Autour de Tête d’Or

 

Lettre de Maeterlinck publiée dans la Revue des Jeunes, 25 avril 1926, par F. Lefèvre. L’original se trouve dans les archives de Paul Claudel.

Gand, 21 décembre 1890

Vous êtes entré dans ma maison comme une horrible tempête ! J’ai parcouru bien des littératures, mais je ne me souviens pas d’avoir lu livre plus extraordinaire et plus déroutant que le vôtre. Je crois avoir Léviathan dans ma chambre ! Êtes-vous le comte de Lautréamont ressuscité ? et Tête d’Or est-elle la tragédie de Maldoror ? Il faudra me pardonner cette lettre. Vous m’avez donné tant de coups de marteau sur la tête ! et je suis encore tout abasourdi comme un plongeur attaqué par un requin et je rends vos merveilleuses images par les oreilles, par la bouche et par le nez ! Il y a des moments où je vous vois au fond d’un cabanon matelassé, et puis vous faites un petit mouvement, vous dites un petit mot suivi d’un tel torrent de petits mots miraculeux que vous m’apparaissez subitement comme le plus grand poète de la terre ! Que faut-il croire et à quoi faut-il s’en tenir ? Je ne me possède pas encore. Il y a d’énormes poncifs, puis des passages qu’on dirait traduits d’Eschyle par Leconte de Lisle, puis de nouveau la zone immense des miracles ! Des routes qu’un joaillier fou a pavées de pierreries et qui mènent à l’échafaud ou sur la cime unique de l’âme…

Je voudrais vous parler froidement, mais je suis trop troublé et je tremble comme devant une apparition. Et c’est vrai ce que je viens de dire ! Je pense que presque tous vous prendront pour un fou, simplement. Pour moi, je ne suis ni assez grand ni assez fort pour croire tout à fait, mais je commence à croire que c’est le génie sous la forme la plus irrécusable qu’il ait jamais revêtue. Je veux attendre quelques jours encore jusqu’à ce que je sois un peu plus calme, car je n’y vois littéralement plus…

Maurice MAETERLINCK

L’enthousiasme était sincère, puisque cette lettre à Mockel est écrite le même jour :

21 décembre 1890

Je viens de recevoir de Paris un volume tout à fait inouï : Tête d’Or , par Paul Claudel. Connaissez-vous cela ? Sinon il faut le connaître et je vous le communiquerai si vous voulez. Je n’ai jamais lu de livre plus déconcertant, c’est à croire que le comte de Lautréamont est ressuscité et que voici la tragédie de Maldoror. Je crois avoir Léviathan dans ma chambre. C’est l’œuvre d’un fou furieux ou du plus prodigieux génie qui ait jamais existé : je me tâte encore, j’en ai reçu tant de coups de marteau sur la tête que je ne m’y retrouve plus…

 

En janvier, Mockel reçoit aussi le volume et écrit à Claudel une longue lettre :

J’avais lu déjà votre extraordinaire et hantant livre. […] C’est Maurice Maeterlinck qui m’avait prêté, voici un mois, votre livre. Je le vis ensuite, Maeterlinck, à Bruxelles, et je lui demandai de faire à La Wallonie la critique de Tête d’Or. […] Mais revenons à cet extraordinaire empire où vous avez remué vos foules. Mes premières phrases vous ont peut-être fait supposer que j’admire votre œuvre d’un bout à l’autre. Ce n’est pas tout à fait exact, je vous ai en trop haute estime, Tête d’Or m’a trop bouleversé pour que je ne vous dise pas ma pensée avec franchise. Vous n’êtes pas de ceux que peuvent satisfaire les éloges lancés au gré du vent qui passe.

Suivent quelques critiques :

Ce qui m’a froissé d’abord, c’est l’imitation des formes eschyléennes, … celle du drame shakespearien. De plus, je suis très souvent arrêté par des phrases que je ne comprends pas… Et je n’ai pas saisi la disposition typographique.

Puis un bel éloge de Tête d’Or qui est l’essentiel de cette lettre  :

De la grandeur, c’est vraiment ce qui domine Tête d’Or .

Mockel ne cherche pas à interpréter le drame :

Je ne puis assez m’émerveiller de votre conception de l’homme qui commande ; vous avez étonnamment illuminé une figure de chef…

 

Réponse de Claudel à Mockel , seule lettre connue de Claudel sur Tête d’Or , contemporaine de l’œuvre.

Paris, 35, boulevard de Port-Royal.

Cher Monsieur,

Je suis vraiment touché de la lettre si noble et si sincère que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire ; toutes vos observations m’ont paru justes et ingénieuses, quelques-unes même sont nouvelles pour moi et m’ont vivement frappé. Je m’en vais vous répondre, comme vous m’avez écrit, sérieusement, m’efforçant de vous satisfaire sur les points qui vous paraissent demander éclaircissement.

L’idée de ce livre est : dans la privation du bonheur, le désir seul subsiste. Situation tragique ! J’éprouve un immense besoin de bonheur et je ne trouve pas à le satisfaire parmi les choses visibles. Est – ce refus ou manque ? Mystère qui demande à être exploré avec la torche et l’épée. Là est l’unité de l’ouvrage ; la première partie est la conception du désir, la seconde, le bond ; la troisième, la consécration.

Cébès est l’homme ancien par rapport à l’homme nouveau, et aussi la faiblesse pitoyable, placée hors du secours de son frère, qui ne sachant rien non plus ne peut que lui donner du sang et des larmes. La Princesse , outre son rang scénique, représente toutes les idées de douceur et de suavité : l’âme, la femme, la Sagesse, la Piété. L’Empereur est l’homme soumis à l’habitude du passé.

Voici ce que je puis dire de la forme que j’ai adoptée. Rien ne m’a paru plus beau que la parole humaine ; c’est pourquoi je l’ai étalée sur le papier, rendant visibles les deux souffles, celui de la poitrine et celui de l’inspiration. J’appelle VERS l’haleine intelligible ; le membre logique, l’unité sonore constituée par l’ïambe ou rapport abstrait du grave et de l’aigu.

Le vers sert à représenter le rapport inexplicable de l’instant muet et du mot proféré. J’ai adopté une disposition typographique spéciale pour éviter que le vers n’ait l’air de finir dans le vague, mais il heurte un obstacle, revient en arrière et s’achève. Les impressions d’Eschyle et de Shakespeare proviennent sans doute d’une communion d’esprit avec le premier et d’une longue et minutieuse étude que j’ai faite du second. Le livre lui-même, si vous voulez bien y revenir, vous donnera maintenant tous les renseignements complémentaires.

J’espère n’éprouver aucun désir de gloire littéraire. Je me tiens assuré que la religion traditionnelle est vraie de tous points. Mon seul effort sera de réveiller l’humanité de sa morne indifférence. La joie absolue existe, et les choses visibles sont ses messagers ravissants, dont il ne faut pas user grossièrement, comme les habitants de Sodome demandaient à se servir des anges.

Votre si aimable invitation de collaborer à La Wallonie me séduit infiniment. En effet, je pourrais vous envoyer la fin d’un drame que j’ai écrit il y a deux ans et qui n’a pas été publié, n’étant pas publiable du reste*. Mais je n’ai pas d’ici longtemps le loisir de recopier, de faire les retouches nécessaires. Puis le morceau est peut-être un peu long. Nous reparlerons de cela, par exemple quand j’aurai le plaisir de vous voir.

Serrez bien fortement la main de notre ami Maeterlinck et dites-lui combien je désire qu’il me donne la sienne. Pour vous, je vous dis au revoir. Aimez la divine poésie.

P. CLAUDEL

* Il s’agit évidemment du Fragment d’un drame qui paraîtra en 1892.

 

Lettres d’Henri de Régnier à Claudel.

Paris , 1 er janvier 1891

Monsieur,

Excusez-moi d’avoir mis aussi longtemps à vous remercier que vous ayez bien voulu m’envoyer un exemplaire de votre drame.

Il m’a intéressé extrêmement et certes autant qu’aucune œuvre contemporaine et je m’y suis vraiment passionné, mais vous êtes quelqu’un d’assez original pour admettre que le goût que j’ai pour votre œuvre se tempère de certaines restrictions.

J’espère quand j’aurai le plaisir de vous rencontrer pouvoir vous interroger sur certains détails d’exécution dont le sens réel ne m’est point assez clairement apparu à mon gré.

Je crois que vous êtes appelé à amener de hautes perturbations dans le théâtre contemporain et la tentative que vous avez faite est d’un intérêt très grand.
Veuillez croire, Monsieur, à toute ma sympathie et à de très spéciaux sentiments d’estime littéraire.

Henri de RÉGNIER

 
Dimanche , 10 juin.

Cher Monsieur,

Je suis très heureux de tenir de vous ce livre que j’aime et qui est un beau livre, un livre unique par la vertu d’une façon d’écrire et de penser si particulière, si propre à vous, que je ne saurais assez en admirer l’invention et la perfection. Je remettrai l’autre exemplaire à M. de Heredia, quant au mien, il m’est précieux car je sais que ces pages sont de celles qui restent familières et auxquelles on revient, pour en renouveler l’émoi, avec un âpre délice.

Merci encore, cher Monsieur, et croyez-moi cordialement vôtre.

Henri de RÉGNIER

 

Lettres de Marcel Schwob à Paul Claudel. Lettres inédites, datant vraisemblablement de la fin 1891 ou de janvier 1892.

Paris, 2, rue de l’Université.

Mardi.

Mon cher camarade,

Je pense que tu ne m’en voudras pas de cette singulière lettre, mais je viens de lire Tête d’Or que j’ignorais absolument et je tiens à te dire la très haute admiration que j’ai pour ce drame. Je ne crois pas avoir lu rien de plus beau dans ces dernières années.

Je pense que Maeterlinck pense comme moi—mais mon jugement est tout à fait indépendant du sien et je ne pense pas que nous admirions Tête d’or pour les mêmes raisons.

Je serais très heureux de me rencontrer avec toi, un de ces jours, pour causer de Tête d’Or . Veux-tu m’indiquer un rendez-vous ?

À toi de cœur.

Marcel SCHWOB

 

Paris, 2, rue de l’Université.

Mercredi.

Mon cher Claudel,

Plus je relis ton livre, plus j’en suis enthousiasmé. Tout d’abord comme toutes les belles choses que j’apprends à connaître, il m’a produit un effet de répulsion. Je sentais quelque chose d’extraordinairement fort, et tout à fait extérieur à moi. Voici que maintenant il me saisit tout à fait. Comment est-il possible qu’on ait parlé de Maeterlinck et qu’on n’ait rien dit de Tête d’Or  ?

Je comprends très bien ce que tu me recommandes : l’idée ne me serait même pas venue de parler à d’Apchier d’un livre pareil. Il est infiniment éloigné de pouvoir le comprendre autrement que d’une manière ridicule. Mais une chose : as-tu envoyé Tête d’Or à Mirbeau ? Est-ce que cela t’ennuierait si je lui écrivais pour lui en parler ? Je suis sûr qu’il ne le connaît pas —et autant que j’en juge, il en sera transporté. Je ne lui dirai pas ton nom.
Es-tu libre vendredi ou samedi, ou dimanche matin ? Je viendrais te voir chez toi. Sinon je serai ici mardi à partir de 3 heures1/2 jusqu’à 5 heures.

À toi bien sincèrement avec toute mon admiration.

Marcel SCHWOB

Veux-tu me réserver un exemplaire, celui que j’ai appartient à André Gide, l’auteur des Cahiers d’André Walter , qui me l’a prêté.

 

 

Lettre d’Octave Mirbeau, probablement adressée à Schwob, conservée par Paul Claudel. Inédite.

Les Damps, par Pont-de-l’Arche (Eure)

6 mars 1892

Cher Monsieur et ami,

Je vous renvoie précieusement Tête d’Or , j’ai lu trois fois ce drame heurté, violent, incohérent et génial ; je l’aime infiniment et l’admire avec passion. Les critiques ? Parbleu, je sais celles qu’on peut y faire. Elles ne m’arrêtent pas un seul instant. Elles disparaissent emportées par l’énorme souffle qui anime l’œuvre tumultueuse et belle, Tête d’Or .

C’est la bataille sans merci pour la justice de l’avenir, c’est la destruction farouche des vieilles sociétés de mensonges et c’est, à la fin, l’aube nouvelle apparue par-delà les ruines et le sang dans le rayonnement du sacrifice volontaire et de l’amour.

Ce symbole me touche davantage que l’éternel Christ promené par les symbolistes à travers les ténèbres de leurs conceptions sadiques, un Christ de bordel.

La dernière partie de Tête d’Or est, comme vous le dites, tout à fait admirable, mais il y a dans les deux autres d’admirables choses et qui sont tout simplement du génie. Le mot n’est pas trop fort, n’est-ce pas ?

Le baptême de Cébès dans les champs mornes, la transformation de Simon Agnel, la mort de Cébès, la scène prodigieuse et si frissonnante où Tête d’Or s’empare du pouvoir et lance à la foule le cadavre de l’Empereur, le « votre néant » et mille détails puissants et charmants—car il y a du charme aussi dans cette barbarie—, la figure de la princesse semblable à une fleur de soleil dont je vous parlerai, tout cela m’a pris tout entier et secoué dans les entrailles.

Au cours de ce drame, il y a, partout, à chaque page, des visions extraordinaires, des surnaturalisations vraies, des analogies effarantes qui font de cela quelque chose de tout à fait exceptionnel dans la littérature.

C’est là plus qu’une œuvre d’art.

J’entends là clairement l’appel farouche du prophète clamant à travers le monde opprimé, énervé, servilisé, l’annonciation des temps nouveaux. Est-ce que je me trompe ?

Je vous serai toujours reconnaissant, cher monsieur et ami, de m’avoir fait connaître cette beauté.

Votre lettre est trop charmante. Je sais ce que je suis et je me suis habitué à cette idée que je ne ferai jamais une belle œuvre. J’ai souffert de cela beaucoup, mais la nature a été pour moi une précieuse et admirable amie : elle m’a guéri de mes rêves d’orgueil. Et je me trouve encore enviable, puisque je puis goûter les belles choses, aimer Shakespeare, Ibsen, Tête d’Or , la Princesse Maleine et vous aimer aussi vous qui avez un art si noble, une intelligence si vibrante et qui avez connu ce que c’est que la joie pure du chef-d’œuvre.

Il faudra que cet été vous veniez passer quelques temps chez moi, vous me le promettez, n’est-ce pas ?

Je vous serre bien affectueusement la main.

Octave MIRBEAU

 

Lettre inédite d’un inconnu.

22 février 1892

Je viens, mon cher camarade, de lire en quelques heures un livre que m’a prêté mon ami Schwob. C’est quelque chose d’absolument extraordinaire et beau. Cela a titre Tête d’Or . Veux-tu que je te remercie du grand plaisir intellectuel éprouvé à la lecture de ce bouquin ?[…]

On a dû certes te dire toutes ces choses et mieux depuis déjà beau temps. Aussi n’insisté-je pas trop. Au reste, écrire une œuvre telle que Tête d’Or porte en soi sa récompense, supérieure aux témoignages d’autrui, même les plus cordiaux et les plus sincères à la fois. Les tardifs comme les miens n’ont plus guère de valeur, il semble, que quand ils peuvent se réclamer d’anciens souvenirs et de vieille camaraderie longtemps interrompue— fâcheusement…

 

 

Lettre de Charles-Henry Hirsch à Paul Claudel. Inédite.

29 janvier 1892

Monsieur,

Sur le conseil de votre éditeur, je m’adresse directement à vous pour avoir un exemplaire de Tête d’Or .

Monsieur Schwob, de l’Echo de Paris , m’a fait de votre œuvre un si grand et si sérieux éloge, en me disant qu’une étude dont elle serait l’objet pourrait offrir de l’intérêt, beaucoup d’intérêt, que je me propose d’en faire un examen sérieux et loyal dans La Bataille artistique où je viens de publier d’ailleurs un travail de ce genre sur Maeterlinck. Puis-je compter sur vous, Monsieur ?

En outre, si c’est oui, veuillez me fixer sur ce point de délicatesse : Tête d’Or étant anonyme, me permettrez-vous d’écrire votre nom dans l’article en question ?

Recevez, Monsieur, l’assurance de ma parfaite considération et de mes sentiments les meilleurs de confraternité.

Charles-Henry HIRSCH

 

Lettres de Mauclair. Inédites

[Janvier 1892.]

Cher Monsieur,

Il sera fait comme vous le désirez. Veuillez terminer votre manuscrit et l’envoyer à M. Georges Bonnamour, 17, rue Bleue, qui le publiera dans le numéro de février de la Revue indépendante. Je l’ai prévenu, il attend impatiemment votre œuvre : de la sorte, vous aurez tout le temps nécessaire (jusqu’au 10 février environ) et la Revue ne sera point retardée*.

Je suis malheureusement trop malade en ce moment pour aller moi-même vous dire que j’ai lu, grâce à l’obligeance de Schwob, Tête d’Or , et quelle admiration profonde j’en ai conçue pour son auteur. J’écrirai cela quelque jour tout à mon aise. Qu’au moins vous sachiez quel enthousiasme m’a fait lire ce drame extraordinaire à mes amis de la Revue , et quelle sympathie vous attend parmi nous : quelque chose de plus vous attendrait chez moi si nous pouvions nous rencontrer plus souvent dans la vie et si mon amitié ne vous semblait point indiscrète.

À vous très cordialement.

Camille MAUCLAIR

* Il s’agit du Fragment d’un drame qui ne paraîtra que dans le numéro de mai, sans nom d’auteur.

 

 

Revue indépendante,

12 rue des Pyramides, Paris.

[Février 1892.]

Cher Monsieur,

Je suis surpris d’apprendre que vous n’avez point envoyé encore à la Revue indépendante le fragment de drame que vous nous aviez promis. Mes amis me chargent de vous répéter qu’ils attendent avec impatience et que vous serez le bienvenu parmi eux.

À ce sujet, M. Charles-Henry Hirsch qui est, je crois, votre ami, a apporté pour le prochain numéro une note sur Tête d’Or . Nous eussions voulu qu’elle passât en même temps que le nouveau drame. Mais il est trop tard. Nous avons été aussi un peu chagrinés de cela et voici pourquoi. Votre livre étant pour ainsi dire inconnu, de par votre volonté, nous aurions préféré qu’au moment où il vous conviendrait de vous révéler avec une œuvre aussi belle, ce fût d’une façon foudroyante et sans préparation. Mais pourquoi cette note bibliographique isolée sur un ouvrage paru depuis déjà un an ? Pour ma part, j’y mets peut-être un peu de partialité : car depuis que j’ai lu Tête d’Or , j’en ai beaucoup parlé à des amis un peu influents et j’avais tout prêt un long article sur cette œuvre qui me passionne au plus haut degré. Ayant appris votre intention de garder l’anonymat et le silence jusqu’au moment vous semblant convenable, j’ai cru devoir dire à mes amis de ne faire encore nul article et réserver le mien. Cette note de M. Hirsch va paralyser cela. Ou il dira de votre œuvre ce qu’elle mérite et cela soulèvera une curiosité insuffisante pour sa réussite—une note bibliographique ne valant pas plusieurs études—, ou il esquissera des notules vagues qui n’attireront nulle attention. Voilà pourquoi je regrette que M. Hirsch parle trop tôt ; car si j’avais pu prévoir cela, j’aurais publié mon article et mes amis eussent parlé de concert. Mais cela se refera.

J’aurais un vif intérêt à causer avec vous. Votre oeuvre me passionne infiniment. Dès que j’aurai expédié des affaires qu’une maladie récente a accumulées, je tâcherai de vous voir, si toutefois vous y consentez. Pour l’instant, songez à nous donner votre œuvre pour le mois prochain. J’y développerai justement des théories dramatiques nouvelles, le numéro pourrait être consacré au théâtre, de la sorte, ce serait très bien.

Je vous serre cordialement les mains.

Camille MAUCLAIR

 

Article de Hirsch (dernière partie). La Revue indépendante , février 1892.

Ce texte semble être le seul qui ait paru sur Tête d’Or à cette époque.

Nous avons cru nécessaire d’exposer dans ses grandes lignes, Tête d’Or , une œuvre anonyme trois fois curieuse : par la forme générale, par la lettre et par l’esprit.

C’est un grand drame tramé sur le canevas de l’antique, sans désir d’en fixer le lieu et le temps, sans le moindre souci de choquer la vraisemblance, écrit au libre cours d’une inspiration tumultueuse. Trois personnages sont en scène autour desquels s’agitent, en foule, des comparses impulsant à l’œuvre entière un mouvement tourbillonnant, grandiose parce qu’il donne l’impression de vie.

L’auteur a écrit en prose, observant la cadence d’un rythme ( sic ) si divers (écrasant par la lourdeur des périodes très longues, ou haletant, oppressé, saccadé par leur rapidité), qu’il est peu facile à observer. Si nous avons bien compris la raison des incessants alinéas, qui hachent menu le dialogue, d’un bout à l’autre de l’ouvrage—en l’attribuant au désir de l’écrivain de cadencer son style, et d’en nettement définir le rythme par une forme typographique ?— nous avouons n’avoir pas saisi le motif qui lui fait couper en deux, au milieu d’une syllabe, un mot, et le porter ainsi tronqué d’une période sur l’autre, par enjambement. Sa minutie est telle que ce mot, parfois, se trouve séparé en deux parties dont aucune n’est possiblement émise. Par exemple, on rencontre dans Tête d’Or la scission du monosyllabe « vous » en V- ous. Pourquoi cette fantaisie ?

Il ne peut-être ici question de rythme et d’ assonance : v n’ayant de son qu’en sa fusion avec le reste du mot, et n’étant pas un son à moins de dénaturer la nature phonétique du vocable ; alors quelle raison donner ?

Ce sont là de petites, très petites réserves, car par son esprit Tête d’Or est une œuvre belle et forte, grandement.

À côté de pages (d’ailleurs peu nombreuses) dont l’incohérence, ou plutôt la trop excessive recherche, déroute le plus attentif lecteur, on y rencontre des périodes hautement pensées et de magnifiques oraisons.

Simon Agnel est l’apôtre qui, ayant à jamais enterré un passé de joies et de tristesses, puise en sa propre volonté la force de mener à la conquête de la justice, le monde. C’est un conquérant violent, sanguinaire comme Mahomet, qui prêche le bien comme Jésus et n’a d’autre croyance qu’en lui-même. Il a souffert l’injustice des hommes ; leur vilenie, leurs lâchetés de chiens battus, gonflent d’un immense mépris et d’une colère infinie son cœur. Il fait abstraction de son être et se dévoue à la noble cause pour laquelle, de sa propre main, il tuera, de ses lèvres, il profanera. Simon, le paysan, Tête d’Or pour ses armées, roi d’un peuple qu’il veut relever de sa honteuse torpeur — c’est la revendication héroïque d’opprimés, leur cri d’appel à l’Aube nouvelle, leur malédiction crachée sur la vieille société qui s’abîme !…

À côté de lui, Cébès personnifie l’idéal et chaste amour du héros qui, pour accomplir l’entreprise sublime, doit garder sa chair des baisers et posséder d’amitié un homme dont l’admiration le réconforte.

La touchante figure de la princesse, qui fut le sourire, qui fut Grâce-des-Yeux, traverse d’une douce et triste silhouette ces lieux d’angoisse et de douleur. Elle-même souffre, blessée dans sa noblesse et son cœur, cruellement— et meurt après le premier baiser d’amour, restaurée en son impériale dignité, le sceptre dans sa main transpercée. De même, la navrante figure de l’empereur David, symbolisant une institution vieillie, a de l’ampleur, et celle d’Eumère qui appelle la mort, et celle de Cassius !

Tête d’Or est une œuvre très personnelle qui eût gagné à être davantage travaillée. Elle n’est pas achevée : c’est un bloc dont les grandes lignes frappent, mais que l’on souhaiterait moins abrupt.

Charles-Henry HIRSCH

 

Lettre de Camille Mauclair.

[ Vers juillet 1892.]

Cher ami,

On a dû vous remettre le manuscrit de La Ville . Au moment de partir, qu’au moins je vous griffonne un mot sur mon impression. Vous avez vaincu plus de difficultés, beaucoup plus que dans Tête d’Or  ; vous avez fait un grand progrès vers le vrai théâtre des idées dominatrices, des situations ; vous avez effacé le personnage et fait vivre une foule. C’est un pas vers la dramaturgie abstraite au sens où je la rêve. C’est un effort pour abolir la scène théâtrale du premier plan, pour subordonner le geste personnel et la contingence au rythme d’ensemble. En tout cela, mon cher ami, La Ville est une chose supérieure à Tête d’Or , et si moins de brillant y séduit, une construction plus profonde s’y décèle. Cette composition orchestrale, l’andante-adagio du premier acte, les chœurs et l ‘agitato grandissant du second, l’hymne planant sur le troisième, tout cela m’a fait un plaisir intime, car je veux ainsi mes drames. C’est moins théâtre que des scènes comme l’usurpation et l’agonie de Tête d’Or , ou la rencontre de la princesse et du rôdeur, scène où, à parler franc, vous avez égalé les plus parfaites scènes de Maeterlinck. C’est moins théâtre certes ; mais combien le grondement et le grouillement de vos foules m’ont ému. Le bois lunaire du début encadre bien la tristesse du vieux Besme, l’inquiétude chantonnée de Ly, la fièvre, dirai-je, mallarméenne de Cœuvre, et aussi les gestes jolis de cette étrange fille échappée des albums de Manet, de Thalie et de sa négresse, de tout ce monde énervé, artiste et fini. Et vos ouvriers sont vrais, et jurent bien, et les colères moutonnent bien, au deuxième acte, et les bourgeois sont des bourgeois en vrai ; j’aime la tristesse de Bavon de Besme, cet être de transition aux temps nouveaux . Savez-vous que peut-être nous serons, nous, les Bavon de Besme. J’aime le décor, la panique finale et ces « éclairs de chaleur au-dessus de Ménilmontant » et la page sur les gueux, et un tas d’images.

Le troisième acte est vôtre et non mien. Nos idées sont si diversement orientées sur le fond même, métaphysiquement parlant. Du moins les qualités de composition et de langue demeurent pour moi, littérateur, intactes. J’aime les hymnes exaltées de Ligier, et toutes ces figures ténébreuses ou éclatantes. L’obscurité même, fréquente en votre œuvre, m’agrée ; les ciels d’incendie et d’aurores sanglantes, les ciels de révolution éclairent ainsi en taches violettes dans vos ombres. Vous avez fait de l’eau-forte.

Je n’aime pas toutes les images, je ne suis pas tous les rapports ; le pêle-mêle des noms m’étonne, la langue et la modernité me heurtent de leur contraste. Mais l’ensemble vise au grand et y atteint ; telles figures sont hautes, Isidore de Besme surtout, et celle de Bavon si douloureuse et celle de Ligier si mystique ! Même pour moi que d’autres idées ont dompté, votre mysticisme violent est une bienfaisante visée. Votre drame plus âpre, plus touffu, plus obscur que Tête d’Or , prêtant moins au contraste des personnages et des foules, puisque la foule seule s’y manifeste, votre drame est plus beau par l’effort qu’il révèle. Voilà mon impression nette. Un héros devant une multitude, c’est par définition la moitié du drame faite : mais tirer de la multitude, de la cohue, des grandes lignes nettes, voilà un progrès. Je vous aime pour l’avoir fait.

Et si tout ceci griffonné ne veut pas dire grand-chose, voyez au moins toute une sympathie et un enthousiasme vrai. À ma rentrée, je vous verrai pour la parution. Si vous voulez venir à Barbizon, écrivez-moi, je vous renseignerai. Je vous serre les mains de tout mon cœur.

Camille MAUCLAIR

Ce personnage disparaît dans la seconde version.

 

Lettres de Byvanck.

(Les articles évoqués ci-dessous ont paru dans le Nederlansche Spectator en 1892.)

Hilversum, ce 1 er septembre 1892.

Cher Monsieur,

Je vous envoie trois articles réimprimés d’une revue hebdomadaire qui portent votre nom en tête. Si j’ai commis une indiscrétion en parlant de vous, vous le me ( sic ) pardonnerez en vous disant que j’ai péché dans un petit coin d’une revue en langue kamtchadale ou approximative. Mais si vous voulez bien y voir ce qui est véritablement, c’est-à-dire un grand intérêt et une grande admiration pour votre œuvre présente et future ; vous voudrez bien me faciliter la tâche que je me suis imposée, en m’envoyant tout ce que vous croyez (et même ce que vous ne croyez pas) me pouvoir intéresser de ce que vous publiez ou de ce que votre entourage publie. Je reprendrai prochainement cette petite étude, qui n’est qu’une ébauche pour orienter notre public et pour m’orienter moi-même, et je ferai un grand article dans une grande revue à propos du mouvement des esprits dont vous êtes l’un des porteurs : je serai très heureux si vous voulez bien continuer avec moi les relations commencées pendant mon séjour à Paris. Je tâcherai de répandre mes petits articles sur vous en Belgique où l’on comprend assez bien notre langue. Au moment que j’aurai l’adresse de M. Maeterlinck, je lui enverrai aussi un exemplaire. Si vous voulez encore d’autres exemplaires de cette petite brochure mandez-le-moi, s.v. p., et je m’empresserai de vous en envoyer. C’est toujours une preuve pour vous qu’on se souvient de vous même lorsqu’on est loin de Paris. Ne veuillez pas m’oublier de votre côté, je vous en prie, et veuillez en acceptant mes meilleures amitiés me croire votre dévoué.

M.-G. BYVANCK

9 mars 1893.

Mon cher ami,

Je me sens fort coupable de n’avoir rien répondu jusqu’ici ni à votre lettre, ni à l’envoi de La Ville . Ces deux derniers mois ont été à la fois pour moi fort tristes, fort monotones et fort laborieux…

… J’ai relu dans le livre que vous avez eu la bonté de m’envoyer et qui m’est précieux en soi et pour votre dédicace amicale, j’ai relu votre drame et par parties il me semble tout neuf, quoique je crusse le connaître, tant était grande l’émotion que je ressentais. Je me propose bien de dire encore une fois à notre public hollandais ce que la France et nous tous qui aimons les choses grandes possédons en vous…

Une bonne lettre de Pottecher, et à laquelle j’ai répondu immédiatement, m’a donné de vos nouvelles et des nouvelles de vous et d’autres amis. Si vous le rencontrez, vous voudrez bien me rappeler à son bon souvenir. Il m’a écrit que vous avez publié des vers dans L’Idée libre ,je n’ai point reçu ce numéro de la revue. Si vous le voyez vous serez bien aimable si vous l’engagez à me faire envoyer ce numéro*…

 

* Numéro d’octobre 1892, dans lequel a paru un poème de Claudel, Larmes sur la joue vieille.

Remy de Gourmont : « L’auteur de Tête d’Or »,
Le II° Livre des Masques , Mercure de France, 1898.

PAUL CLAUDEL

On a toujours vu les hommes supérieurs, dès qu’ils n’ont pas de goût à diriger la civilisation, vivre en dehors de la civilisation. Celui-ci, dont le nom est presque inconnu, n’a jamais coudoyé ses frères ; à la première occasion il est parti, voué, farouche, à un consulat lointain ; pour caverne, il a une pagode abandonnée et, sûr qu’elles ne voient pas son âme, il promène ses yeux parmi les fourmis jaunes. Mais ces détails même n’intéresseront personne avant cinquante ans : l’auteur de Tête d’or est ici ou là, selon qu’il a choisi. Il importe, pour les bateaux, que le vent souffle d’ici ou de là ; pour les livres, nullement : ils vont de tous les côtés à la fois, ils arrivent partout, venant de partout, épaves que les naufrages roulent dans des langes éternels. Tête d’or fut mis à la mer un jour par un homme qui écrivit en français avec génie, il y a sept ou huit ans, et qui depuis s’est tu.

Je la prendrai par les épaules et toi par les pieds.

( Ils soulèvent le corps .)

Pas ainsi ! Qu’elle repose la face contre le fond .

( Ils la descendent dans la fosse .)

CÉBÈS

Qu’elle repose .

SIMON

Va dans la fosse où tu ne recevras pas la pluie !

C’est avec cette simplicité grandiose qu’un homme enterre son amour. L’oeil de celui qui regarde est au niveau de la douleur humaine, un peu plus haut : alors, tout s’exalte et les mots pleurent avec sérénité. Ce qui disparaît était tout, mais n’est plus rien : une femme, les nuits vécues, les fleurs vues ensemble, la vie écoulée comme du sable d’une main dans une main, enfants ! le jeu est le jeu et la mort est la mort, mais pas davantage.

Ecoute ceci que mourante elle serrait ma main sur sa joue
Et me la baisait, fixant sur moi ses yeux.
Et elle disait qu’elle pourrait me chanter des présages.
Comme une vieille barque arrivée à la fin de la mer…
… Ma fortune féminine ! Mon amour !
Plus doux que le duvet que s’arrache le cygne polaire de dessous les ailes !
Va-t’en dans la fosse.

CÉBÈS

Veux-tu que je t’aide à l’ensevelir ?

SIMON

Oui.
Je le veux. Fais cela avec moi ; et que cela ne soit pas oublié
!

Ces premières pages sont bien le signe du tout. Quelle douloureuse tragédie de la mort et du néant ! L’infini humain se réduit à une petite princesse clouée par les mains : il y a un conquérant, « car l’homme est une tragédie dont le héros est le vers conquérant » ; d’ici le dénouement, il faut agir selon une action d’amour égoïste, jouir de tout en méprisant tout. De la nuit éternelle nous allons à travers des obstacles vers la nuit éternelle, nous sommes un drapeau qui flotte une journée au bout d’un mât et qu’on rentre le soir et qui ne reverra jamais la lumière. Que l’enfant de la mort, avant de mourir, secoue sa tête, s’il en a la force et qu’il produise dans l’air la rumeur du chêne dont le vent remue la chevelure. Il n’y a que des gestes ; les uns font du mal, ils sont pareils à ceux qui ne font rien que des signes dans l’air :

Je l’ai tué sans le voir, comme un gibier que l’on chasse en rêve,
Ou comme le voyageur qui se hâte vers l’auberge arrache l’importune fougère
.

Un sentiment profond de la mort implique un sentiment profond de la vie. Celui qui ne meurt pas une fois par jour ignore la vie ; les cigales sont des crécelles : elles chantent la vie qu’elles nient par leur stupidité ; elles ne savent pas que cette lumière renaîtra sans elles ; « cette journée et les autres jours seront la vie d’autres gens » : il faut sentir cela pour que toute l’amertume des piqûres du soleil se change en baume. L’amour de la vie toute bonne et simple est triste comme le regard d’un chien. Mourir, c’est laisser en proie au hasard des yeux les yeux qui vous parlent. Tête d’or voit mourir Cébès :

D’abord, c’est Mai joli, puis la saison se termine et les hommes tombent comme des pommes .

L’heure est finie. Mais écoutez, à toutes les heures, la chute des pommes : ainsi vous saurez que vous vivez encore. Cébès meurt,

La Mort l’étrangle avec ses douces mains nerveuses ,

et il fait un soir d’été.

Comme c’est beau, un soir d’été !
Le silence béni s’emplit
De l’odeur du blé qui fait le pain.
Les seigles, et les luzernes, et les sainfoins et les haies,
Les rondes au sortir des villages, la tranquillité de tous les êtres

Et Cébès meurt. Et Tête d’or, des bras du cadavre passionné, bondit à l’action avec un désespoir froid, un mépris sombre ; il pense, dès cette minute, ce qu’il dira plus tard :

Quelle différence y a-t-il entre un homme et une taupe qui sont morts,
Quand le soleil de la putréfaction commence à les mûrir par le ventre
?

Simon est devenu le conquérant, Simon Agnel, que ses cheveux de femme blonde disent Tête d’or. Général vainqueur, il tue l’Empereur et s’empare du trône. La scène est shakespearienne, et même trop ; avec ses revirements de la foule dominée par une volonté, elle rappelle trop l’ironie de Jules César. L’ironie, dans Shakespeare, est plus sûre, plus vraie, plus simple ; l’auteur de Tête d’or nous montre trop la logique dans l’illogisme de la foule, mais cela reste beau par le tonnerre de paroles hautaines et brutales et par un geste : Tête d’or a jeté son épée au peuple qu’il veut mépriser et maîtriser les mains inermes ; sur un signe, le peuple vaincu rapporte à genoux l’épée.

La fille de l’Empereur s’avance ; elle n’est plus rien ; le peuple lui parle avec une haine de peuple, non profonde, mais jaillie de la joie de voir souffrir une princesse, une beauté héréditaire, une grâce innée :

A présent, va-t’en vivre de glaner et de ce que te donneront les pauvres pour s’amuser de toi,
Quand tu leur raconteras que tu fus reine.
Va, épouse un rustre, travaille ! Que le soleil brûle ton visage et roussisse tes mains !

Et on la revoit mendiante, plus tard, secourue par un cavalier qui, pour mourir, rejoint une bataille, et la princesse mange le pain dur tiré d’une fonte :

O bouchée noire ! bouchée de pain plus chère que la bouche même !

Nous sommes à ce plus tard, et voici qu’un soldat déserteur survient et dans la mendiante de pain reconnaît la princesse, et comme elle est seule et faible, il se venge sur cette beauté dégradée de sa lâcheté, de sa misère, de sa bassesse. Aventure inexprimablement tragique : il la cloue par les mains à un arbre, comme par les ailes, un émouchet :

Le sang jaillit de mes mains ! mais malgré ces bras renversés, je reste ce que je suis .
Je suis fixée au poteau ! mais mon âme
Royale n’est pas entamée et, ainsi,
Ce lieu est aussi honorable qu’un trône
.

Cependant Tête d’or est blessé. On le croit mort et on l’étend dans la nuit non loin de l’arbre dont les branches tombantes cachent la reine agonisante. Elle se réveille de sa douleur, elle crie ; Tête d’or sort de la mort, se traîne, arrache les clous. La princesse délivrée lui pardonne et l’aime, mais Tête d’or veut mourir seul, comme un roi, sans espoir et sans amour. Héros sauvage, il chante un chant de mort :

Ah ! je vois du nouveau ! Ah ! Ah !
O Soleil ! Toi mon
Seul amour ! ô gouffre et feu ! ô sang, sang, ô
Porte ! Or, or ! Colère sacrée !
Je vois donc ! O forêts roses, lumière terrestre qu’ébranle l’azur glacé !
Buissons, fougères d’azur !
Et toi, église colossale du flamboiement,
Tu vois ces colonnes qui se dressent devant toi pousser vers toi une adoration séculaire !
Ah ! ah ! cette vie !
Verse un vin âpre dans la souffrance ! Emplis de lait la poitrine des forts !
Une odeur de violettes excite mon âme à se défaire !

LA PRINCESSE

Est-ce là mourir ?

LE ROI

O Père,
Viens ! ô Sourire, étends-toi sur moi !
Comme les gens de la vendange au devant des cuves
Sortent de la maison du pressoir par toutes les portes,
Mon sang par toutes ses plaies va à ta rencontre en triomphe !
Je meurs. Qui racontera
Que mourant, les bras écartés, j’ai tenu le soleil sur ma poitrine comme une roue ?
O Bacchus, couronné d’un pampre épais,
Poitrine contre poitrine, tu te mêles à mon sang terrestre ! bois l’esclave !
O lion, tu me couvres, tu poses tes naseaux sur mon menton !
O…cher…chien
!

Sacrée, la princesse reçoit les insignes de la royauté, ironie qui efface Tête d’or, sa vie, sa gloire, sa mort, et quelle pitié quand la petite main déclouée ne peut se fermer sur le sceptre : un officier lui presse le poing, courbe un à un ses doigts déshonorés !

Mais ayant baisé les lèvres de l’usurpateur, elle meurt aussi, car il faut que la toile tombe sur la scène comme une taie sur les yeux.

Ce que cette littérature forte et large doit aux tragiques grecs, à Shakespeare, à Whitman, on le sent plutôt qu’on ne peut le déterminer. Il y a là une originalité puissante appuyée à ses premiers pas sur la main paternelle des maîtres : mais pour s’appuyer à ces mains hautes comme des cimes, il faut être naturellement grand. Telle image avoue son origine ; que d’autres frappent par l’impudeur de leur beauté neuve !

O la Marne dorée
Où le batelier croit qu’il vogue sur les coteaux, et les pampres et les maisons !

cela, sans doute, n’est que la paraphrase du vers d’Ausone ; c’est la Moselle, où

… vitreis vindemia turget in undis.

Mais l’habitude constante de l’auteur de Tête d’or est de puiser dans le souvenir de ses yeux ; il a une puissante mémoire visuelle ; il voit les pensées écrites dans les gestes de la nature : «Les hommes, comme des feuilles dans le magnifique Mai, se donnaient des baisers tranquilles» ; et ceci, d’une femme pleurant sur un cadavre :

Voyez comme elle se penche, pareille au tournesol défleuri,
Qui tourne tout entier son visage de graines vers la terre.

Et ceci :

L’heure est triste comme le baiser de deux femmes en deuil.

Cette vision de l’Adieu :

La figure de la Cueilleuse de fleurs qui chante
S’efface tellement dans l’épais crépuscule
Qu’on ne voit plus que ses yeux et sa bouche qui paraît violette.

Le ciel, sans abaissement, rendu sensible pour notre imagination :

La transparente garenne d’étoiles, chasse brumeuse du Sagittaire.

C’est la vie vue à travers un éblouissant réseau d’images, la vie même, mais avec toute sa féerie intérieure ; toute la nature tremble et rêve dans ces versets lents, comme une femme portée dans une barque à travers le soir. Les abstractions mêmes lèvent des bras où le sang coule en bleu ; voici « les Victoires qui passent sur le chemin comme des moissonneuses, avec les joues sombres comme le tan, Couvertes d’un voile et appuyant un tambour sur leurs cuisses d’or ». Des images sont d’une énergie comme surgie de l’obscurité de la conscience nerveuse, des images qu’on dirait nées, çà et là, le long d’un corps pensant, dans les plexus :

… A quoi
Quand mon corps comme un mont hérisserait
Un taillis de membres, emploierais-je ma foule ?
………………………………………………………………
Nous avions réuni nos bouches comme un seul fruit
Avec notre âme pour noyau.

Les accidents les plus vulgaires de la vie animale se haussent à des significations nobles ; l’on voit les mourants d’un champ de bataille « bourbiller comme des crevettes »..

Pleine d’images, cette tragédie est pleine d’idées ; le solitaire « a un compagnon partout : sa propre parole » ; le sang, l’homme doit le répandre « comme la femme, son lait » ; et toutes, images et idées, créatures d’une magnifique richesse de sang, de cheveux, de peau, vivantes et belles, se meuvent et fleurissent dans la forêt somptueuse d’une tragédie surhumaine.

Il ne s’agit que de Tête d’or et déjà mes paroles débordent, sans atteindre peut-être à la hauteur grave dont il faudrait donner l’impression. On est entré dans un génie vaste où les pas résonnent sur les dalles d’écho en écho : la multiplicité des sons pourrait empêcher qu’on ait bien entendu ce que des voix disent tout bas derrière les piliers.

En ce temps où l’opinion, en littérature, obéit aux gestes honteux de plusieurs indigences intellectuelles, il est inutile de qualifier autrement que par des allusions le talent de l’auteur de Tête d’or . Dirions-nous qu’il a le don du tragique et, en puissance, toutes les vertus d’un grand poète dramatique : peu de têtes se retourneraient et peu sans un mauvais sourire. D’ailleurs, il s’est enfermé volontairement dans un tombeau à secret, fakir de la gloire qui a préféré être ignoré que d’être incompris. L’attitude, qui est belle, est rassurante. Donné par le poète (lui-même, il est très vrai) le mot d’ordre du silence a été gardé depuis sept ans avec une religion vraiment exemplaire, mais ceux qui ont souffert de se taire me pardonneront peut-être d’avoir parlé. Je ne voudrais pas avoir vécu dans un temps où seule l’infernale médiocrité ait été louangée ; et si j’erre, j’aime mieux que cela ne soit pas le long de la rive d’ombre.

Relu, Tête d’or m’a enivré d’une violente sensation d’art et de poésie ; mais, je l’avoue, c’est de l’eau-de-vie un peu forte pour les tempes d’aujourd’hui ; les fragiles petites artères battent le long des yeux, les paupières se ferment : trop grandiose, le spectacle de la vie se trouble et meurt au seuil des cerveaux las de ne jamais songer. Tête d’or dramatise des pensées ; cela impose aux cerveaux un travail inexorable à l’heure même où les hommes ne veulent plus que cueillir, comme des petites filles, des pâquerettes dans une prairie unie ; mais il faut être impitoyable à la puérilité : c’est pourquoi nous exigeons de l’auteur de Tête d’or et de la Ville l’ ? œuvre inconnue de sept années de silence.