Sommaire
Trois points de vue sur Le Poëte et la Bible
– Jean-Noël SÉGRESTAA : J’aime les poèmes bibliques, 2
– Monique ALEXANDRE : Le poète et la Bible. Paul Claudel continuateur des Pères, 10
– Claude BARTHE : Claudel et l’exégèse biblique du XXe siècle, 35
Antoinette WEBER-CAFLISCH : Le Soulier de satin, utopie et critique du monde moderne : les conquistadores, le trouveur de quinquina et le capitaliste, 42
Note de lecture
– Catherine BRÉMEAU : Entretien avec Claude Frioux, 68
Spectacles
– Charlotte EMIN : La Cantate à trois voix mise en scène par Jean-François Mariotti, 71
– Jean-Noël SEGRESTAA : « Partir pour un départ plus beau », 72
Colloque
– « Claudel et l’histoire littéraire », 74
Assemblée générale, 76
Bibliographie, 80
Annonces, 83
Nécrologie, 86
J’aime les poèmes bibliques
Les étapes d’un pèlerin d’Emmaüs
Qu’on me permette de commencer cette déclaration d’amour par quelques souvenirs personnels. Après tout, l’amour est affaire de personnes.
Jeune pensionnaire de la Fondation Thiers pour un projet de thèse sur Claudel qui s’est peu à peu enlisé, j’étais voisin de l’appartement du 11 boulevard Lannes qui fut sa dernière demeure. Mon premier soin fut donc d’aller me présenter à Pierre Claudel et à sa sœur Renée qui veillaient avec tant de soin et de ferveur intelligente sur l’œuvre de leur père disparu cinq ans plus tôt. Pierre m’accueillit à bras ouverts, avec cette générosité que n’oublie aucun de ceux qui l’ont connu, et tout de suite il me donna à lire le Journal, qui ne devait être publié que huit ans plus tard, et qui, en cette tumultueuse année 1968 où un oracle vite démenti avait charbonné sur les murs de la Sorbonne « Claudel plus jamais » ne rencontra pas autant d’échos qu’on pouvait l’espérer. Quelle émotion de découvrir ces dix cahiers manuscrits, pleins de collages et de notations intimes, que le grand poète n’avait visiblement remplis que pour lui-même, cédant à toutes les inspirations, et foucades du moment ! Puis il me fit découvrir un autre inédit majeur, le premier commentaire consacré à la Bible, Au milieu des vitraux de l’Apocalypse, écrit dans les années 1928-1930, mais qui ne devait paraître qu’en 1967 dans les Œuvres complètes éditées par Gallimard.
Nouvel éblouissement. Je retrouvais intacts, dans ce chef-d’œuvre inconnu, le bouillonnement d’images, les échos symboliques développés en cercles infinis, l’humour et la truculence du Soulier de satin.
Il faut se rappeler qu’en ces années-là, les « divagations » de Claudel sur la Bible (l’essentiel de son œuvre, pourtant, pendant ses vingt-cinq dernières années) étaient généralement méprisées, même par les claudéliens (le cher Jacques Madaule excepté), on les jugeait anachroniques et anti-scientifiques – ce qu’ils étaient, sans doute – et, de plus, fatrasiques, voire illisibles, comme si l’étoile du génie qui avait dicté les Cinq Grandes Odes et Partage de Midi était tombée définitivement, comme l’étoile Absinthe, dans les eaux amères de la vieillesse. C’est donc avec un préjugé plutôt défavorable, malgré l’éblouissement que m’avaient procuré les Vitraux, que je me suis vu dans l’obligation, après avoir relu et annoté toute l’œuvre dramatique, poétique et critique, de me lancer dans une étude intégrale des textes exégétiques.
À cette époque, la plupart de ces œuvres étaient déjà introuvables. Celles que Gallimard avait consenti à publier malgré le mauvais accueil qu’elles recevaient, étaient déjà épuisées ; les autres avaient paru ici ou là, chez des éditeurs improbables et vite disparus ; et les Œuvres complètes, en cours de publication, ne devaient les aborder que bien plus tard.
Une seule ressource, la Bibliothèque Nationale, l’ancienne. La queue avant l’ouverture pour avoir une place, chaque matin ou presque pendant un an, la serre bruyante et surchauffée de la grande salle de lecture, la longue attente, parfois infructueuse, des livres commandés, l’incessant pilonnage – emplois réservés oblige – des appariteurs sur les planchers, les visages momifiés des vieux habitués : toute lecture devenait une épreuve. Et il allait falloir découvrir et annoter une bonne vingtaine de volumes réputés illisibles, parfois minces plaquettes, mais plus souvent pavés de cinq cents pages…
Eh bien, au fil de ces lectures, j’ai volé de découverte en découverte, d’émotion en émotion, d’émerveillement en émerveillement, et si j’écris ce texte aujourd’hui, plus de quarante ans après, c’est pour essayer de dire pourquoi et de communiquer ma passion à ceux qui ne l’ont pas encore.
C’est aussi pour saluer le formidable événement qu’a été leur réédition complète et magistrale dans ces deux lourds volumes de Gallimard, d’autant mieux venus que les Œuvres complètes qui les avaient précédés, vingt-six tomes coûteux et rares avec trois tomes additionnels, ne comportaient ni introductions, ni notes explicatives, et se bornaient à reproduire telles quelles les éditions antérieures, souvent fautives. Claudel, on le sait, n’aimait pas se relire.
Pourquoi j’aime les poèmes bibliques
Je laisse à d’autres, à des amis claudéliens mieux qualifiés le soin de dire si ces commentaires de Claudel sont compatibles avec la critique textuelle interne (le recours à l’hébreu, la théorie des genres littéraires, etc.) et externe (la datation des textes, leur attribution, les interférences historiques) développée, à la suite de Strauss et Renan, par les pères dominicains de l’École de Jérusalem. À eux aussi de dire ce que la lecture allégorique, morale et anagogique que Claudel fait de la Bible apporte de nouveau à la riche tradition des Pères de l’Église, dont il se réclame si souvent. Quand bien même ils concluraient par la négative – ce que je ne crois pas – je n’en serais pas trop gêné et continuerais à aimer et à vénérer ces livres, car ma passion pour eux est d’un autre ordre.
Tout d’abord, et contrairement à ce qu’on a pu dire et parfois écrire, j’éprouve une intense volupté à lire cette prose somptueuse du dernier Claudel, bien différente de celle, mallarméenne, voire rimbaldienne (d’accord avec Marie-Joséphine Whitaker) de Connaissance de l’Est et d’Art poétique, et tout autant de celle des essais critiques, Positions et Propositions ou L’Œil écoute. Une prose nombreuse, un peu drapée peut-être, où « l’incidente élargit ses ailes » de façon presque démesurée, comme chez Proust ou Claude Simon, mais propulsée en vagues successives par un souffle inépuisable. Majestueuse et périodique comme du Cicéron ou du Bossuet, on l’a dit avec raison, mais ne craignant ni le solécisme ni la sempiternelle prolepse qui anticipe comme un accès d’impatience l’idée qui va suivre. Une prose anachronique, sans doute, si l’on songe qu’elle est contemporaine des romans de Céline et Malraux, avec leur écriture nerveuse et spasmodique, mais si personnelle et reconnaissable entre mille ! Aussi différente de toute autre que le vers claudélien diffère de celui des Tragiques grecs ou du verset biblique, quoi qu’on ait pu dire et que lui-même ait dit.
Ces textes ont été écrits rapidement. Parfois l’élan faiblit, la pensée se perd dans les détails, la phrase s’alentit, s’alourdit ou devient obscure, mais très vite un nouveau coup d’aile la soulève et l’entraîne vers de nouveaux et souvent imprévisibles lointains, « comme l’éclat de la foudre trifourchue / Et nul ne peut prévoir où soudain elle fera fumer le soleil » (Les Muses).
Une histoire d’amour
Jusqu’au bout, Claudel a poursuivi avec une passion demeurée intacte ce qui aura été la grande affaire de sa vie : donner par l’écriture une réponse, sa réponse, à la question lancinante qu’il avait héritée de son maître Mallarmé : « qu’est-ce que cela veut dire ? » On ne s’étonnera pas que, dans un de ses derniers écrits, moins de deux ans avant sa mort, ajoutant un ultime « supplément » à ses deux commentaires successifs de l’Apocalypse, il revienne sur cette « rose […] absente de tout bouquet » arrachée par lui à ce « paradis de papier » que tentait de créer Mallarmé, et replantée dans le paradis du monde réel, création de Dieu (Le Poëte et la Bible, II, 1090). Une rose qui lui rappelle une dernière fois cette Rose rencontrée sur le paquebot Albert-Simmons 53 ans plus tôt et « cette abdication à laquelle tu as consenti jadis entre mes bras » (ibidem). En quelques lignes, voici revenus le salon de la rue de Rome, Ysé, Les Cinq Grandes Odes, Partage de Midi et Le Soulier de satin !
Claudel intitule Une Histoire d’amour le passage de son Évangile d’Isaïe, où il « raconte », c’est son mot (II, 738), en se glissant lui-même audacieusement dans le cœur de Dieu, la naissance, provoquée par la révolte de Lucifer, du projet d’incarnation de son Fils et de rédemption des hommes. (Ailleurs, c’est ce projet lui-même qui révolte l’Ange maudit). On pense aussitôt au Cantique de Mesa : « Ah ! je sais maintenant / Ce que c’est que l’amour ! et je sais ce que Vous avez enduré sur votre croix, dans ton Cœur, / Si Vous avez aimé chacun de nous / Terriblement comme j’ai aimé cette femme ! »
Pour Claudel, en effet, la Bible n’est pas un livre comme les autres, bien évidemment – et elle n’est pas seulement le livre sacré des Juifs et des Chrétiens, inspiré par Dieu lui-même : elle est l’équivalent du monde tout entier, mieux que ce « Livre de papier » dont rêvait Mallarmé et qui aurait rendu le monde inutile. Mais pour Claudel, le Livre absolu, la Bible, loin de gommer un monde trop imparfait, rend ce monde explicable, intelligible, et achève de lui conférer sa plénitude et sa beauté.
Ainsi se développe, entre la Bible et lui comme entre Dieu et les hommes, une longue et intense « histoire d’amour » qui commence le soir même de sa conversion. Il a souvent évoqué cette découverte à la fois hasardeuse et décisive de deux textes qui désormais ne le quitteraient plus. Le premier, la rencontre sur le chemin d’Emmaüs, d’où sortira, soixante ans plus tard, un long commentaire portant ce titre, bientôt suivi d’une « seconde étape » (II, 319-550 et 811-886). Le second, la prosopopée de la Sagesse, au chapitre VIII des Proverbes, qui nourrira, entre autres, La Rose et le Rosaire, Le Cantique des Cantiques, sans oublier, au théâtre, La Parabole du Festin et La Sagesse. Pendant toute sa vie, il a pratiqué une lecture quasiment quotidienne de la Bible, dont le Journal fait foi. Pour lui, elle est bien ce « livre ouvert dans la main de l’ange » que l’auteur de L’Apocalypse doit manger et qui lui laisse « une saveur de miel dans la bouche ». Michel Malicet a judicieusement choisi comme épigraphe de cette monumentale édition un passage de l’Introduction au Livre de Ruth où Claudel, avant de ferrailler un peu vainement avec les « littéralistes » de l’École de Jérusalem, proteste que « la Bible est tout entière du pain, que c’est d’elle seule que nous avons faim ». De ce pain, comme de la Sainte Communion (mais c’est la même chose, l’épisode d’Emmaüs le montre bien), il usera sans aucune modération et ne cessera de se nourrir et de nourrir son œuvre.
Quoi d’étonnant, alors, s’il consacre à l’étude de la Bible tout ce qui lui reste de forces ? Comme il avait « interrogé », après Mallarmé, le spectacle du monde (Connaissance de l’Est, Art poétique, les Odes et la Cantate), les pays et les peuples découverts au fil de ses pérégrinations diplomatiques (l’Amérique de L’Échange, la Chine du Repos, le Japon de L’Oiseau noir), comme il avait « interrogé » son âme aux élans multiples et sa destinée paradoxale (de Tête d’Or à Partage de Midi), l’histoire de la France moderne et celle des siècles baroques (La Ville, la Trilogie, le Soulier de satin), désormais, « Paul Claudel interroge le Cantique des Cantiques », « Paul Claudel interroge l’Apocalypse », titres originaux de deux de ses commentaires les plus développés et que la présente réédition me semble avoir eu tort de modifier. « Interroger », cet effort pourrait résumer, dans son étonnante continuité sous une non moins étonnante diversité de formes et de sujets, toute l’œuvre de Claudel, et ses derniers livres en particulier. Une formule à compléter par cette notation du Journal, que cite judicieusement Dominique Millet (II, 1926) : « J’interroge la Bible et la Bible m’interroge ». Véritable échange amoureux rendu possible par le fait que (je cite là encore, cette remarquable préface, p. 1928) « Dieu est le poète de la nature […] et le dramaturge de l’histoire ». Claudel va même parfois jusqu’à traiter familièrement son Dieu de « collègue », – mais l’idée que le poète « répète » la création divine en reprenant les mots mêmes qui l’ont faite surgir du néant était déjà (outre chez Hugo : Nomen Numen Lumen), au centre de la Première Ode, le « Qu’elle soit ! » de la Genèse devenant simplement, humblement, « comme un petit enfant qui épelle : Qu’elle est ».
C’est donc toujours la même démarche, aussi patiente que passionnée : « Je sens, je flaire, je débrouille, je dépiste, je respire avec un certain sens / La chose comment elle est faite » (L’Esprit et l’Eau).
Michel Malicet a fort bien choisi le titre de ces deux volumes : Le Poëte et la Bible, comme on dit Tristan et Yseult, Mesa et Ysé. Claudel se sert rarement du mot exégèse pour désigner ses écrits sur la Bible, il préfère les qualifier de « commentaires » ou de « poèmes ». Claudel est avant tout et partout poète et tout ce qu’il a écrit est poème, c’est-à-dire émerveillement actif et humble tentative d’élucidation de tout ce qu’il a vu, lu et vécu tout au long de sa vie si riche et si contrastée.
Un dictionnaire de rimes
Au moment de commencer La seconde étape d’Emmaüs (1948), Claudel se dit en quête d’un dictionnaire de rimes. Supposition plaisante quand on se rappelle comment il brocardait la prosodie traditionnelle (à la différence d’un Mallarmé ou d’un Valéry) et les poèmes du secrétaire de Rodrigue, « parfaits comme un vase… bouché » (Le Soulier de satin, III, 9). La suite nous apprend ce qu’il entend par là : un dictionnaire des concordances entre les deux Testaments.
Vus dans une perspective analogue, loin d’être une chose à part et d’intérêt secondaire, les poèmes bibliques sont, comme Le Soulier de satin au théâtre ou les Cinq Grandes Odes dans la veine lyrique, un « dictionnaire de rimes » rempli d’échos de toutes ses œuvres antérieures, un bassin fertile miroitant de mille facettes, où viennent confluer tous les courants d’images et de pensées qui les ont parcourues. Claudel, comme saint Matthieu ou les Pères de l’Église, était fasciné par tous ces passages de l’Ancien Testament qui préfiguraient la venue du Christ-Messie. En un temps où, depuis le concile de Trente, les chrétiens lisaient davantage les manuels de dévotion que la Bible elle-même, abandonnée aux protestants, Claudel vouait à l’Ancien Testament un culte égal à celui des évangiles (et à Isaïe tout particulièrement, qui était pour lui le premier évangile). La table de concordance ne quittait jamais son bureau et sa mémoire était si imprégnée de ses lectures qu’il croyait parfois pouvoir s’en passer, d’où quelques citations inexactes et références erronées. Mais il n’était pas moins rempli de ses propres textes et du formidable système d’images symboliques et de pensées philosophiques élaboré depuis La Ville et l’Art poétique.
De cette fructueuse « table de concordance » entre les commentaires bibliques et le reste de son œuvre, voici quelques exemples en vrac parmi une foultitude.
Où Claudel décrit-il le mieux l’affreux délabrement matériel et l’affaissement moral du Paris fin-de-siècle et sa terrible solitude d’adolescent ? Dans Paul Claudel interroge l’Apocalypse, où l’on trouve aussi des pages impressionnantes sur les horreurs de la guerre en cours (la rédaction date des années 1940-1942), tellement plus saisissantes que les deux séries des Poèmes de guerre. Où médite-t-il de façon géniale sur la Descente de Croix de Rubens ? Dans L’Œil écoute ? Vous n’y êtes pas : dans Un Poète regarde la Croix. Et sous le titre un peu revêche de Seigneur apprenez-nous à prier, mince mais superbe ouvrage écrit en pleine guerre (1942), que pensez-vous trouver ? Une nouvelle Introduction à la vie dévote ? Nullement, mais un amusant hommage à Jules Verne (qui ne priait guère…), de magnifiques exégèses de tableaux (de Maes, Rembrandt, Titien, Géricault, Delacroix) et, écrite quelques mois seulement avant sa mort, une bouleversante évocation de sa pauvre sœur Camille, La Séquestrée.
Une somme de l’édition critique
Quelle aubaine, donc, et quelle joie de retrouver enfin tous ces livres réunis, grossis de plusieurs inédits et d’autres textes éparpillés dans des revues, préfaces ou conférences qu’on n’avait jamais pu lire ! Et de les retrouver rétablis, d’après les manuscrits, présentés et copieusement annotés par trois des claudéliens les plus compétents et les plus lucides, dans ces deux forts volumes cartonnés et élégamment imprimés, gros chacun de 2000 pages, et pour un prix très raisonnable !
On ne saurait assez souligner l’énormité du travail de recherche, de collation des textes, d’explications historiques et référentielles, que cette publication exigeait, ni remercier autant qu’il faudrait le maître d’œuvre, Michel Malicet, sans doute le meilleur connaisseur actuel de l’œuvre de Claudel sur laquelle il travaille inlassablement depuis plus de quarante ans, et ses deux collaborateurs : Dominique Millet, qui lui a apporté notamment le concours de sa vaste culture philosophique, et le père Xavier Tilliette, parfaitement qualifié pour tout ce qui concerne les questions théologiques et patristiques. Un magnifique trio de chercheurs passionnés et, de plus, complémentaires. Assez divers pour que, de-ci de-là, quelques discordances apparaissent dans les notes, mais toujours sur des matières à débat, ce qui ne peut qu’affûter l’intérêt des lecteurs.
Aucune joie n’est parfaite, et celle-ci comporte ses petites ombres. Débarrassons-nous vite de quelques griefs légers pour pouvoir mieux louer l’ensemble.
On peut regretter que ces poèmes bibliques n’aient pas paru dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Certes, ils auraient exigé trois, et peut-être même quatre volumes, ajoutés aux six qu’on y trouve déjà, et on peut comprendre que Gallimard ait douté de leur rentabilité. Mais en les mettant ainsi à part, même bien logés, le grand éditeur les a tirés de l’ombre mais maintenus dans cette situation marginale dont ils continueront à pâtir de façon injuste, j’espère vous en avoir convaincus.
Autre petit regret : le premier volume, du fait d’une sortie un peu précipitée, s’ouvre sur un très beau texte de Michel Malicet (j’y reviendrai), mais qui constitue plutôt une postface, un commentaire très personnel de l’ensemble de ces commentaires bibliques, tandis que celui de Dominique Millet, qui correspond beaucoup mieux à ce qu’on attend d’une préface, est rejeté à la fin du second volume et intitulé postface.
Cela dit, on ne peut qu’admirer la précision scrupuleuse des 800 pages serrées de notes et variantes, un trésor d’érudition intelligente, ainsi que la richesse et l’utilité des introductions et des textes de Dominique Millet et de Michel Malicet.
Un « roman des origines » claudélien ?
On se rappelle, j’espère, que Michel Malicet dans sa thèse publiée en 1979, Lecture psychanalytique de l’œuvre de Claudel, interprétait selon une grille freudienne la structure dramatique obsédante que Jacques Petit avait déjà relevée dans le théâtre de Claudel : conflit fraternel-usurpation-restitution (Claudel et l’usurpateur, Desclée, 1971) et il dégageait de ces drames ponctués de grandes scènes oniriques un « mythe personnel » œdipien véritablement aveuglant. Il est très significatif et tout à fait étonnant qu’il réussisse à le retrouver dans ces textes si tardifs où l’intention exégétique semblait a priori le rendre improbable. Parfois, on peut discuter ses conclusions, trouver qu’il sollicite un peu trop certaines citations, tant est grande son ardeur à convaincre. N’empêche que sa fougueuse démonstration est passionnante et, si l’on veut bien accepter la théorie freudienne du lapsus, largement convaincante. Et elle réintègre avec succès ces commentaires sur la Bible dans l’œuvre de création la plus personnelle de Claudel.
Ainsi, Malicet relève une avalanche de références à Lucifer, l’ange rebelle, le principe du mal, que Claudel qualifie plusieurs fois de « premier-né de Dieu » et dont il retrouve la figure dans Caïn, Esaü, Absalon, le Prince de Tyr d’Isaïe, personnages dont le Destin le hante. Hérésie absolue (Dominique Millet la relève), les anges étant des « créatures de Dieu » tandis que le Christ seul est Filium Dei unigenitum, comme l’affirme le Credo récité chaque dimanche. Claudel ne semble pas s’en être jamais rendu compte, ce qui est caractéristique du lapsus, et Malicet a bien raison de mettre à nu, dans ce « roman de la Création » que Claudel voit aussi bien dans Isaïe que dans l’Apocalypse, le schéma de l’usurpation fraternelle qui sous-tend la quasi-totalité de ses drames. Malicet cite aussi plusieurs textes où Claudel tend à féminiser le Père, avec une sorte de regret presque avoué qu’il ne soit pas une Mère, tandis que par un mouvement inverse mais convergent, Claudel tend à faire de la Vierge Marie une troisième ou une quatrième Personne de la Sainte Trinité, selon qu’il distingue ou non du Saint Esprit cette Sagesse divine qui a précédé toute la Création.
Quelques conseils de Bison Futé
Pour conclure, je voudrais proposer à ceux qui, non-spécialistes, seraient un peu effrayés devant une telle somme de textes, un mode d’emploi, ou plutôt un parcours à travers ces deux énormes volumes. Conseils forcément subjectifs et arbitraires mais qui peuvent, je crois, les aider à apprivoiser ces livres foisonnants et un peu chaotiques, – un chaos sillonné de sublimes éclairs.
Commencez par… la « postface » de Dominique Millet, La Bible du Poète (II, 1919-1936), on ne peut rêver meilleure introduction à la découverte de ces textes. Réservez pour la fin la dite « préface » de Michel Malicet qui est plutôt une étude critique sur l’œuvre, écrite avec recul, familiarité et engagement personnel, et qui gagne donc à être lue de même. Laissez également de côté les premiers textes, brefs, pointus et très abstraits, encore marqués par la lecture de saint Thomas, et commencez par cette merveille d’imagination, de fraîcheur et d’humour, Au milieu des vitraux de l’Apocalypse. Ne vous laissez pas arrêter par les notes qui briseraient votre élan et brideraient votre plaisir, sauf si vous voulez éclaircir ou creuser tout de suite quelque passage difficile ou obscur (il y en a).
Lisez ensuite, et de la même façon, par exemple pendant la Semaine sainte, le plus beau et le plus approfondi des trois Chemins de Croix de Claudel, Un Poète regarde la Croix, puis L’Épée et le Miroir, le plus accessible des textes liés au culte marial. Et ne négligez surtout pas, toujours dans le premier volume, Seigneur, apprenez-nous à prier.
Vous voilà mûrs pour vous lancer dans les grandes sommes plus épaisses et plus touffues, peu importe lesquelles et dans quel ordre. J’avoue avoir un faible pour la narration bouleversée d’Emmaüs et pour les fresques grandioses de L’Évangile d’Isaïe, mais tout autre choix pourrait se défendre. Ainsi, Le Livre de Job retient par son optimisme inattendu et peut-être un peu forcé ; le tardif Livre de Jérémie, dans sa démarche sinueuse et foisonnante, contient quelques pages magnifiques, mais on peut en dire autant des autres. Quand on s’y est une fois immergé, on n’a plus qu’à s’y laisser flotter avec délices comme Sept-Épées entraînant sa gentille bouchère.
Jean-Noël SÉGRESTAA
Le Soulier de satin, utopie et critique du monde moderne : les conquistadores, le trouveur de quinquina et le capitaliste
Écrit au lendemain de la Grande Guerre1, Le Soulier de satin est joué pour la première fois au cœur de la Seconde Guerre mondiale (1943). À ce moment, l’Histoire aura très largement vérifié le jugement que son auteur a porté sur l’Europe de la fin de la Renaissance : étendant son emprise plus largement qu’aucune civilisation jusqu’alors, mais troublée par les guerres intestines et moralement affaiblie par le succès même de ses conquêtes, cette Europe animée de forces nouvelles ne peut plus être tenue pour un modèle universel de société chrétienne. Quand bien même l’infatigable Rodrigue réussirait à jeter sur le « monde entier » (III, 1 ; III, 10 ; IV, 9…) le filet de sa rêverie utopique2 – « la réunion de la terre » (III, 8), « la belle pomme parfaite » (IV, 8) –, il serait pris dans le mouvement d’émancipation que génère cette rêverie, comme il s’en aperçoit au cours de la Quatrième Journée.
En août 1947, quand l’Inde et le Pakistan célébrèrent leur indépendance, Claudel formula un jugement auquel son drame des années vingt nous aura préparés : « ayant cessé d’être chrétienne, l’Europe se voit dépouillée de son hégémonie sur les peuples païens »3. Mais au moment où il écrivait le Soulier, les puissances coloniales, au sommet de leur puissance, étaient à la tête d’un empire de 56,5 millions de kilomètres carrés, soit plus de 40% des terres émergées, où vivaient 610 millions d’êtres humains4. Les trois premières d’entre elles, la Grande-Bretagne, la France et les Pays-Bas, avaient succédé aux empires ibériques (l’Espagne avait achevé de perdre ses colonies d’Amérique et les Philippines en 1898). Quand il parle de l’Europe, Le Soulier de satin entend bien ne pas distinguer entre les uns et les autres. C’est la colonisation en tant que telle qui renoue avec le racisme d’État auquel l’esclavage des Hébreux en Égypte tient lieu de mythe d’origine : « Tous ces peuples qu’on ramasse à la manière de Pharaon pour les jeter dans la tranchée de la Culebra ! » (III, 2).
Claudel confère aux grandes orientations des sociétés et au déroulement des événements historiques qu’il évoque dans son drame un pouvoir et une autonomie5 dont les personnages de fiction sont tenus de s’arranger, comme Almagro en prend conscience :
Le Vice-Roi – Qui te poussait ? Toutes ces choses que tu as faites, quel avantage et quel bien espérais-tu en retirer ?
Almagro – Je ne sais. […] C’est comme l’instinct qui vous jette sur une femme.
Non pas poussé, plutôt c’était quelque chose en avant qui me tirait.
[…] C’était le commencement indispensable de quelque chose. (III, 3)
Interroger les uns en fonction des autres ces éléments inexplicablement liés entre eux conduit au cœur d’une œuvre qui ne se limite pas au kaléidoscope d’actions qu’elle représente, aussi belles et émouvantes soient-elles, mais qui construit une véritable ‘image du monde’ en ajustant ou en réajustant des éléments aussi nombreux, variés et significatifs que possible.
*
À l’époque où Claudel écrivait Le Soulier de satin, quand il commençait à prendre de l’âge – tout comme son héros au moment où sa destinée croise celle du Roi de pique –, les massacres de la Grande Guerre avaient clairement montré quelle forme d’humanité s’était imposée au vieux continent. Les déterminations de masse (antinomiques avec la morale chrétienne, comme le serine Sept-Épées) y avaient pris une importance dont la littérature française, alors avant tout fixée sur la psychologie, n’a que faiblement rendu compte. Le Soulier de satin, où les mots « masse », « populations », « multitudes » et surtout « peuples » ne sont pas récurrents pour rien, place au contraire ce caractère de la civilisation européenne moderne au centre d’une réflexion autant politique, au sens large du terme, qu’historique. Claudel construit sa lecture de l’Histoire en fonction de ce que lui a appris le monde dont la guerre vient d’accoucher. C’est ainsi que des liens allusifs6 sont tissés entre les tueries du passé récent et la destruction des nations américaines survenue à la Renaissance. Ces liens incitent à envisager la colonisation d’un point de vue informé par la réalité moderne, et feront peut-être même entrevoir ce que l’idée de cette destruction a déjà de moderne, c’est-à-dire de postchrétien.
Le texte ne suggère pas seulement des analogies termes à termes plus ou moins sensibles, il crée des superpositions significatives. Très apparentes du fait qu’elles sont anachroniques, des mentions récurrentes du canal de Panama offrent une sorte d’unité de mesure aux abattages massifs de la guerre de Quatorze et à ceux que les institutions des Indes légalisèrent. La mortalité scandaleuse qu’a entraînée la réalisation de la « coupure » pratiquée « entre les deux Amériques » (IV, 9) est en effet présentée comme la marque d’origine que l’Europe des charniers – et non pas celle des chantiers – aura imposée au nouveau continent : « Ce n’est pas en ingénieur que j’ai travaillé, c’est en homme d’État » (III, 11), affirme Rodrigue. Parce qu’elle participe à la fois du monde actuel où elle a eu lieu et de la conquête qui l’a rendue possible et dont elle est un des achèvements, cette « ingénieuse petite chose » (id.) rassemble à la faveur d’une litote ironique les événements tragiques qui se sont déroulés là-bas et ici, jadis et maintenant, dans un concept commun, la gestion pharaonique de la société.
Le ‘drame espagnol’ ne se contente pas de souligner la constance de l’Histoire au moyen de l’image emblématique du canal. Il montre également ce qui s’est métamorphosé quand la chrétienté a cherché à étendre sa dimension universelle au Nouveau Monde, comme l’y incitait le déploiement audacieux de l’espace, qui a caractérisé la Renaissance. Au cours de la Deuxième Journée, dans la scène des conquistadores que nous analyserons plus loin, Claudel nous invite à comprendre que, si la colonisation élargit en effet la chrétienté, les crimes du colonialisme dénaturent plus sûrement encore le christianisme. Mais dès l’orée du drame, le Roi de cœur (repris en écho par Don Fernand [III, 2]) esquisse la critique du génocide des Indiens. « Depuis quelque temps je ne reçois de là-bas que nouvelles funestes : / Pillages, descentes de pirates, extorsions, injustices, extermination des peuples innocents » (I, 6), affirme ce Roi dans une énumération très proche de celle que Bartolomé de Las Casas place au début de son brûlant réquisitoire : « les tueries et les destructions d’êtres innocents et le dépeuplement de villages, de provinces et de royaumes où se sont perpétrés ces actes et bien d’autres non moins épouvantables »7. À l’évidence, Claudel rappelle ici l’existence de ce témoignage célèbre : celui d’un prince de l’Église qui participa tout d’abord à la conquête et à l’exploitation coloniale, puis qui s’érigea en protecteur inconditionnel des Indiens. C’est donc cette fois à la faveur d’un ‘rapport de minorité’ que notre regard actuel est introduit dans le passé, ou qu’il y découvre son anticipation.
L’évocation de la traite des Noirs8 développe, elle aussi, une résonance moderne. En proposant cyniquement de voir dans ce crime institutionnalisé l’occasion d’une promotion pour les deuxièmes générations – jugement émis par un personnage se livrant à la traite des blanches, un « proxénète », tout est là –, le dramaturge souligne avec un art consommé l’impudence d’une position qui fut celle des historiens du colonialisme de son temps9 :
Le Sergent Napolitain – […] et où est-ce qu’il l’avait mis<e>, ta maman,
Après que s’étant caché derrière une touffe de bananiers il l’eut pris<e> avec toutes les femmes de son village pendant qu’elles pilaient du mil au clair de lune,
Ce brave Portugais du Portugal, quand il l’amena au Brésil pour lui apprendre les bonnes manières et le goût de la canne à sucre il n’y a rien de meilleur ?
S’il n’avait eu cette inspiration, au lieu d’être aujourd’hui cette matrone respectée, oracle de la maison du Juge,
Les cheveux accommodés avec de l’huile de palme et vêtue d’un morceau de papier,
Tu serais encore à danser comme une niaise sur les bords du fleuve Zaïre, essayant d’attraper la lune avec tes dents. (I, 8)
Une vignette colorée, fâcheusement esthétisée – à peine une anecdote – fait allusion dans un ton burlesque à l’exploitation des Noirs qui succédèrent aux Indiens exterminés. Non sans force atténuations, euphémismes et réticences qui contrastent avec sa faconde, le Sergent Napolitain tourne en plaisanterie ce qui fut en réalité l’un des enfers du Nouveau Monde : la récolte de la canne à sucre (elle se fait encore aujourd’hui à la machette, toujours à une cadence épuisante). Si tant est que le spectateur rie de l’esprit détestable du Sergent, Claudel en dit assez pour que celui qui a des oreilles entende10. Sa position est d’ailleurs claire. Dans une lettre de 1927 à Maritain, il observe lucidement que la suppression de l’esclavage résulte d’un mouvement « malheureusement opéré en dehors des catholiques »11. En rappelant que la société brésilienne fut fondée sur l’exploitation des Africains et en faisant dépendre l’évaluation positive de l’épouvantable trafic d’une origine énonciative douteuse, Le Soulier de satin critique les positions esclavagistes qui se perpétuent à bas bruit dans tout jugement favorable porté sur la valeur civilisatrice de la conquête américaine qui leur fut consubstantielle. Un tel procédé inscrit cette critique dans l’Histoire elle-même. Ainsi celle-ci est-elle amenée à dévoiler, le temps d’un éclair de conscience, ce qu’on pourrait appeler sa dimension constante, laquelle prend dans le monde moderne les formes du « bagne » (cf. infra en note 3 p. 66, le constat de Claudel datant de 1934). En 1920, le pacte de la S.D.N. trouvait significativement nécessaire d’inscrire dans ses articles 22 et 23 la répression de la traite des esclaves.
Comme si les maux de la colonisation refluaient sur l’Europe, mais en réalité pour témoigner du fait que les rafles d’esclaves propres au monde méditerranéen gréco-romain ne cessèrent jamais complètement pendant le Moyen Âge, se maintenant à la Renaissance dans le sud et le sud-ouest de la France (aboutissant à Marseille), la scène III, 11 mentionne plus brièvement et de façon plus cynique encore le trafic auquel donnèrent lieu la guerre maritime et la piraterie en Méditerranée (bientôt étendues à l’océan Atlantique), éclairant la part souvent oubliée, ignorée, qu’y prirent les chrétiens : « on amenait à Marseille par longs chapelets enfilés les adorateurs de Mahomet pour en garnir les galères de Sa Majesté ». Seule sa vieillesse vacillante a empêché que le Vice-Roi des Indes – destiné à être mis en vente par les siens – connaisse le même sort.
« Extermination des peuples innocents », esclavage, traite, chiourme : les valeurs universelles où le christianisme se reconnaît sont mises en échec. Elles ne subsistent pas moins, cependant que leur universalité bafouée entraîne qu’elles puissent se mêler à d’autres systèmes de pensée, et aussi bien perdurer héroïquement, que muter. Un exemple caractéristique de ce phénomène permet d’anticiper la pensée sécularisée du vingtième siècle. Il apparaît dans le discours de Rodrigue à l’occasion d’une réflexion générale impliquant la morale catholique traditionnelle, lorsque le terme « capitaliste » surgit inopinément. Cet anachronisme provocateur est placé à la pointe d’une discussion sans issue où le vieil homme et sa fille confrontent des modèles de société. Le père tient pour la modernité de son temps, c’est-à-dire l’expansion illimitée de la conquête américaine, et (déjà !) la mondialisation (« j’ai à faire un monde » III, 3, « Je ne puis assurer la paix si vous ne me donnez le monde entier » IV, 9), tandis que Sept-Épées le pousse à ranimer l’ancestrale lutte contre l’Islam12. La jeune fille finit par admettre la valeur de la pensée de son père, tout en déniant qu’elle soit le fait d’un esprit chrétien. Cette défense, évidemment, doit paraître ruineuse :
Don Rodrigue – […] Dis-moi un peu, mon enfant, qui a rendu le plus de services aux pauvres fiévreux,
Le médecin dévoué qui ne bouge pas de leur chevet et qui leur tire du sang et qui leur ôte la vie pour les guérir au péril de la sienne,
Ou cette espèce de propre-à-rien qui ayant eu un jour comme ça
Envie de l’autre côté de la terre,
A découvert le quinquina ?
Sept-Épées – Hélas, c’est le trouveur de quinquina.
Don Rodrigue – Et qui a délivré le plus d’esclaves,
Celui qui ayant vendu son patrimoine les rachetait un par un,
Ou le capitaliste qui a trouvé le moyen de faire marcher un moulin avec de l’eau ?
Sept-Épées – Chacun sa manière ! Ce n’est pas tant de faire du bien païennement à nos frères et sœurs qui nous est recommandé
Que de faire ce que nous pouvons, d’aimer les captifs et les souffrants qui sont les images de Jésus-Christ et de poser notre vie pour eux. (IV, 8)
Ici à nouveau, grâce à une argumentation qui culmine dans la mention des bienfaits « capitalistes »13, l’œuvre invite clairement à créditer le passé de conceptions modernes. Quant au moulin à eau, certes une invention de l’Antiquité, c’est un exemple choisi apparemment tout exprès pour s’opposer au « moulin à bras », métaphore moderne de l’esclavage humain (Marx). Déjà le Vice-Roi de Naples de la Deuxième Journée, personnage qui semble inspiré, lui, des réflexions de Max Weber sur la figure du chef charismatique, se souvient de ses thèses célèbres sur l’éthique protestante et l’essor du capitalisme moderne, encore que ce soit de façon paradoxale, car il infléchit négativement non sans partialité proclamée la pensée du grand sociologue. Dans cette scène II, 5 où voix lyriques et engagements polémiques se mêlent14, le Vice-Roi associe au protestantisme une valorisation de l’utile toute profane (« Séparant du ciel la terre désormais mercenaire, laïcisée, asservie, limitée à la fabrication de l’utile » II, 5), qu’à ce titre il rejette, amorçant un vaste mouvement de clôture de l’univers catholique, que Sept-Épées tentera à son tour de valider. Pour ce grand personnage bien dans son temps, homme de guerre, négociateur, mécène, et qui se montre avant tout un catholique romain, la recherche de l’utile apparaît donc d’avance comme l’idolâtrie postchrétienne par excellence. Il lui oppose l’idéal ancien du service, trouvant son plus haut accomplissement dans la louange (l’art). Or c’est précisément une éthique de l’utile – effectivement associée à une société laïque – qui resurgit dans le plaidoyer du vieux Rodrigue que nous venons de lire, mais cette fois sous des traits positifs ! S’il apparaît impossible de la désavouer, c’est que le vieil homme montre avec adresse qu’elle permet de réaliser l’idéal de charité où le christianisme a voulu se reconnaître à toutes les étapes de son développement.
La ferveur que l’auteur attache au discours du Vice-Roi de Naples ne l’empêche donc pas du tout d’en retourner le propos. Naviguant, d’une part, entre le service du prince et de l’Église caractéristique d’un système modelé par la féodalité et, d’autre part, « la fabrication de l’utile », que le Vice-Roi disqualifie en l’associant au protestantisme, mais que vante finalement Rodrigue au nom des « services » (IV, 8) qui pourront être rendus grâce à l’amplification du progrès technique, Claudel a été sensible, comme déjà dans la trilogie, aux tensions générées par les crises internes de notre société : c’était la Révolution dans L’Otage, ce seront dans Le Soulier de satin tout d’abord la Réforme, puis l’avènement du progrès et des idéaux philanthropiques favorisés par l’essor de la science (découverte des valeurs curatives du quinquina en 1630 par don Francisco Lopez, suivie par celle de la quinine en 1820 par Pierre Joseph Pelletier). Nous voyons donc que ce qui ne passe pas, et qu’on peut donc aussi bien rappeler ou anticiper en évoquant telles ou telles luttes de pouvoir, ce n’est pas seulement la sinistre propension de l’espèce humaine à se massacrer que tout conflit réveille inévitablement, c’est aussi, au niveau supérieur de son développement, le potentiel dramatique lui-même dont Claudel associait la fécondité au charisme du christianisme et qu’il croyait les autres civilisations incapables de fournir à moins de recevoir le baptême (« Tous ces bancs palpitants de frai humain, plus populeux que les morts » I, 6). De telles conclusions lui ont permis de prendre en compte positivement la constante du changement dans l’Histoire (formulée explicitement comme telle dans L’Otage), autrement dit d’envisager l’Histoire sous l’angle de la vie et non seulement comme perpétuation de la mort.
Sygne de Coûfontaine défend la doctrine du service contre le héros de la modernité, l’abominable et intéressant Turelure. Or, c’est précisément le rôle tenu par l’homme du Tiers que se voit attribuer le noble Rodrigue dans la controverse qui l’oppose à sa fille, laquelle reprend celui de Sygne.
La stigmatisation du protestantisme est peu perceptible dans les propos de Sygne, encore que la déchristianisation révolutionnaire ne s’y profile pas pour rien sur la rupture des guerres de religion15. Elle se présente comme un thème d’actualité dans Le Soulier de satin : les luttes religieuses sont consubstantielles à cette époque, mais surtout la Réforme y tient le rôle de l’hérésie moderne. C’est à ce titre que le Vice-Roi de Naples stigmatise les « tristes réformateurs » (II, 5) et sans doute aussi que le Père Jésuite, qui évoque conjointement l’Islam et l’hérésie, juge la seconde « pire » que le premier (I, 1). La polémique contre les protestants est au contraire désactivée au cours de la scène de la Quatrième Journée, qui oppose Rodrigue à sa fille. Pour elle, seule compte la menace de l’Islam. Ces variations peuvent surprendre. Fernand Braudel a montré qu’elles font système : « dans tous les pays chrétiens, la ‘turcophobie’ <est> toujours prête à se manifester dès que s’apaisent les conflits internes »16. Sept-Épées conçoit plutôt que la menace turque devrait faire taire les rivalités des chrétiens. Elle leur reproche de « se battre vilainement entre eux » (IV, 3) au lieu de libérer leurs frères captifs des « bagnes de Barbarie ». Tous ces discours partisans ont ceci de commun qu’ils semblent se situer sur des lignes de fracture du christianisme, alors que le drame voudrait montrer qu’ils lui sont en réalité essentiels. L’unité utopique que poursuit Rodrigue est significativement un concert de forces antagonistes (comme en témoigne la politique anglaise qu’il préconise), Pélage déclare la lutte contre les Maures indispensable à l’Espagne, et Saint Boniface rappelle après saint Paul qu’« il faut qu’il y ait des hérétiques » (III, 1. Cf. infra note 1 p. 51).
Pour Sept-Épées, la résistance contre l’Islam se définit comme une sorte d’utopie chrétienne antérieure à la Réforme, aussi comprend-on pourquoi elle ne parvient pas à placer l’enjeu de sa discussion avec son père là où elle le voudrait. Rodrigue s’intéresse en effet à l’articulation de l’ancien monde chrétien et de la société moderne « païenne » (selon la terminologie que Claudel réserve aussi à son propre usage). Quand il tente d’expliquer à Sept-Épées de quelle façon « la mélodie de ce monde » (III, 1) est en train de changer (comment mieux exprimer le sentiment qui prévalait au lendemain de la guerre de Quatorze ?), elle répond d’un mot – « hélas ! » – qui exprime une nostalgie dont les tenants et les aboutissants lui échappent. Cependant nous comprenons peu à peu qu’elle déplore que puisse disparaître, du fait de changements affectant la société tout entière, l’intrication entre le niveau symbolique de l’acte charitable (soigner les malades, racheter les captifs) et son implication socio-économique (cf. la vocation des grands ordres charitables et guerriers). C’est que la mentalité quantitative que prône Rodrigue (« …qui a rendu le plus de services ») doit à l’évidence l’emporter sur l’économie de qualité (« chacun sa manière ») qu’elle voudrait maintenir au contraire contre la tyrannie d’un ‘progrès’ indexé sur le taux de rendement. Elle prêche une croisade contre cet Islam fort que Don Pélage souhaite aux Espagnols d’avoir pour ennemi en vue d’enrayer la perte de l’identité chrétienne.
Les anachronismes que Claudel met dans la bouche de Rodrigue font prendre la mesure de déplacements historiques qui ont configuré de façon déterminante la vie actuelle. En fait, il prononce un véritable plaidoyer pour la sécularisation de la société quand il évoque perfidement les plus vénérables exemples de charité chrétienne (soigner les contagieux au péril de sa propre vie – et les tuer ! ricane-t-il en dessous –, vendre ses biens pour racheter les esclaves « un par un »), mais pour leur opposer victorieusement le « trouveur de quinquina » ou « le capitaliste qui a trouvé17 le moyen de faire marcher un moulin avec de l’eau » et qui, s’il n’éradique évidemment pas l’esclavage, en réduit du moins le poids. La réponse de Sept-Épées réaffirme une position traditionnelle qui sans doute paraîtrait juste à bien des lecteurs du Soulier de satin, si elle n’était proche de l’immobilisme que prône l’inénarrable Léopold Auguste :
Ce n’est pas tant de faire du bien païennement18 à nos frères et sœurs qui nous est recommandé
Que de faire ce que nous pouvons, d’aimer les captifs et les souffrants qui sont les images de Jésus-Christ. (IV, 8)
De ces « images de Jésus-Christ », la Première Guerre venait d’apprendre aux lecteurs de 1929-1930 que la société moderne entendait faire de la chair à canon. Les spectateurs de novembre 1943 en sauront plus encore. Le port de l’étoile jaune avait été imposé pendant l’été 42, symbole dorénavant associé à la shoah que Claudel nommera ‘holocauste’ avec son temps, et qu’il rapprochera dans son œuvre tardive des crimes de Pharaon, qui lui avaient déjà servi à qualifier « l’extermination » (I, 6) des Indiens.
Avec l’exemple du « trouveur de quinquina », Rodrigue rappelle que la science modifie l’idée que l’homme peut se faire de sa condition ici-bas. En associant l’antique moulin à eau au développement capitaliste, il pointe le rôle que joue dans le processus de mondialisation économique l’essor technologique. On retiendra donc qu’en préconisant des remèdes capables d’intervenir à l’échelle des masses, Rodrigue prend en compte le paramètre pharaonique du monde moderne, réapparu précisément dans ce Nouveau Monde où la civilisation chrétienne sera attaquée par le progrès qu’elle génère. Quant à Sept-Épées, si son avertissement semble prophétique, ses conceptions sont nostalgiques : elle manifeste une contradiction indépassable au niveau individuel où se situe la morale, qui seule l’intéresse.
Claudel a résolu cette difficulté en modifiant l’échelle de la représentation. Dans la scène de l’église Saint-Nicolas de la Mala Strana, il soustrait au débat de ses personnages fictionnels le problème de la destinée de la chrétienté et de ses valeurs, pour le confier à de grandes voix lyriques : Musique, soutenue par des sortes d’allégories supra-individuelles (les quatre Saints sont des statues qu’anime la prosopopée, des ‘rêves de pierre’ en quelque sorte, comme dans le célèbre sonnet de Baudelaire). Supposant à la manière des gnostiques une destinée propre à chaque peuple, il place le « brouillard » de l’Allemagne19 et sa neige hivernale (« Tout ne fait plus qu’un là-dessous, les catholiques et les tristes protestants » III, 1) au centre symbolique de l’Europe nouvelle :
C’est pourquoi à ce moment où l’Europe conquiert la terre, […] Dieu a mis cette contradiction [les Saxons] au milieu d’elle. (III, 1)
Appartenant au discours épiscopal de Prague prononcé au lendemain de la bataille de la Montagne Blanche où les Impériaux catholiques vainquent les protestants indépendantistes, cette observation vaut évidemment aussi pour le vingtième siècle. Directement à sa suite, Musique médite sur
les morceaux enchevêtrés de cette chrétienté en débâcle. (III, 1)
Il s’agit ici des deux versants d’une seule idée exprimée par deux voix concertantes : le même processus de métamorphose – la Renaissance – qui conduit à l’avènement de l’Europe conquérante rend inévitable à plus ou moins long terme l’effacement de la chrétienté. On ne saurait attacher trop d’importance à ces considérations. Elles transforment l’opposition de la chrétienté en expansion et du christianisme en régression, que développait le discours tour à tour euphorique et critique du premier Roi. L’opposition demeure, mais elle se présente tout autrement : l’Europe « qui conquiert la terre » exerce aussi bien contre elle-même que dans ses colonies la volonté de dominer qu’elle a héritée d’une chrétienté désormais morcelée, volonté qui les aura donc caractérisées successivement l’une et l’autre. On est loin du compromis que propose Rodrigue : « tous ces peuples travaillés par l’hérésie, puisqu’ils ne peuvent se retrouver par leurs sources, qu’ils s’unissent par leurs embouchures ! » (IV, 9).
Cependant, Le Soulier de satin a beau signaler les tensions, dissensions et innovations qui divisent le monde chrétien – en les minimisant, autant que possible, par des réticences et des effets de sourdine importants, car les idées de Rodrigue doivent rester crédibles –, il a beau blâmer le recul des mœurs civilisées dans les colonies et laisser entendre que celui-ci s’étaie sur la barbarie interchrétienne – symbolisée (côté catholique) par les têtes coupées exposées à Prague (III, 1) et (côté protestant) par « la sanguinaire Élisabeth » (IV, 4) –, la doctrine du drame n’en paraît pas moins optimiste. Il y a là matière à réflexion.
Au freinage que Sept-Épées souhaite imposer à la transformation de la société, Musique enceinte répondait d’avance :
Mon Dieu, qui êtes aujourd’hui !
Mon Dieu qui serez demain, je vous donne mon enfant […]
C’est en lui que je […] tends les mains de toutes parts à ces peuples qui ne sont pas encore.
Qu’ils sentent ma chair avec leur chair et dans leur âme mon âme qui ne fait aucun reproche à Dieu mais qui dit violemment Alléluia et merci ! (III, 1)
Et pourtant, c’est l’hiver à Prague : on scie les statues de bois des églises pour se chauffer. Entendons que la conquête euphorique du Nouveau Monde (II, 1) ou sa découverte exaltée (II, 12) correspondent en réalité à la glaciation historique20 qui fige l’Europe chrétienne en son centre, un hiver que Saint Boniface considère courageusement comme une « négation confirmatrice ». Cependant, on ne sait quelle prédiction destine le fils de Musique à mourir « avant trente ans » (IV, 3). La future mère ignore cette menace qui plombe rétrospectivement sa louange extasiée. C’est que, en dépit de la ‘musique d’avenir’ résonnant avec une bienheureuse foi dans l’église de la Mala Strana, le drame n’entend pas dénier l’existence du malheur et du mal, comme l’indique la double allusion à la nature pécheresse des êtres humains et aux voies tortueuses de l’Histoire, qui est mise en exergue de l’œuvre.
Au fil des vies qui passent sous nos yeux, les variations du thème de la souffrance sont traitées en fonction de points de vue internes divers et, pour certains d’entre eux, situés hors de la perception habituelle de l’espace et du temps, ce qui permet de proposer des représentations dégagées de leurs particularités individuelles. Aux différents niveaux naturels et culturels où l’action se joue, ce thème de la souffrance prend des formes symboliques universelles, mais susceptibles d’être orientées en fonction des conceptions religieuses que Rodrigue et Prouhèze incarnent : miséricorde d’Adonaï qui s’étend à toute nuit en nous et hors de nous, qu’apaise la Lune ou que pacifie la neige déroulée par les Anges ; projection dans le ciel étoilé d’un point de fixation désensibilisé offert à la douleur des cœurs séparés (Orion-Saint Jacques) ; compassion de l’Ange qui « comprend » (I, 12) la passion, et de Balthazar qui lui ouvre au contraire le champ du monde extérieur ; moqueries réitérées se gaussant du « mal d’amour » (I, 14) ; tourments et plaintes de l’Ombre double ; enfin, zoom sur l’âme troublée, sommée de réagir quand elle est blessée (la médication de Pélage) et de se convertir quand elle blesse (Camille interpellant Prouhèze).
Le mal que la société fait peser sur sa marge n’est pas oublié, bien que la représentation de ses effets demeure à la limite de l’audible (nous l’avons vu). La Bouchère misérable et flouée est emblématique à cet égard. Son agonie est simultanément montrée et effacée : déniée par la malheureuse (« Non, non, je ne suis pas fatiguée » IV, 10), et laissée éloquemment sans secours. Quand Sept-Épées prétend : « Je sens directement avec mon cœur chaque battement de ton cœur », une indication en marge du scénario glisse : (Ici la Bouchère se noie).
Impossible de « comprendre » cette mort dans la fresque d’ensemble si l’on ne s’avise qu’au niveau de la banale réalité qu’indexe ce petit personnage, c’est de façon générale que les répercussions douloureuses des malheurs évoqués sont presque étouffées. L’attitude morale que ce parti suppose est d’ailleurs thématisée, représentée : à l’est de l’Europe, où sévit la guerre de Trente Ans, « les pauvres gens », soumis aux misères du temps (« Ce n’est mie pour toujours ! » III, 1, soupirent-ils), sont « réveillés » par un Saint Nicolas énergique et tonique qui exige d’être fêté comme en temps de paix. Les saints évêques historiques qui regardent le monde du haut du paradis enveloppent péchés, maux et discordes dans les volutes pacifiantes du haut langage, tandis que les allusions faites au discours brûlant de ‘l’évêque des Indiens’ sont, elles, trop brèves, rares et imprécises pour établir son témoignage, nous l’avons vu. Même remarque concernant l’antisémitisme, réduit à la taille d’une superstition folklorique absurde ou de préjugés peu reluisants (IV, 1). L’autocensure règne ouvertement sur l’évocation de la fin de Don Sébastien, mort sous la torture, et la noyade du « beau Duc » (IV, 4) de Medina Sidonia est tournée en blague. C’est que le statut d’exclusion attaché à ceux que la société dépossède ou retranche frappe tout particulièrement leur souffrance, Claudel l’a bien vu. Il placera cette vérité au centre de son Christophe Colomb.
Elle travaille à petit bruit Le Soulier de satin. Aussi, alors qu’une Europe hégémonique y est reconstituée à l’image d’une société que ses princes veulent croire chrétienne, ou plutôt en hommage à la dernière réalisation grandiose de cette idée que symbolise tardivement la construction de Saint-Pierre de Rome (cf. II, 5), on prêtera une oreille d’autant plus attentive qu’on sait la fin proche, aux notes dysphoriques éparses qui rappellent que ce monde, tout glorieux qu’il s’affiche encore, n’en est pas moins soumis à la violence, menacé par la sclérose et la misère, et qu’il est surtout, par-dessus tout, profondément dévoyé par son appétit de pouvoir et de richesses21. Le constat vaut évidemment aussi pour l’époque où les villes américaines se couvraient de gratte-ciel prestigieux, comme le rappelle la préface des Conversations dans le Loir-et-Cher.
Cependant Le Soulier de satin ne propose ni caricatures à piétiner, ni images de substitution à adorer. Ce sont les années jazz, on respire après le massacre, rien d’irréparable, peut-être, n’a encore été commis, et cette fresque catholique oppose victorieusement aux erreurs comme aux succès d’une modernité qu’elle se croit prête à absorber, l’ouverture mystique d’une religion dont il ne semble finalement pas si grave que certains aspects de la société qu’elle informait il y a peu s’affranchissent désormais de sa juridiction. Plutôt que de soutenir ou de renforcer le pouvoir de l’Église par des projets civilisateurs – où « nous n’avons que trop réussi » (III, 9), déplore un Rodrigue entamant son déclin –, le ‘drame espagnol’ se détache toujours plus ouvertement du tissu des événements historiques pour tendre vers l’universalité qui est au cœur de tout homme. La comédie que monte le Roi au dernier acte – tout d’abord assez piquante – a une issue triste. Elle confronte chaque spectateur à l’angoisse que génère le délitement des idéaux. Vertu, beauté, amour, et la foi de la jeunesse ne laissent derrière eux, semble-t-il, que souvenirs sans force et larmes nombreuses à en « nourrir la mer » (IV, 8). En fin de compte, le public du Soulier de satin est mis en demeure de regarder en face la finitude de la condition humaine, comme de se livrer à la béance du monde créé, révélée à Rodrigue par sa profusion et sa beauté en excès découvertes in extremis. Donc, après tant d’héroïsme, d’exaltation lyrique et de joyeuse blague, une ascèse est demandée, mais aussi une ouverture est offerte, qui conduit à l’abandon de soi, tandis que le monde suit son cours.
*
J’aimerais maintenant étendre ma réflexion aux perplexités que n’a pu manquer de susciter chez Antoine Vitez la vision de l’Histoire et du monde, qui se manifeste par le biais des intérêts que poursuivent les personnages mêlés ici ou là aux affaires du royaume catholique. Aucune scène n’est à cet égard aussi engagée dans les paradoxes que celle des radieux conquistadores dont les propos scandaleux ouvrent la Deuxième Journée. Vitez l’a omise. Il aurait pu la raccourcir (trop longue) ou la représenter en charge (trop ambiguë). D’autres le feront. Pourquoi l’a-t-il éliminée entièrement, renouant apparemment avec Barrault, au risque de perdre l’unité de l’œuvre, dont son interprétation postulait justement la valeur essentielle ?
Nul n’ignore que l’éminent metteur en scène était de gauche. – Quelles positions idéologiques s’affirment dans cette scène chorale ? quelle forme de société coloniale présente-t-elle ? justifie-t-elle ? s’est-il certainement demandé. C’est que, moins distincts encore les uns des autres que les disciples du Vice-Roi de Naples, des personnages qui rêvent de se vêtir tous de la couleur de leur bannière (métaphore de la pensée unique) développent un thème exécrable dont le refrain (rappelant le consensus de 1914) aurait pu être : ‘Dieu que la conquête est jolie !’
J’en suis venue à l’idée qu’il a dû trouver redoutable de montrer la « banalité du mal » (Hannah Arendt). Révélant par le petit bout de la lorgnette l’épouvantable drame sociohistorique qui sous-tend la vice-royauté de Rodrigue, la scène II, 1 impose sans vergogne la convivialité d’un groupe de futurs colons impatients d’exploiter les ‘ressources humaines’ (comme on dit effrontément aujourd’hui) du Nouveau Monde. Cette scène développe, y compris dans le domaine de la religion, les idées qui furent très généralement celles du monde chrétien, sans qu’aucun commentaire vienne confirmer pour le spectateur moderne que les rouges compagnons d’un Rodrigue qui se dérobe d’ailleurs, sont en réalité d’infâmes profiteurs, des exploiteurs potentiellement sadiques, bref, des Européens qui détournent cyniquement les valeurs chrétiennes au nom desquelles ils massacreront pour s’enrichir (« Il y a des gens à qui nous allons porter la croix de toutes les façons »). La position d’autorité spirituelle tenue par le Vice-Roi de Naples dans la scène chorale similaire est laissée vacante. À sa place s’installe une bonne conscience hallucinée cautionnée par un vœu « fait entre les mains de Frère Lopez », personnage plus absent encore que Rodrigue, un vœu qui rappelle celui de Prouhèze, mais dans le ton vif et joyeux de la comédie. Pour un peu, on sourirait de cette caricature : ces conquistadores qui se préoccupent si ardemment de leur apparence sont sûrement de grands enfants ? Refermée sur elle-même de manière raffinée, la scène affiche une maîtrise ostensiblement esthétique, et demeure muette sur la configuration morale où elle s’inscrit.
Au spectateur d’ajuster son regard, de trouver la distance. Mais comment s’y prendra-t-il ? Le rouge festif qu’exigent les bourreaux du Nouveau Monde est décliné exhaustivement jusqu’au violet et au rose avec tant d’entrain et d’assurance unanimes qu’il n’y a apparemment plus d’espace où puisse s’inscrire une ‘seconde voix’ critique. Celle-ci existe pourtant. Il nous revient d’entendre comment la mémoire biblique du poète, active en sous-main, lui inspire l’idée erratique, apparemment frivole, de représenter une conversation consacrée à des vêtements – « la violence est le vêtement qui les enveloppe » (Ps., 73, 6) –, et à leur teinture en rouge : « Pourquoi donc votre robe est-elle rouge, et pourquoi vos vêtements sont-ils comme les habits de ceux qui foulent dans la cuve ? » (Is., 63, 2). La réponse à cette question est la clé cachée de la scène – « leur sang a rejailli sur ma robe » (Is., 63, 3) –, non moins que la conclusion qu’en tire le prophète : « Nous sommes devenus comme au commencement, lorsque vous n’étiez pas notre roi, et que votre nom n’était pas invoqué par nous » (Is., 63, 19), c’est-à-dire des ‘païens’.
Cependant, le spectateur auquel cet intertexte n’est pas rappelé, a devant lui des êtres actifs, positifs, prêts à payer de leur personne, et croyants. Comme Prouhèze, en somme, ils auraient pu protester « moi, j’aime la vie, […] j’aime le bon soleil », etc. (I, 3). Simplement, ce qu’ils préfèrent à tout, eux, c’est « la couleur de Notre-Seigneur sur la croix » (disent-ils), et ils osent le référer, ce rouge22 qu’ils s’approprient si complètement23 qu’ils en ont épuisé les réserves disponibles avant même de quitter l’Europe – ils osent le référer au Précieux Sang, le symbole de la rédemption chrétienne.
Pour ma part, je ne pense pas qu’un metteur en scène capable de se représenter, même de façon globale et schématique, ce que fut l’exploitation des colonies américaines (cf. les encomiendas) puisse admettre de faire jouer cette scène de façon burlesque. Ce serait bel et bien trahir l’esprit du texte, car ces gaillards qui s’apprêtent à porter la croix aux Indiens « de toutes les façons » sont des hommes quelconques, de bons vivants qui plaisantent entre eux plus ou moins finement sur les crimes qu’ils s’apprêtent à commettre et qu’ils requalifient en termes de travail. Une ‘saison de machettes’ que l’Europe a étendue sur plusieurs siècles. Les ridiculiser (cf. Léopold Auguste) ou en faire des marionnettes grotesques (cf. Bidince et Hinnulus) permettrait au spectateur – « hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère » – de se dédouaner à trop bon compte. Il n’est que de se remémorer le constat effaré du dépeuplement de l’Afrique noire que fera Gide en 1927 et en 1928 pour comprendre de quoi parle en fait la scène des conquistadores. Son sens est dans ce qu’elle ne montre pas, ou si peu, et qu’elle ne dit que de façon éclatée, par fragments déplacés : manière classique – Montaigne – de déjouer les défenses du lecteur. Quel lecteur du Soulier de satin souhaite en effet se voir rappeler que la conquête du continent américain et, qui a fait corps avec elle, l’implantation sur son sol de la société européenne, ont eu pour corollaire le plus gigantesque génocide de l’Histoire ? ou que, dans les uniformes symboliques qu’invente Claudel, le rouge laïque rencontre parfaitement, ou presque, la pourpre ecclésiastique (car tout de même, redisons-le, des voix se sont élevées alors au sein de l’Église pour affirmer les valeurs chrétiennes) ?
Pourtant, aussi choquante peut-elle sembler sur le plan moral, le plus scandaleux dans cette scène apparemment entièrement immergée dans la contingence n’est peut-être pas l’insouciance avec laquelle les futurs bourreaux compromettent la Croix du Christ dans leur entreprise de colonisation. Nous savons bien que les chrétiens ne seront jamais que des « mal baptisés », comme l’écrit Freud dans Moïse et le monothéisme, expression qui apparaîtra sous la plume de Claudel avec une correction : « mais vous aussi, chrétiens, espèce tant bien que mal de baptisés », les apostrophe-t-il dans L’Apocalypse de saint Jean24.
Ce qui est au cœur scandaleux de cette scène est l’indifférence devant la souffrance de l’autre, l’attitude même que stigmatise Sept-Épées quand Rodrigue refuse sa proposition d’aller délivrer les captifs : « Mon père, je ne croirai jamais que vous soyez si cruel et si léger » (IV, 8).
Sans doute, Vitez n’a tout simplement pas eu le cœur à plaisanter avec une réalité pour laquelle la comparaison de « la mer qui a englouti Pharaon »25 paraît faible. Mais justement, sont-ce les Indiens qui appellent ici l’évocation de la perte des Égyptiens ? ou plutôt les Espagnols ? Les uns et les autres, sans doute. La carrière américaine de Cortez (qui a participé à la fin de sa vie au siège d’Alger) n’a été interrompue par aucune mer Rouge, mais le Santiago en train de couler du prologue ou la scène des bandeirantes rappellent les souffrances d’Espagnols… celles mêmes que nos conquistadores mettent en avant pour justifier d’avance leurs iniquités. Quoi qu’il en soit, ce qui est remarquable dans cette allusion biblique telle que la véhicule le Maître Drapier, c’est précisément qu’elle ne marque pas qui sont les bourreaux et qui les victimes. Prendra-t-on en compte ou non qu’elle soit le fait d’un personnage subalterne peu désireux de fâcher les violents ? Voilà bien la seule ‘lacune’ (Baudelaire) ouvertement offerte à la sagacité du lecteur dans cette scène de comédie qui engage notre civilisation26.
La ‘loi d’airain de l’Histoire’ et la règle d’or des riches fonctionnaient avant le règne du capitalisme moderne, comme Rodrigue le rappellera avec son exemple du moulin à eau. « La Flandre vous a profité, Don Gil ! » : ce commentaire qui suit le constat d’une obésité, nous apprend que parmi les futurs conquistadores certains ont appartenu aux troupes d’occupation du duc d’Albe, prénommé le « Duc de sang », non sans raison, on le sait. Claudel pointe là, de nouveau très indirectement, une vérité avérée, mais indésirable : la mondialisation de la torture pratiquée dans l’ombre de la Croix s’est partout associée au pillage. Les bûchers allumés en Amérique pour en extorquer l’or (« l’Europe conquérante »), ont commencé par extirper l’hérésie des Flandres (la « chrétienté en débâcle »), non sans gras profits. La victime peut changer, le rouge décliné dans toutes ses nuances demeure toujours rouge, comme les personnages qui en prennent la couleur le disent éloquemment, n’osant pourtant évoquer directement le mot qui fait l’objet d’une réticence étendue à l’ensemble de la scène27, mais qui en sera quand même le dernier. Alors, derrière la mention du Précieux Sang, apparaît le fleuve de sang indien dont parle Las Casas :
En rouge ! en rouge ! nous ne partirons qu’en rouge ! C’est un vœu que nous avons fait entre les mains de Frère Lopez.
En rouge sous le commandement de Monsieur Don Rodrigue ! Nous attendrons ce qu’il faut. Il y a encore cinq mois avant celui du Précieux Sang !
L’écoulement des victimes devient le don de Dieu : est-ce bien là le mystère de l’Eucharistie ? Dans un poème paru en 1916, Claudel devance notre souci. Au gré de la double métamorphose qui en est le thème, ce texte développe la transformation rituelle du vin de la communion en Précieux Sang, puis, à la faveur d’un chiasme, celle de ce Sang devenant en retour le « sang précieux »28 des êtres humains. Précieux pour Dieu, le poète s’en porte garant : c’est sa foi.
Le drame au contraire montre l’indifférence à la souffrance d’autrui. Comment cette carence se manifeste-t-elle ? Là, justement, réside le problème qui se pose au metteur en scène. L’indifférence est énoncée dans l’indifférence :
C’est comme à la Corrida. Il y a sur notre boule terrestre un côté au soleil et un côté à l’ombre.
La souffrance au grand soleil – c’est-à-dire exposée, mais non regardée – illustre la cécité à laquelle la colonisation s’est condamnée. Certes, Le Soulier de satin ne cache pas que la conquête a eu un prix en vies humaines, mais ce sont immanquablement les bénéficiaires qui abordent le sujet, dans l’optique qui fut la leur. Rodrigue, par exemple, propose un bilan qui passera pour autorisé, sinon même pour légitime. Il est terrible : « Et cent mille hommes sous la terre couchés de l’un et de l’autre côté de ce chemin29 que j’ai établi témoignent que grâce à moi ils n’ont pas vécu en vain » (III, 11). Sacrifice ou gâchis ? À ceux qui sortaient de la guerre de Quatorze, cette réplique rappelait évidemment un autre « chemin » que la France venait d’arroser par deux fois « en vain » de son sang.
Nous voyons là sur un exemple précis comment les mots qui évoquent la colonisation sont choisis de façon à renvoyer à une mémoire récente. Le chemin-tranchée (la « tranchée de la Culebra » III, 2) rappelle que la politique de mortalité illimitée jadis pratiquée aux Indes a repris ses quartiers en Europe. De même, le quinquina exotique dont parle Rodrigue peut s’associer dans les mémoires à la grippe espagnole. « Les souvenirs des jours de catastrophe au fond de nous virent et s’agitent lentement avec un détail aigu parfois qui se détache et qui fait mal », écrit Claudel dans À travers les villes en flammes30. Mais comme les détails, chez lui, n’en sont que par rapport aux scènes d’ensemble où ils prennent place et qu’ils contribuent à mettre en place, si leur acuité les en détache trop nettement, ils font courir à l’équilibre de la composition le même risque que le gaz imaginaire dont parle l’Irrépressible, qui pourrait « détoner au milieu de la pièce » (II, 2), c’est-à-dire compromettre le développement complet de l’œuvre. Considéré à la lumière de ces préoccupations d’auteur, le jeu des superpositions passé-présent pourra donc paraître dangereux. Mais n’est-il pas de toute façon inévitable que les sentiments sombres que suscite le rappel des horreurs de l’Histoire, qu’il soit volontaire ou non, se mettent en travers de la libération apaisée à laquelle tout le drame aspire31 ? Dès lors, on peut se demander si la sagesse qui en gouverne la haute ambition a conçu une structure symbolique capable de réordonner l’image du monde en vue d’assurer à l’œuvre une fin conforme à sa nature.
Or tel est bien le cas. Les colonies ne sont pas comparées en vain à la corrida dont les deux côtés inégaux illustrent une injustice constitutive, quasi naturelle (« la gale pour les galeux, peu pour les gens de peu et rien du tout pour les hommes de rien » III, 10). Cette représentation d’elle-même que la société conquérante se donne tous les dimanches, Le Soulier de satin la corrigera par une autre, analogue, sauf sur ceci d’essentiel que, l’axe horizontal ayant basculé, la loi des autres « sur nous »32 remplace l’opposition des deux côtés des gradins. C’est l’image du tapis d’Orient qui, redressé, devient vitrail33.
Le premier qui s’aperçoit de cette disposition verticale est Camille : « les autres éternellement sur nous, j’étouffe ! » (I, 3). Beaucoup plus tard, Prouhèze lui fera écho : « De nouveau la tyrannie sur moi du fini et de l’accidentel ! » (III, 8). Aspirant à une liberté illimitée et frustrés, Camille se révolte et Prouhèze se désole, quand la destinée qui s’impose à Rodrigue est, au contraire, d’être l’agent de la contrainte : « cette multitude avec lui qu’il implique obscurément » (I, 1), « il a mis dessus l’empreinte de son pied et de sa main » (III, 8). Mais bientôt Prouhèze s’entend dire qu’en établissant sa tyrannie amoureuse, elle a servi à le « capturer ». Ainsi le péché qui assujettit « aussi sert » (III, 8). Elle s’en étonne, mais l’Ange proteste : « comment [Dieu] aurait-Il rien fait qui ne Lui serve ? » (Id.) Dans cette constatation apparemment naïve et simple apparaissent les prémices de la fusion des thèmes du service, de l’assujettissement et de l’exploitation, thèmes qui finiront en effet par s’ordonner harmonieusement dans l’esquisse d’un mythe planétaire, après avoir été distingués et mis en tension dans une représentation historique et sociale du monde, nous l’avons vu.
Prouhèze qui reconnaîtra posséder « un certain pouvoir sur <Camille> » (III, 10) se réjouit amèrement de l’empire qu’elle exerce sur Rodrigue : « qu’il sente sur son front de temps en temps tomber une goutte de cette huile ardente ! » (III, 10). C’est d’elle-même qu’elle parle. En effet :
Cet orgueilleux, il n’y avait pas d’autre moyen de lui faire comprendre le prochain […]
Il n’y avait pas d’autre moyen de lui faire comprendre la dépendance, la nécessité et le besoin, un autre sur lui.
La loi sur lui de cet être différent pour aucune autre raison si ce n’est qu’il existe. (III, 8)
La première des Grandes Odes proposait déjà le même agencement dans le dialogue d’Erato et du poète :
« Ne sens-tu point ma main sur ta main ? » (Et en effet je sentis, je sentis sa main sur ma main !)
Quand finalement l’héroïne passionnée du Soulier de satin cherche l’anéantissement, elle exprimera son désir grâce aux mêmes images, mais orientées désormais en sens inverse : « sur cette chose qui est à toi lève ta main meurtrière ! » (III, 8). Aussi, lorsqu’elle descend sous la terre – et la scène IV, 8 insiste sur cette relocalisation –, Rodrigue fait-il l’expérience d’être assujetti, ou plutôt affilié à un ordre profond, tout en demeurant inclus dans le monde supérieur : « La mer et les étoiles ! Je la sens sous moi ! » (IV, 11) dira le vieux baroudeur, désormais convaincu d’abaisser son regard. Claudel retrouvera ce thème des deux mondes dans Un Poëte regarde la Croix :
Au-dessus de moi la triste rivière des souvenirs, des images et des idées, suit un cours tourbillonnant et irisé. Je suis ailleurs, au-dessous, un peu plus bas. Substantiellement.34
Cependant, contrecarrant le vœu du premier Roi, Le Soulier de satin insiste sur deux des limites qui donnent forme à son univers, et il se garde bien de cacher que ce sont des limitations de l’œuvre. La question sagace que Sept-Épées pose à son père est à prendre en ce sens : « Est-ce que vous pensez faire disparaître l’inconnu ? » (IV, 8)
Tout d’abord, et il importe de le constater, l’expérience de la joie dispensée in fine à Rodrigue correspond non à l’aboutissement de son utopique programme d’action, mais à l’épuisement de sa vie propre, au moment où il se voit retirer précisément tout moyen d’exercer quelque action que ce soit. Ici, comme plus tard dans l’ultime version restée inachevée de Tête d’Or, Claudel rappelle que l’art, d’une façon ou d’une autre, doit prendre la mort en compte. La défaillance du héros mondialiste aurait pu ramener par défaut à la chimère d’une domination catholique parfaite : Rome et Madrid, comme le voudrait le second Roi qui ne songe qu’à maintenir « de toutes parts autour de <sa> foi une parfaite enceinte » (IV, 4). Mais la réalité que montre Claudel est différente, et là intervient la seconde limite que se donne le drame.
Dans les sociétés européennes, conquérantes à tout va, l’assujettissement réglé de l’autre et à l’autre, sur lequel s’était construit le monde chrétien, devient un objectif illusoire dès lors qu’il s’agit des populations sacrifiées qui demeurent sans affiliation. Rodrigue peut toujours saluer la justice exceptionnelle dont Almagro fait preuve « pour les Indiens et les nègres » (III, 3), elle est pourtant sans valeur à ses yeux, puisqu’il en éradique les effets sans manifester aucun regret, bien au contraire. Il en va de même pour ce que nous appelons aujourd’hui le quart-monde. À la proposition de libérer les malheureux prisonniers, il objecte : « C’est les larmes sur mes mains qui m’embêtent. Je n’aime pas qu’on me pleure dessus » (IV, 8). Non pas que le lien de la gratitude l’inféoderait à « un autre sur lui », comme le pense un peu rapidement Sept-Épées qui croit que les puissants et ceux que leur politique sacrifie sans trop s’en apercevoir appartiennent au même monde. Qu’elle se trompe sur ce point, comme le prouvera l’épisode de la mort de la Bouchère, son père le lui signifie en empruntant une expression qui, justement, n’est pas de leur monde (‘pleurer dessus’).
Il faut le rappeler, l’état d’esprit de Rodrigue, quand il discute avec sa fille, ne correspond pas aux positions que Claudel a soutenues pour son compte. Il n’est tout à fait ni avec le père, ni avec sa fille. C’est donc ici la pensée de l’œuvre en devenir qui affleure, certes marquée du sceau de la réalité et de l’Histoire.
Réquisitionné par le Roi, Rodrigue demeure au pouvoir de Prouhèze, laquelle fait soumission à l’Ange qui « lui pose le pied sur le cœur » (I, 12) par l’intermédiaire de ses deux tristes mariages. De façon générale, c’est en subissant des épreuves redoutables, mais non pas annihilantes (une « grande injustice » II, 8), que les personnages trouvent leur affiliation dans un monde ordonné à un chef suprême, lui-même soumis à Dieu, à l’Église, et tête de populations assujetties à leurs seigneurs, ses vassaux : « le bien du Roi, cette terre que j’ai faite et qui lui appartient » (III, 3), précise Almagro. Mais pour les héros qui entendent l’appel de leur âme (« un de ces appels silencieux dans le secret de la chapelle intérieure » III, 11), toute la belle architecture du « bâtiment monarchique » (IV, 4) doit paraître inaboutie, inessentielle. Effectivement, à mesure que le dénouement approche, le drame s’intéresse toujours davantage à manifester les faiblesses grandissantes d’un ordre issu du Moyen Âge35, et qui n’a de cesse de faillir à cet « horizon mystique » (III, 8) sur lequel le vieux Rodrigue projette pour sa perte son rêve d’unité chrétienne. Sa résidence royale à Panama, dont le plafond écroulé « laisse voir les lattes » (III, 9), annonce le palais du Second Roi, édifié sur l’onde et qui « avec ses miroirs et ses peintures se soulève et craque » (IV, 4).
Bien loin d’être assujettis, comme Almagro ou sa caricature, le courtisan Ramire, ou comme aurait dû l’être idéalement cette Angleterre (supposée) vaincue dont Rodrigue aurait voulu faire l’obligée du Roi d’Espagne en la tenant libre et quitte de tout tribu, les peuples de l’Amérique indienne sont au contraire utilisés. La « terre asservie » dont le Vice-Roi de Naples parle en image se trouve là, réellement. Longtemps, le drame ne peut pas formuler sans passer par une allégorie profane – la corrida – l’inassujettissement où est laissée la relation avec les peuples païens, c’est-à-dire non chrétiens (…qu’on prétend hypocritement christianiser, dénonçait l’évêque des Indiens, qui refusait la communion aux conquistadores monstrueux. Pour ces derniers, ni pour leurs victimes, nulle illumination : le tapis ne se redresse pas vitrail).
Toute protestation restera inutile. L’injustice liée à l’origine ethnique, économique et culturelle est un fait que le rôle de la scène des conquistadores est de manifester sans le problématiser36. Le scandale qu’entraîne l’existence de cette injustice dans un monde chrétien sera mis en lumière dans la Quatrième Journée : c’est l’absence de reconnaissance. Puisque « tous ces peuples qui attendent » (III, 8) sont « sans admission » (comme le dit admirablement la première des Grandes Odes), ils demeurent aussi invisibles et inaudibles que les chrétiens captifs des Barbaresques abandonnés à leur sort : « Et pendant que vous regardez le Ciel, vous ne voyez pas le trou à vos pieds, vous n’entendez pas le cri de ces malheureux qui sont tombés dans la citerne sous vous37 » (IV, 8). Si les malheureux sont « au fond », « dessous », encore faudrait-il que Rodrigue, comme le lui intime sa fille, s’aperçoive d’eux pour qu’il puisse incarner « la loi sur eux » d’un « être différent » (III, 8). Mais quelle loi et quelle différence, quand le Vice-Roi qui a conquis les Philippines après avoir gouverné les Indes, n’est plus qu’un vieil aventurier sans attaches, un amateur de paradoxes vains ? Tout sauf un prince, assurément, et pas davantage un prêtre, un saint, ou un martyr38, mais juste quelqu’un qui n’aura pas détourné son regard, contrairement à ce que lui reproche Sept-Épées. L’Ange affirme en effet : « Ce n’est pas Rodrigue qui apporte Dieu, mais il faut qu’il vienne pour que le manque de Dieu où sont assises ces multitudes39 soit regardé » (III, 8). Formule pour le moins alambiquée, pensée apparemment diluée, qu’on peut croire prudente. Je dirais plutôt que l’incroyable extension des repères spatiaux d’une œuvre couvrant le « monde entier », entraîne qu’au moment où son rêve d’universalité est sur le point de prendre vraiment corps, elle se découvre en attente de signification, ouverte.
Rodrigue revient en Espagne en vagabond ? – Façon de dire que le Roi se moquera bien désormais de le réassujettir, et lui de fournir de nouveaux sujets au Roi. En soulignant le mode d’existence précaire du vieux héros, Claudel le transforme en être « sans admission », en exclu : un de ces dégâts collatéraux du système, dont la présence n’est pas propice à l’image que les chrétiens se font d’eux-mêmes et qu’il va donc s’agir de soustraire à leur vue (c’est le rôle social de la bonne sœur de la dernière scène). En fait, son périple oriental lui a fait rejoindre les « multitudes » (III, 8), c’est-à-dire « cette plus grande part de l’humanité dont vous avez convenu de vous passer et pour laquelle le Christ aussi cependant est mort » (I, 3). La sévère semonce adressée ici aux chrétiens – ceux de la métropole, ce n’est pas indifférent – est émise par l’une des rares voix que la pièce autorise à prononcer le nom du Christ, celle d’un « apostat » (III, 10).
Se sachant près de mourir, Camille va proférer un ultime avertissement. L’œuvre alors sera confrontée directement à une extériorité dont les personnages catholiques (mais non le lecteur moderne) se tiennent à distance. D’avance, Prouhèze avait défini le « renégat », ce n’est pas un hasard non plus, comme un de ces païens ‘assis dans le manque de Dieu’ dont l’Ange lui parlera plus tard. Le « renégat », dit-elle à Camille en employant un terme d’époque, « est comme s’il n’était pas » (I, 3). Aussi est-ce le continent que le premier Roi entendait bannir du monde – ou plutôt de la vision qu’il en avait –, qui menacera par la bouche du Mauresque : « Mourez donc par ce Christ en vous étouffée / Qui m’appelle avec un cri terrible et que vous refusez de me donner ! » (III, 10)
La violente malédiction de Camille engage à formuler l’hypothèse suivante : Vitez aurait supprimé les conquistadores rouges, parce que, faisant désespérer du christianisme, leur cynisme soumet l’œuvre à une épreuve qui n’aurait de sens pour le lecteur que si le catholicisme réclamé par le renégat existait, englobant, au lieu de la piétiner et de l’exploiter, cette « part de l’humanité […] pour laquelle le Christ aussi cependant est mort » (I, 3). Au lieu de quoi, faute de quoi, quand enfin Prouhèze cesse de se cramponner à son idole, Camille est sacrifié par la politique du Roi d’Espagne40. Le conquistador, quant à lui, s’est éloigné, et la citadelle a sauté. La mise à l’épreuve d’un catholicisme africain n’a pas eu lieu. Comme le craignait Pélage41, la rencontre avec l’Afrique sera manquée. La décolonisation violente a commencé42. Au cours de la Quatrième Journée, le monde lui-même se transforme et rejoint l’idée moderne que peut s’en faire le lecteur. On n’y parle plus que de l’homme, de la terre et du Ciel :
Il n’y a pas d’autre mur et barrière pour l’homme que le Ciel ! Tout ce qui est de la terre en terre lui appartient pour marcher dessus et il est inadmissible qu’il en soit d’aucune parcelle forclos.
Là où son pied le porte il a le droit d’aller. (IV, 8)
La planète entière est en cause. Assujettie à la civilisation humaine, ou asservie aux intérêts de ceux seuls qui ont su occuper les bonnes places au spectacle de la corrida ? Voilà la grande question que l’époque des conquêtes et de la première mondialisation a léguée à la société (encore) chrétienne ou (déjà) postchrétienne qui se définit par la réalisation de guerres mondiales. Quel est donc ce « droit de l’homme » que Rodrigue revendique ? Pour Claudel, si c’est bien lui qui parle ici par la bouche de son personnage, l’homme n’en exige réellement qu’un seul, celui qui lui fut octroyé au soir du sixième jour. La Genèse affirme que la terre et les animaux seront « assujettis » par l’homme (I, 28), tandis que les végétaux devront « servir » de nourriture « à tout ce qui remue sur la terre » (I, 29 trad. Fillion). La grande opposition entre assujettissement et asservissement a donc sa place à l’origine de la cohésion du monde vivant, et Claudel a trouvé sa formulation caractéristique dans sa Bible bilingue. Il l’a transposée aux peuples conquérants et aux « multitudes assises », les premiers destinés à marcher « sur », « dessus », « au-dessus », les secondes immobiles et assimilées à des végétaux piétinés, étant « de la terre en terre ».
Mais la figure du Rodrigue asiatique qu’anime poétiquement l’Ange sous les yeux clos de Prouhèze apparaît mystérieusement détachée de celle du conquérant espagnol. Le voici « en marche pour retrouver l’éternel » (III, 8). Une telle image n’appartient plus au registre de l’utopie, elle confère à l’œuvre une présence religieuse : la voix de l’Ange prophétise que les « peuples obscurs et attendants » de « la région antérieure au matin » (id.) seront tirés hors de l’invisibilité où ils sont plongés. Parce qu’elle est abandonnée à elle-même, l’Asie (« l’horizon mystique si longtemps qui fut celui de la vieille humanité ») symbolise aussi le peuple des morts qui attendent (« l’autre monde, le même »), et Rodrigue en reviendra marqué, comme l’Empereur du Repos du septième jour remontant des enfers. Cette évocation prophétique clôt une scène onirique qui déplace l’action du drame hors de son cadre historique et social.
Cependant la présence de l’Ange s’efface, et c’est de notre terre en fin de compte qu’il s’agit, une planète matérielle que Le Soulier de satin ne destine en aucune manière à survivre éternellement au « droit » (IV, 8) que l’humanité exerce sur elle. « Demain existe, cette démolition avec nous des immenses réserves de la création » (III, 1), affirme Musique, tandis que Saint Adlibitum constate : « L’espace du moins est resté libre et vacant » (id.).
*
Le progrès, pour Claudel, n’est pas le quinquina (ou la pénicilline), le moulin à eau (ou les turbines électriques), le capitalisme (ou la démocratie), c’est la progression de la « démolition » qui rapproche le monde de sa fin, c’est-à-dire de sa cause première, de son principe. Dans la mise en forme d’une Histoire ainsi conçue, l’anachronisme – « futura olim »43 – permet de regrouper des événements en fonction de la signification qu’on leur attribue. Mais son rôle est plus secrètement d’animer, entre le refus et l’espoir, la tension qui renaît tant que dure le vieux fonds. C’est ainsi que Sept-Épées qui se mobilise contre la séduction des idées nouvelles tire dans un sens, tandis que Rodrigue qui dénonce l’obsolescence de la tradition et qui se projette à grands pas sur la planète, pousse dans l’autre. Le drame esquisse cependant deux possibilités d’échapper temporairement à ce va-et-vient de « perfectionnements » et de « dégradations que comportent le temps et les circonstances »44 et qui n’est pas moins consubstantiel au monde créé que ne le sont, pour les êtres vivants, les deux temps de la respiration. D’une part, figurée par une femme enceinte, la Musique, c’est-à-dire tout ce qui, éludant les catastrophes inévitables et les désastres sans issues, fait croître l’avenir humain et y croit. D’autre part, l’aventure de l’âme exprimée dans les métaphores de l’amour. Au mépris de la voie ouverte par Prouhèze, Rodrigue tentera longtemps de se libérer du péché de la conquête en se tournant vers l’utopie d’un progrès illimité vers l’unité. Puis, grâce à l’amour d’outre-tombe qu’elle lui prodigue, il finira par trouver la place qui lui était destinée. Un salut ‘minuscule’ (Michon) l’attend à la porte d’un couvent de femmes. Et le drame s’achève en débarrassant celui qui fut le sujet de deux grands rois catholiques, des tentations exorbitantes de son temps, qui deviendront bien plus encore celles du nôtre.
Détruisant l’ancienne relation de service au profit d’une violence sans contrepartie, porteuse de mort et de corruption, les conquistadores monocolores exigent pour chef un Rodrigue significativement absent. Leur présence scandaleuse tient lieu de contrepoids à la foi qui anime Le Soulier de satin. Suffit-elle à la lester ?
Une dernière question se pose en effet : faut-il faire grief à Claudel de n’avoir pas dénoncé explicitement l’horreur de la guerre et les horreurs de la conquête ? Devait-il fermer les yeux à moitié sur le mal institutionnalisé comme le fait son héros45 ? Pouvait-il se contenter d’annoncer, en jouant l’optimiste, que « le pire n’est pas toujours sûr » ? À cette question essentielle, j’aimerais proposer la réponse qu’Imre Kertész, une victime réelle, souffle par la bouche de son personnage de fiction (un bourreau). Celui-ci prend en compte précisément le concept de commune mesure, dont le drame impartit le rôle au projet pharaonique de Panama, mais il l’entend au sens de limitation, seul réellement humain : « Bien sûr, je savais qu’à la Corporation ce n’était pas la même mesure – mais je croyais qu’il y en avait quand même une. Ce n’était pas le cas : alors il vaut mieux que vous ne sachiez pas ce qui s’est passé ce soir-là. »46
Antoinette WEBER-CAFLISCH
32. C’est un trait caractéristique du Soulier de satin que, grâce à un système de repères et d’axes qui place le personnage immanquablement au centre d’une configuration, celui-ci soit constamment situé dans la société et sur la terre (« Sous nous la trahison, sur nous la calomnie, avec nous la disgrâce » II, 4 ; « seul, au sommet du monde, sur quelque cime inhumaine, sous le ciel noir plein d’étoiles, sur le grand Plateau » III, 3 ; « Le Français qui habite en France […] il a l’Espagne sous les pieds et l’Angleterre sur la tête et dans ses côtes l’Allemagne et la Suisse et l’Italie » IV, 8). Au contraire, le sujet dans la famille est comparé au grain dans l’épi.
33. Pr., p. 787.
34. Le Poëte et la Bible I, p. 594.
35. Sept-Épées signale l’enracinement médiéval de la société chrétienne quand elle parle de dames, de flageolets, de luths, de seigneurs, de tournois (IV, 8). Avec son exclamation surannée « Vive Dieu », Rodrigue lui emboîte un instant le pas.
36. Même s’il ne cesse de proclamer les spécificités des peuples et leurs différences, le discours du Soulier de satin n’est pas raciste (le terme étant pris dans son sens actuel). Là-dessus, Claudel s’est exprimé très clairement, notamment dans « Samedi », un texte écrit peu après le Soulier, et qui en reprend le mixte tout particulier de réflexions géopolitiques, symboliques et esthétiques : « Fondamentalement les hommes sont les mêmes partout, ils sont tous des enfants d’un même Père, comme nous l’apprend le catéchisme et je suppose que vous êtes gêné et dégoûté autant que moi par les idées de supériorité ou d’infériorité » (Pr., p. 784).
37. Jusqu’à sa conversion finale où il consent à abaisser son regard, passant symboliquement des étoiles à leur reflet « sous » lui (IV, 11), Rodrigue regarde « ce qui est au-dessus de l’homme et non pas au-dessous », c’est-à-dire « ce qu’il y a à faire effort pour conquérir et pour pénétrer – l’association avec la cause » (Pr., p. 808).
38. Le Père Jésuite du prologue peut dire du navire qui l’emporte dans l’abîme avec le mât (la croix) auquel on l’a attaché : « tout a été consommé sur cet étroit autel ». Il se confie à la mer : « je n’ai qu’à attendre […] le retour de cette puissance immanquable sous moi ». La mort va annuler toute polarisation, et son acceptation confiante entraînera une image d’intégration supérieure (« à l’intérieur de Sa sainte volonté, ayant renoncé la mienne » I, 1). D’être contenu, voilà ce que refuse à sa fille un Rodrigue pourtant presque abandonné par les tensions de la vie, comme elle le lui explique : « Mais ici ce n’est ni Nord ni Sud mais vous flottez au hasard sur une eau sans courant » (IV, 8).
39. L’expression « multitudes assises » est un biblisme : « Ce peuple qui était assis dans les ténèbres a vu une grande lumière, et sur ceux qui étaient assis dans la région de l’ombre de la mort la lumière s’est levée » (Mat. 4, 16, trad. L.-Cl. Fillion).
40. Rodrigue fera le lampiste. Il se verra reprocher « son insigne désobéissance » (IV, 2) pour avoir refusé une aide militaire à la citadelle assiégée de Mogador !
41. « Il ne faut pas que le Maure et l’Espagnol oublient qu’ils ont été faits l’un pour l’autre. / Pas que l’étreinte cesse de ces deux cœurs qui dans une lutte farouche ont battu si longtemps l’un contre l’autre ! » (II, 4)
42. Au moment où Claudel écrit le Soulier, sévit la guerre du Rif, causée par l’intransigeance espagnole au Maroc, qui aboutira ultérieurement, côté français, au départ de Lyautey.
43. Claudel traduit futura olim par « choses jadis futures ». Et il commente : « comme <l’> avion par exemple au temps de Jules Verne » (Pr., p. 780).
44. Pr., p. 668.
45. « – Rodrigue est un homme juste envers tous. / – Qui a les yeux ouverts quand il faut. / – …Et fermés quand il est nécessaire. » (II, 1). Quand bien même l’ambassadeur catholique saura protester en 1941, l’écrivain catholique rappelle, quant à lui, que son œuvre s’est inclinée devant une telle nécessité : « Parmi les groupements humains que l’auteur étudie, il en est un qu’il avait oublié et qui paraît aujourd’hui recueillir la faveur la plus générale de l’Humanité : c’est le bagne » (Pr., p. 668).
46. Imre Kertész, Roman policier, Actes Sud, 2006, p. 108. Ce récit transpose la société stalinienne en Amérique du Sud sans rencontrer aucuns problèmes de vraisemblance. D’où le terme « Corporation », évidemment mis à la place de « Parti ».
Bibliographie
Jean-Louis CHRÉTIEN
Maximilian VOLOCHINE
Didier ALEXANDRE
Pascale ALEXANDRE-BERGUES
Gérald ANTOINE
Michel AUTRAND
Michel BANNIARD
Michel BRESSOLETTE
Pierre BRUNEL
Raymond DELAMBRE
Pascal DETHURENS
Monique DUBAR
Luc FRAISSE
Manuel GARCIA MARTINEZ
Nina HELLERSTEIN
Jacques HOURIEZ
Geneviève JOLLY
Claudia JULLIEN
Emmanuelle KAËS
Pascal LÉCROART
Michel LIOURE
– « Une lecture biblique de la littérature », p. 79-90 (note 2).
Catherine MAYAUX
Dominique MILLET-GÉRARD
– « Le parfum de l’exégèse : procédés ‘misdrahiques’ dans Paul Claudel interroge le Cantique des Cantiques », p. 193-217 (note 2).
Marie-Victoire NANTET
Claude-Pierre PEREZ
Olivier PY
– « Plus avant dans la pensée… », p. 19-24 (note 1).
Jean-Pierre RYNGAERT
Philippe de ROBERT
Hélène de SAINT AUBERT
Philippe VALLIN
Antoinette WEBER-CAFLISCH
Marie-Joséphine WHITAKER
NOTE 1 : Une journée autour du Soulier de satin de Paul Claudel mis en scène par Olivier Py. Actes des journées du 30-31 mars 2003 organisées par l’université Marc Bloch et le Théâtre national de Strasbourg. Textes réunis par Pascale Thouvenin, Besançon, Poussière d’Or, 2006.
NOTE 2 : L’Écriture de l’exégèse dans l’œuvre de Paul Claudel. Actes du colloque les 8-9-10 mars 2001 à l’université de Toulouse-Le-Mirail. Textes réunis et présentés par Didier Alexandre, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2006.
1. La postface de Catherine Brémeau a pour titre « De Claudel à Volochine : le poème Saint Séraphim (1919-1929) ». Elle est tirée d’une conférence donnée en 2004 par l’auteur à Boldino, Russie, dans le cadre d’une semaine claudélienne organisée par Catherine Fantou-Gournay. Voir le Bulletin n°172 p. 2 : « Un voyage en Russie » et le n°174 consacré à Claudel et la Russie.