Sommaire
Didier ALEXANDRE
– Une conférence de Jules Supervielle sur Paul Claudel, 1
PAUL CLAUDEL
– (conférence de Supervielle), 6
Gérald ANTOINE
– Claudel et la langue française, 13
Jean-Noël SEGRESTAA
– Petite défense et illustration de l’iambe fondamental, 20
Michel AUTRAND
– L’Otage à Gennevilliers, 24
Alain BERETTA
– L’Annonce faite à Marie à travers la Franche-Comté, 26
André NERMAN
– À propos de Christophe Colomb, 28
Conférences et colloques, 29
Théâtre, 30
Nécrologie, 31
Bibliographie, 33
Une conférence de Jules Supervielle sur Paul Claudel
De septembre à décembre 1944, Supervielle donne à l’Université de Montevideo une série de conférences sur la poésie française contemporaine. Il consacre une de ces « lectures commentées » à Paul Claudel, qu’il associe, ou plutôt oppose, à Francis Jammes1. « Jammes est un poète qui la plupart du temps volète à ras de terre à moins qu’il ne donne l’impression d’être assis, un peu trop commodément assis, un peu trop paresseusement couché dans sa poésie de jardin et de potager. S’il connaît l’angoisse métaphysique, c’est une angoisse de tout repos, d’une angoisse débonnaire. » Car Supervielle retient et admire de Claudel sa capacité à « être de son pays, de sa province » et à faire du « monde entier » son « véritable terroir ». Se souvenant probablement de La Maison fermée, il constate : « Et dans l’universel, c’est comme s’il faisait le tour de sa maison. » Le poète de Débarcadères se sentait proche du poète des Cinq Grandes Odes : la situation d’exilé, les voyages reliant entre eux les continents, en particulier l’Europe et les Amériques, mettaient « toujours en alerte [leur] sens profond du cosmos. »
Claudel ne nous a laissé qu’un bref jugement sur Supervielle. La bibliothèque de Brangues renferme sept ouvrages, À la nuit (1947), Boire à la source (1951), Invitations (1925), Poèmes de la France malheureuse (1939-1941), Naissances qui est suivi de En songeant à un art poétique (1951), tous découpés et dédicacés. On peut donc supposer que Claudel connaissait l’œuvre poétique et en prose – aucune œuvre théâtrale néanmoins n’apparaît. Dans Oublieuse mémoire, dédicacé en mai 1949, Claudel a écrit : « J’ai voté pour Supervielle pour le grand prix de littérature 1949 »2. Si le prix des critiques fut décerné en juin à Supervielle, il n’obtint pas le Prix de littérature de l’Académie française. Ce soutien, Claudel ne l’exprima pas dans un texte. Lorsque la N.R.F. rendit hommage à Supervielle en août 1954, Claudel remit un texte très bref placé en tête de numéro : « C’est de tout cœur que je m’associe à l’hommage que vous rendez à Supervielle, ce poète insaisissable et charmant qui tient de l’oiseau et de la fée, et dont le chant, comme le moqueur de la forêt américaine, est de localiser l’endroit où il n’est pas. »3
On peut essayer de comprendre cette réserve, et ce paradoxe d’un salut cordial rendu à un poète « insaisissable ». Supervielle s’en émut, et l’« hommage familier » qu’il rendit à Claudel dans la N.R.F. d’octobre 1955 garde la trace de son amertume. On retrouve dans L’Arbre-fée, que précédait la mention « cum grano amoris », le renvoi à Claudel de la métaphore de la fée, bien païenne, et la provocation amusée :
Ô mon Claudel, ce tendre possessif
Te trouvera peut-être un peu rétif.
Tu t’es toujours pensé plus que les autres,
ce n’est pas bien, coureur de patenôtres4.
La conférence de 1944 laisse pourtant supposer que l’« hommage familier » de celui qui s’appelle « Modeste Supervielle » ne doit pas qu’aux circonstances d’un prix littéraire et d’un hommage ces réprimandes. Claudel « coureur de patenôtres » ? Supervielle, on le lira, regrette la présence chez Claudel du « prédicateur » et d’« un véritable préchi-précha qui souvent irrite ceux qui cherchent la poésie et non le dogme ou l’orthodoxie. » Trop marqués par la conversion de leur créateur, les personnages du théâtre seraient, « sinon déshumanisés, du moins, dématérialisés ». Claudel rétif ? Ce trait est éclairé par l’opposition que Supervielle établit entre le poète moderne, qui « ne s’inquiète nullement du plaisir du lecteur », et le classique qui a un « but plus modeste », « plaire ». Claudel prêterait davantage attention aux « développement[s] » « susceptibles de contribuer à cette évangélisation de son intelligence » qu’au souci de plaire à son lecteur. Il n’est pas question de discuter la justesse du jugement de Supervielle. Le poète de Naissances réagit en lecteur face à une écriture qui, selon lui, cède à son « côté magnifiquement oratoire (…) et lourd d’explications qui ne sont pas toujours assez mystérieuses » : dans l’esthétique développée, par exemple, dans En songeant à un art poétique, poésie et mystère ne font qu’un, et l’écriture du poète se doit de rendre accessible le mystère, mais non de l’expliquer logiquement. C’est pourquoi Supervielle admire le Claudel lyrique, et prend ses distances face au Claudel dogmatique.
Quant à l’explication, on a dit qu’elle était anti-poétique et c’est vrai qu’il s’agit d’une explication telle que l’entendent les logiciens. Mais il en est de submergées dans le rêve qui peuvent se manifester sans sortir du domaine de la poésie5.
Supervielle avait donc pu souffrir du manque d’attention de Claudel à ses contemporains – un Claudel très âgé, faut-il le rappeler ? Il supportait mal aussi la certitude de Claudel, sa foi qui le rendait « sûr (…) d’avoir raison »6. Non pas qu’il n’eût pas la foi. Dans un entretien avec Étiemble de février 1959, Supervielle, avec cet humour naïf qui est le sien, cite son journal :
Mes rapports avec Dieu ne sont pas toujours excellents et ce n’est pas toujours de ma faute. Il est d’une terrible susceptibilité, un rien le froisse. Moi aussi, sans trop savoir pourquoi. C’est la vie.
Un peu plus tard dans le même entretien, il évoque l’influence qu’a eue sur lui Francis Thomson, dont il rappelle dans la conférence de Montevideo que Claudel en fut le traducteur, puis il nuance :
Thomson est un officiel de la religion, au Dieu bien établi et dogmatique, alors que je suis toujours à la recherche de mon Dieu, et que je le retrouve dans les religions de l’Inde, de la Perse ou de l’Extrême-Orient tout autant que dans la religion chrétienne7.
Claudel, on le sait, n’était pas homme à se contenter de ce Dieu de poète. C’est pourquoi il qualifie Supervielle d’« insaisissable » dans son bref hommage de 1954, avant de le comparer à l’oiseau moqueur qui n’est jamais là où nous croyons qu’il se trouve. Tout oppose Claudel à Supervielle sur ce plan : on imagine mal un Claudel oubliant de la Genèse le péché originel, comme le fait Supervielle dans La Fable du monde ; on imagine mal un Dieu triste séparé de sa création, voire coupable des malheurs humains, et faisant appel à la pitié des hommes8. Supervielle n’écrit-il pas dans L’Arbre-fée ?
Dieu est chez lui chez tous les vrais poètes,
Dans le maquis de leur cœur, de leur tête,
pour mieux pouvoir par nos yeux épier
Le monde entier duvetant à ses pieds9.
Si le possessif « nos » réunit les deux poètes dans une même ambition cosmique, les poétiques, et les philosophies qui les fondent, les séparent. Car une même passion face au mystère de la vie les anime. Supervielle le sait, qui, en mars 1955, après la mort de Claudel, et lors des premières représentations de Protée, écrit dans Le Figaro littéraire :
Le cœur du grand poète ne bat plus mais c’est Claudel lui-même qui ne veut pas de notre détresse ni même de notre tristesse. Il a cédé la parole à son œuvre, exaltante entre toutes. Elle a son rythme, son cœur à elle qui se confondront désormais avec le chœur du poète. (…) [Claudel] a tout recréé. Toute la terre est son terroir et la mer davantage. (…) Oui, tout est vie et ruisselle de vie chez lui.
Car Supervielle avait une réelle admiration pour Claudel. Celui-ci n’apparaît guère dans les textes où Supervielle raconte ses années de formation, par exemple la lettre du 8 décembre 1939 adressée à Étiemble10. Pourtant, dans En songeant à un art poétique, Supervielle nous indique la voie à suivre :
L’art poétique est pour chaque poète l’éloge plus ou moins indiscret de la poésie où il excelle. Et c’est ainsi que Verlaine nous recommande les vers impairs, Valéry les vers réguliers de forme classique ou mallarméenne, Claudel le verset11.
Claudel, à qui le terme de verset n’aurait guère plu12, a parlé du vers dans ses Réflexions et propositions sur le vers français que Supervielle cite abondamment dans la première partie de sa conférence. En fait, dans la pré-publication en revue de ce texte qui, à l’origine, était une des conférences données à Montevideo, Supervielle avait écrit :
Lorsque Claudel s’en prend au vers régulier et à son tara-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta, c’est qu’il est merveilleusement à l’aise dans les versets. Au reste le verset biblique repris et vivifié par Claudel est devenu une nouvelle source de richesse pour la prosodie française et je ne vois pas pourquoi on s’en priverait13.
La définition du verset que donne Supervielle, – ses « versets (…) se rapprochent de la prose rythmée »14 – explique pourquoi il met l’accent sur le paradoxe claudélien énoncé dans les Réflexions : « Les grands poètes français, les grands créateurs (…) s’appellent Rabelais, Pascal, Bossuet, Saint-Simon, Chateaubriand, Honoré de Balzac, Michelet, (…), Maurice de Guérin, Arthur Rimbaud. » S’il déplore de voir Claudel confondre vers et « versification », il note avec le plaisir du poète qu’à partir de la Corona, « une des trouvailles prosodiques de Claudel est le verset rimé. » De nouveau, ce qui l’emporte chez Supervielle, c’est le souci de lisibilité du poème, puisqu’il rend proportionnel l’hermétisme d’un poème, par exemple de Mallarmé, au « coefficient de prose » présente dans sa poésie, « presque nul » chez Mallarmé. Il pose en principe : « Toute poésie a un coefficient de prose, sous peine d’être incompréhensible. » La prose de Claudel « vit en parfaite intelligence avec la poésie15. » C’est cette poésie faite d’images où la prose constitue le lien assurant la fluidité, la continuité et la lisibilité du poème que Supervielle avait découverte à la lecture des Cinq Grandes Odes et du premier théâtre et à laquelle il devait sa « libération poétique à partir de 1920 »16. Publié en mars 1922, Débarcadères se veut, selon le poète, la recherche d’un équilibre entre clacissisme et formes modernes, en particulier le verset, « qui disent mieux le lyrisme et la complexité de la vie moderne ; seules elles nous permettent de voir le poète au centre du siècle. » Son « ampleur » est mise au service de la mobilité et de la diversité du monde et de l’émotion qu’il suscite17.
Supervielle avait une bonne connaissance de l’œuvre claudélienne. Il cite dans sa conférence Tête d’Or, Le Soulier de Satin, les Cinq Grandes Odes, « Le Jour des cadeaux » et « Ténèbres » de la Corona. Il choisit, dans ses entretiens avec Robert Mallet, afin d’illustrer sa définition de la prose en regard de la poésie « Pensée en mer » de Connaissance de l’Est, où, il est vrai, il pouvait se reconnaître dans le portrait d’un être de passage entre deux lieux, deux continents, errant18. Ce qui l’attire aussi en Claudel, c’est le « poète d’intimité, plein d’aveux et fort touchant » qu’il sait être lui-même. Au-delà des divergences d’humeur, des esthétiques et des théorisations sur le vers, demeure un je ne sais quoi, « une raison égoïste ». À Robert Mallet qui lui demande pourquoi il a voulu commenter « Pensée en mer », Supervielle répond :
Eh bien, ce qui est peut-être mon meilleur conte, L’Enfant de la haute mer, qu’est-ce que c’est, sinon une idée en mer ? Je me suis retrouvé dans la page de Claudel. Un poète, qui est toujours subjectif, ne peut faire qu’un genre de critique « personnel », et il s’y montre involontairement égoïste…19
Didier ALEXANDRE
Bibliographie
Paul CLAUDEL
– Introduzione Alla Pittura Olandese – Introduction à la peinture hollandaise, traduction de Filippo Fimiani, Ed. La Città del Sole, Naples, 1999.
– Claudel le poëte et la Bible. Actes du colloque des 16-17 octobre 1998 à la Bibliothèque Nationale de France. Publication du Centre Jacques-Petit. « Collection Annales Littéraires n° 714, Série Centre Jacques-Petit, vol. 95 », éd. Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2001, 235 p.
Gérald ANTOINE
– « Lettres de Paul Claudel à sa fille Louise Vetch » in Histoires littéraires n° 4, 2000, éd. Histoires littéraires (Paris) & Du Lérot (Tusson), p. 57-75.
Alain BERETTA
– Claudel et la mise en scène : autour de « L’Annonce faite à Marie » (1912-1955), in « Collection Annales Littéraires n° 674, Série Centre Jacques-Petit, vol. 89 », éd. Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2000, 447 p.
Michel BRETHENOUX
– « De Gaulle, lecteur de Claudel » in « La Participation », Espoir, Revue de l’Institut Charles de Gaulle n° 125, décembre 2000, p. 95-108.
Monique DUBAR
– « Pour la Jeanne de Claudel et d’Honegger, un oratorio, Jeanne d’Arc au bûcher », in « Jeanne d’Arc personnage littéraire », Mélanges 2, éd. Maison Saint-Exupéry, Lille, janvier 2001, p. 129 et 130.
Filippo FIMIANI
– Poetiche e Genealogie Claudel, Valéry, Nietzsche, éd. Liguori editore, Naples, 2000.
Charles-André GILLI
– « Simone Weil-Paul Claudel : une confrontation impossible, une confrontation sur l’impossible »,. in Cahiers Simone Weil, décembre 2000, p. 369-377.
Hélène LAPLACE-CLAVERIE
– « Le genre de la conversation dans l’œuvre en prose de Claudel », in « La Conversation », Colloque de l’Université de Pau 1996-1997-1999, éd. PUP n° 14, juin 2000, p. 91-95.
Michel LIOURE
– « Le Maroc dans Le Soulier de Satin de Paul Claudel », in Al Misbahia, Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Fès, n° 4, 2000.
Thérèse MOURLEVAT
– La Passion de Claudel. La vie de Rosalie Scibor-Rylska, d’après des documents inédits, Pygmalion, Paris, 2001, 287 p.
Jens ROSTECK
– « Paul Claudel », in MGG, (Die Musik in Geschichte und Gegenwart), Neue Ausgabe, Personenteil Band 4, (Histoire de la musique, nouvelle édition, partie consacrée aux personnalités, volume 4, colonnes 1196-1202), Kassel, 2000.
Marie-Joséphine WHITAKER
– « Y a-t-il une psychologie claudélienne ? », in « Mélanges de littérature française offerts à M. Shackleton et C. J. Greshoff », Université de Cap Town, 1985, p. 98-114.
Matoulas S. ZOUMBOULIS
– Rythmes parallèles, traduction grecque de : « Le faible Verlaine », « L’irréductible », « Jacques Rivière », Le Chemin de la Croix, de Paul Claudel, éd. Ikaros, Athènes, 2000.
– Cinq Grandes Odes suivies d’un processionnal pour saluer le siècle nouveau, éd. Ikaros, Athènes, 2000.