirer l’attention sur une artiste aux abois. Quelques mois plus tard, a lieu la première rétrospective de l’œuvre de l’artiste, chez son éditeur Eugène Blot. L’essai sera repris en juillet 1913, après l’internement de Camille en mars, dans un numéro d’hommage de L’Art décoratif. Le second texte paraît en 1951 dans le catalogue de la première rétrospective posthume de l’œuvre de l’artiste, organisée à l’initiative de son frère au musée Rodin. Tous deux affirment l’autonomie de l’art de Camille Claudel, et même (non sans partialité) sa supériorité sur l’art de Rodin. Mais comme leur ton est différent ! En 1905 « Camille Claudel statuaire » inscrit les œuvres de l’artiste dans une trajectoire historique marquée par un déclin qui aboutit à l’art pompier du 19e siècle. Camille Claudel le relève à un moment où : « […] la sculpture comme les autres arts se retire dans cette chambre intérieure où le poète abrite ses rêves interdits. » Elle est « le premier ouvrier de cette sculpture intérieure ». En 1951, dans « Ma sœur Camille » la vie affleure, les secrets sont levés, l’émotion éclate, l’hommage prend acte, dans la douleur, d’une folie que la mort de l’internée, en novembre 1943, a transformée en destin.
A la supériorité esthétique, objectivement argumentée, de « Camille Claudel statuaire », fait écho l’échec personnel de « Ma sœur Camille », échec que son « petit Paul » interroge, explique et pleure. C’est dans les années 1940, dans le double contexte de la disparition de sa sœur et de la défaite de son pays, que le poète ému a pris la mesure d’un désastre scandé – de l’amour, à l’ivresse, à la solitude, à la folie – par ces six œuvres capitales : L’Abandon, La Valse, La Vague, l’Âge mûr, La cheminée, Persée. « L’œuvre de ma sœur, ce qui lui donne son intérêt unique, c’est que toute entière elle est l’histoire de sa vie. » En 1951, le poète développe son intuition d’alors en une analyse nouvelle de quelques œuvres déjà abordées en 1905 sous un angle non autobiographique. Ainsi cette Implorante de L’Âge mûr : « Cette jeune fille nue, c’est ma sœur ! Ma sœur Camille. Implorante, humiliée, à genoux et nue ! Tout est fini ! […] Et savez-vous ce qui s’arrache à elle, en ce moment même, sous vos yeux, c’est son âme ! C’est tout à la fois l’âme, le génie, la raison, la beauté, la vie, le nom lui-même. »
Dans ses Mémoires improvisés (1951), l’écrivain résume ainsi la vie de sa sœur : « Ma sœur Camille avait une beauté extraordinaire, de plus une énergie, une imagination, une volonté tout à fait exceptionnelles. Et tous ces dons superbes n’ont servi à rien : après une vie extrêmement douloureuse, elle a abouti à un échec complet. C’est justement une vocation un peu différente de la mienne : moi j’ai abouti à un résultat, elle n’a abouti à rien. » L’équilibre de leurs destins contraires est un sujet douloureux de méditation pour Paul Claudel, et aussi de remords. Dans sa Conversation sur Jean Racine (1954) le poète interroge une dernière fois le destin tragique de sa sœur au travers du mythe d’Apollon, le dieu qui inspire et brise ceux qu’il inspire, telle la prophétesse Cassandre, sa « victime et complice » qui accuse le dieu de la porte : « Mon Apollon de mort ! Apolesas ! tu m’as perdue ! » (Eschyle).
Marie-Victoire Nantet
Bibliographie
Paul Claudel
– « Camille Claudel statuaire », Œuvres en prose, Gallimard, Pléiade p. 272.
– « Ma sœur Camille », ibid. p. 276.
– « Rodin ou l’homme de génie », ibid. p. 285.
– « La Séquestrée », in Seigneur apprenez-nous à prier, in Le Poëte et la Bible I, Gallimard, p. 954.
– « Assise et qui regarde le feu », Le Poëte et la Bible I, op. cit., p. 1310.
– Conversation sur Jean Racine, Œuvres en prose, op. cit., p. 448.
– Mémoires improvisés recueillis par Jean Amrouche (1954), Les Cahiers de la NRF, 2001.
Camille Claudel :
– Correspondance, édition d’Anne Rivière et Bruno Gaudichon, Gallimard, 2003.
Sur le regard porté par Paul Claudel sur sa sœur
– Bernard Howells : « Le bouclier-en-miroir de Persée. Postface, sur la trace de Camille Claudel dans l’œuvre de son frère » in Reine-Marie Paris, Camille Claudel, Gallimard, 1984.
– Marie-Victoire Nantet : « L’œuvre de Camille Claudel envisagée comme un aveu », la NRF n°561, avril 2002.
– Marie-Victoire Nantet : « Présence de Camille Claudel dans le théâtre de Paul Claudel, étude critique d’une hypothèse » Bulletin de l’Association pour la Recherche claudélienne, n°8, année 2009.
– Camille et Paul Claudel 1885-1905 : deux artistes à l’œuvre, (Nantet M-V dir.), catalogue d’exposition, AMRA, Maison Ravier, 2012.
– Camille et Paul Claudel Le rêve et la vie, catalogue d’exposition, Musée Camille Claudel, Nogent-sur-Seine, éditions Lienart, 2018.
– Marie-Victoire Nantet: Camille et Paul Claudel Lignes de partage, Gallimard, collection Blanche, 2020.
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" CAMILLE CLAUDEL STATUAIRE "
texte de Paul Claudel
extrait de Positions et propositions I. Œuvre en Prose - Gallimard, Pléiade, p. 274 - D.R.
"Camille Claudel est le premier ouvrier de cette sculpture intérieure.
Toute chambre est comme un vaste secret où le jour qu'elle admet par son côté subit une occulte décantation. Le rayon même et le jeu du soleil n'y pénètrent qu'obliquement, peu d'heures, si encore le ciel voilé de notre climat le permet. Elle ne prend du jour qu'une lumière soutirée ; elle se remplit d'air clair entre ses parois tapissées, ainsi qu'un verre est plein d'eau. Toutes les heures, tous les accidents du ciel se décèlent par une atteinte exquise à la substance de cette atmosphère intérieure et habitée. Alvéole modelé comme par l'emploi de notre propre corps. Les mille objets qui la garnissent, meubles, suspensions, miroirs, s'approprient la clarté ambiante et, du jeu contrasté de leurs ombres et de leurs reflets, sensibles aux détentes les plus fines de l'heure enfermée qui chante, en décomposent le concert. Chacun d'eux n'ayant de valeur que par l'usage que nous en faisons devient de nous-mêmes une expression persistante : de là le caractère pathétique que prennent dans cette pièce, où la personne chère n'est plus, cette lueur de la glace, ce chapeau sur le piano ouvert, ce bouquet de fleurs et de feuilles dans le mystère du soir orange.
Des critiques irréfléchis ont souvent comparé l'art de Camille Claudel à celui d'un autre dont je tais le nom . En fait, on ne saurait imaginer opposition plus complète et plus flagrante. L'art de ce sculpteur est le plus lourd et le plus matériel qui soit. Certaines mêmes de ses figures ne peuvent réussir à se dégager du pain de glaise où elles sont empêtrées. Quand elles ne rampent pas, accolant la boue avec une espèce de fureur érotique, on dirait que chacune étreignant un autre corps essaie de refaire le bloc primitif. De toutes parts, impénétrable et compact, le groupe renvoie la lumière comme une borne.
L'art de Camille Claudel, dès le principe, éclate par les caractères qui lui sont propres. On voit se donner magnifiquement carrière l'imagination la plus forte et la plus naïve, celle qui est proprement le don d'inventer. Son génie est celui des choses qu'elle est chargée de représenter. L'objet sculptural, pour elle, est ce qui est devenu susceptible d'être détaché, cela qui peut être cueilli, actuellement possédé entre des mains intelligentes. Toutes les choses dont l'ensemble sans discontinuité constitue le spectacle offert à nos regards sont animées de mouvements divers dont la composition à certains moments solennels de la durée, en une sorte d'éjaculation lyrique, invente une façon de figure commune, un être précaire et multiple. C'est cet être nouveau et composé, cette clef d'un assemblage de mouvements que nous appelons le motif . Ainsi, comme un soupir qui s'achève en un cri, la joie en juin du pré, n'importe comment, éclate en une fleur enthousiaste ! Un arbre qu'on abat, l'insurgé sur sa barricade, un cheval emporté qu'on maîtrise, l'assassin qui lève une bêche sur sa femme, autant de nœuds et de réductions, autant de clefs, soudain intelligibles, d'une multitude de mouvements et de comparaisons, derrière et alentour, dans le monde et dans notre esprit. Ce sont ces trouvailles qui jaillissent, ainsi que du fond même de la nature, d'un cœur de poète : on les voit surgir de franc jet dans l'œuvre de Camille Claudel avec une espèce d'allégresse ingénue, formant, dans tous les sens de ces adjectifs, l'art du monde le plus " animé " et le plus " spirituel ". (…)
Paul Claudel
Positions et propositions I. Œuvre en Prose.
Gallimard, Pléiade, p. 274 - D.R.
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