(Première version)
La pièce s’ouvre sur l’évocation, rythmée et psalmodiée par le Chœur, d’un « paysage désolé » : le « paradis s’est desséché » et l’Âme humaine, alias Sara, attend d’être libérée de sa déréliction. Les Récitants narrent l’histoire du vieux Tobie : exilé à Ninive, il est devenu aveugle après avoir enterré ses frères juifs au péril de sa vie. On entend la voix de Sara depuis le hors-scène, et l’ombre de la jeune femme se dessine sur un écran. Anna, épouse de Tobie le Vieux, monte alors sur une tribune pour raconter l’histoire en la carnavalisant, exposer ses griefs et exiger que son fils Tobie ne parte pas à la recherche des dix talents déposés jadis par son mari à Ragès, chez Raguël, père de Sara. Mais le père et le fils célèbrent avec lyrisme le « désir de l’horizon » qui appelle irrésistiblement le jeune Tobie. Perclus de souffrances, en communion avec ses frères d’exil, Tobie le Vieux lance à Dieu un appel pathétique en forme de prière, et demande à mourir. La plainte de Sara lui fait à nouveau écho dans le hors-scène. Mariée sept fois à des hommes assassinés le soir des noces par le démon Asmodée, Sara, intouchable et maudite, demande de son côté à être « délivr[ée] du lien de cet impropère » ou bien à être « retir[ée] de dessus la face de la terre ». Sur un mode musical et liturgique, dans une scène saturée de réminiscences de l’Apocalypse, le Chœur célèbre la communion mystérieuse qui naît des cris simultanés du Vieux Tobie et de Sara, et appelle l’ange du Seigneur. Un corps lumineux apparaît alors sur la tribune et se livre à une lente pantomime, onirique et muette : tel le shite d’un nô japonais, l’ange Raphaël apparaît, puis disparaît. Le salut est en marche.
Jouant la carte du cinéma, de la pantomime et de la danse, l’acte II fait se succéder quatre scènes presqu’exclusivement musicales et spectaculaires. Sara, endormie, est étendue sur la tribune. Sur l’écran se dessine l’arbre de Jessé et l’annonce de la lignée de David. Un fondu-enchaîné fait apercevoir à la place de l’arbre le chemin sur lequel marche Tobie le Jeune et son chien, puis une urne énorme y déverse à grands flots un immense fleuve. Sara subit les injures et malédictions de sa servante, puis les assauts des sept fantômes de ceux qui ont voulu l’épouser. Ce ballet spectral et fantastique se termine par le face à face muet et fulgurant de Tobie et de Sara, qui « promène les mains sur lui comme un aveugle. » Sans transition, l’écran montre Tobie luttant dans le fleuve contre un énorme Poisson. Le jeune héros réapparaît sur scène, le Poisson mort à ses pieds. Les étoiles s’allument… Un dialogue familier et onirique s’instaure entre Tobie et l’ange-Raphaël, alias Azarias. Celui-ci révèle à son compagnon que Sara lui est destinée et lui indique comment la chair du poisson lui permettra de délivrer Sara. Le jeune héros s’endort entre les bras de Raphaël, qui célèbre avec force lyrisme et poésie les noces de Tobie et de Sara. « Le connais-tu à présent que l’homme et la femme ne pouvaient s’aimer ailleurs que dans le Paradis ? » affirmait le Soulier de satin. C’est ce que confirme la dernière scène de l’acte, qui fait surgir les « Sept Arbres du Paradis », dans un remarquable morceau de théâtre total qui conjugue danse, mime, poésie, musique et cinéma.
Le troisième acte voit le retour du jeune couple à Ninive. Sara vient à la rencontre d’Anna et fraternise avec la vieille femme — la Nouvelle Alliance en Sara retrouve sa « patrie » dans l’Ancienne en Anna —, puis convainc le vieux Tobie de renoncer à sa complaisance avec la mort et la maladie, au fil d’un dialogue particulièrement dramatique et alerte, dans lequel Sara se livre à un saisissant exercice de maïeutique. Le recouvrement de la vue par le Vieux Tobie constitue le point d’acmé de ce dernier acte, et un second moment particulièrement abouti de théâtre total. Debout face à « toutes ces choses qui existent ensemble », Tobie le Vieux célèbre « toute la terre que Dieu a créée et aménagée », tel un corps glorieux aux prises avec une création pleinement pénétrée par l’invisible, et tel le poëte devant un monde de signes qu’il clarifie par sa parole. Enfin, Tobie le Jeune rend hommage à son compagnon de voyage, qui révèle sa nature angélique avant de disparaître, pour laisser place à un festival de couleurs et de sons, dans un dénouement anagogique et glorieux (« DIEU EST AMOUR ! »).
Hélène de SAINT AUBERT