Arrangement d’après « Les Fourberies de Scapin » de Molière
Claudel a souhaité s’atteler aux Fourberies de Scapin après les avoir vues au Théâtre Marigny en février 1949, jouées par Jean-Louis Barrault et sa troupe dans une mise en scène de Jouvet. Autant la comédie de Molière (jugée « stupide », Journal t. II, 1969, p. 674) que son interprétation « satin blanc et rubans bleus » l’ont déçu. Proposant bientôt à Barrault sa propre version de la comédie, il joignit le manuscrit de cette œuvre nouvelle – la dernière qu’il mena à terme – à la lettre qu’il lui adressa le 18 octobre 1949.
Avec son Scapin, Claudel a voulu donner un avant-goût des enjeux esthétiques du Tête d’Or « ultra-moderne » (lettre à Barrault du 2 septembre 1950) qui était alors en gestation, et rappeler à l’ami Jean-Louis la complicité née au temps du Soulier de satin, où il fallait « que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent ».
Barrault a repris sa devise « mal, mais vite » de L’Impromptu de Versailles où Molière se met en scène lui-même : « les rois n’aiment rien tant qu’une prompte obéissance […]. Il vaut mieux s’acquitter mal de ce qu’ils nous demandent que de ne s’en acquitter pas assez tôt ; et si l’on a honte de n’avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d’avoir obéi vite à leurs commandements. » (L’impromptu, O. c. t. I, Pléiade, 1956, p. 553-4). Le roi, c’est Claudel : Marie-Victoire Nantet, petite fille du poète, intitulera ses souvenirs d’enfance et de jeunesse À l’ombre du roi.
Le Ravissement de Scapin est unique dans l’œuvre de Claudel, parce qu’il a retravaillé une pièce du répertoire français plutôt qu’une des siennes, et parce qu’il l’a recopiée – du moins pour ce qu’il a souhaité en retenir – en s’interdisant de laisser courir sa plume, en s’abstenant de la « tripatouiller », ce qui était tout à fait contraire à sa pente naturelle. Même les versets de la Bible, il lui arrivait de les citer à sa façon ! Il a récrit un grand nombre de ses propres pièces, complètement ou en partie, et parfois plusieurs fois. Pour Molière, la démarche se veut opposée : il aurait repris verbatim jusqu’au titre des Fourberies, si la Société des Auteurs ne le lui avait interdit (CF. lettre à Barrault du 19 février 1951). Son idée fut d’en faire un « arrangement », ce qui devait lui permettre de se libérer de tout soupçon de pillage.
Appartenant au monde de la musique, le terme « arrangement » désigne la transcription d’une œuvre pour un ou plusieurs instruments différents de ceux pour lesquels elle a primitivement été écrite. Ce n’est donc ni une adaptation ni une nouvelle version. Claudel parle d’arrangement, parce qu’il entend transformer uniquement le genre de l’œuvre et ne toucher qu’aux enjeux formels (la composition de la pièce et sa mise en scène), qu’il se fait fort de distinguer du discours (la langue de Molière, les répliques des personnages).
En réalité, le travail d’arrangement des Fourberies a entraîné une véritable appropriation qui s’est traduite en interventions à la fois négatives et positives. Négatives, elles ont consisté à démembrer le texte de Molière et à le réduire. Des scènes entières sont supprimées, des coupures effectuées dans celles qui ont été conservées. Les interventions positives sont de deux sortes. D’une part, la réalisation théâtrale des scènes sélectionnées devient la matière d’une pièce nouvelle. D’autre part, le poète a truffé le texte classique, recopié, d’indications de jeux de scène (il y en avait très peu), qui le tirent vers le burlesque et la bouffonnerie. Imbriqué dans son interprétation, le texte de Molière est donc drastiquement resserré en faveur du processus de sa représentation qui, lui, subit une forte dilatation. Il s’ensuit une véritable mue.
Claudel a beau se faire metteur en scène, il écrit en auteur. N’est pas Molière qui veut. C’est le lieu de rappeler Bernard-Marie Koltès : « La manière dont un metteur en scène pense un spectacle et la manière dont un auteur pense une pièce sont des choses si différentes qu’il vaut mieux qu’elles s’ignorent autant que possible, et qu’elles ne se rencontrent qu’au résultat. » (Une part de ma vie, Minuit, 2010). Pressentis par Claudel, ni Barrault, ni Pierre-Aimé Touchard ne monteront le Ravissement.
Une ‘comédie des comédiens’ est créée (l’expression est de Molière dans L’Impromptu de Versailles), mais tout imaginaire. Un groupe d’acteurs « en disponibilité » tuent le temps dans un cabaret. On ne sait quelle erreur providentielle entraîne que leur soient livrés les costumes, perruques et accessoires destinés aux Fourberies programmées au Français, hélas, avec d’autres acteurs. Du coup, nos ‘intermittents’ décident d’emprunter tout ce beau matériel et de monter collectivement la pièce pour se désennuyer. Rôles et costumes se distribuent alors dans un joyeux désordre. Les comédiens se font tantôt acteurs, tantôt spectateurs. Deux d’entre eux se partagent tout d’abord les répliques et le costume de Géronte, tandis que dans la dernière scène, celle du sac, le rôle est repris par un troisième personnage, Nicolas, ex-acteur qui s’est recyclé aubergiste.
Nicolas Poussin peignit un Ravissement de saint Paul. Ainsi s’explique l’insistance de Zerbinette à appeler l’aubergiste Nicolas « mon /petit / gros/ poulet ».
Un certain M. Ledessous, qu’on appelle Descartes, est coopté à l’unanimité pour faire Scapin. Le choix d’un tel sobriquet n’est pas anodin, on s’en doute. Ancien acteur comme Nicolas, l’homonyme du philosophe est supposé s’être engagé sur le tard dans une profession parareligieuse, qui rappelle un usage mondain dont Claudel pensait peu de bien : distributeur d’eau bénite (CF Le Poëte et la Bible II, 2004, p. 212). S’il est devenu « rat d’église », plutôt que d’entrer « dans les ordres mineurs » ou de se faire « acolyte, exorciste, portier », c’est par analogie avec le Socrate des Nuées, dont Aristophane a fait un « rat d’autel », épithète attachée dans la Grèce antique aux miséreux qui dérobaient les offrandes des autels. Grâce au champ sémantique commun à l’église et à l’autel, et du fait de l’homophonie autel/hôtel, le « rat d’église » évoque en français le voleur de petite envergure (rat d’hôtel), dont M. Ledessous, alias Descartes, va tenir le rôle (nous verrons plus loin que Claudel a fait un autre emprunt, autrement plus visible, à la comédie satirique d’Aristophane).
L’importance accordée à l’ex-comédien embourgeoisé devenu dévot déplace insensiblement l’illusion théâtrale. C’est à un second niveau où la réalisation de la représentation fait l’objet de la représentation, que prend vie la fiction du théâtre « à l’état naissant » (lettre à Barrault du 2 septembre 1950), formule à laquelle Claudel a donné des gages depuis Le Soulier de satin, et qu’il applique également au genre de musique qu’il a voulu, ou qu’il aurait voulu faire avec Milhaud (Prose, Pléiade, 1965, p. 153).
Par cette ressemblance avec l’esprit de la commedia dell’arte, aussi bien qu’à l’égard de la composition fondée sur un emboîtement, le Ravissement claudélien est formellement très proche de l’Ariane à Naxos de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal (écrivain avec qui Claudel a entretenu des relations amicales).
Dans la seconde version de cet opéra, qui seule est en cause, le spectacle commence derrière la scène. Les artistes qui se préparent à représenter le spectacle joué au second Acte auront tout d’abord été les véritables personnages du Premier. Bientôt, ces interprètes de l’opéra seria, dont le thème est l’abandon d’Ariane, sont dérangés par des chanteurs et danseurs italiens exubérants qui cherchent à les évincer. Deux troupes, mais aussi deux genres et deux tons antinomiques rivalisent et sont contraints de cohabiter. Au second Acte, l’opéra prévu (qui n’est autre qu’Ariane à Naxos) est effectivement représenté. Les acteurs comiques du premier Acte y interviennent librement, au gré de leur emploi. Ils tentent de consoler l’Ariane éplorée de l’opéra seria, qui se drape tout entière dans son chagrin.
De façon analogue, la Zerbinette née de l’affabulation claudélienne fait triompher le Scapin de Molière Le héros des Fourberies classiques empoche l’argent (supposé) réel de l’aubergiste du Ravissement moderne. Quand Zerbinette fait passer la bourse dérobée d’un niveau à l’autre, ceux-ci fusionnent dans une sorte d’apothéose des rôles de la comédie. Cependant, cette transgression structurelle ne manque pas de faire sentir ses effets dans la réalité. Ses conditions d’existence venant à se dissiper, le monde de Molière s’immobilise définitivement tel qu’en lui-même Claudel l’a reconfiguré : le rideau s’affale.
Molière aura récupéré un bref instant le pouvoir souverain de faire illusion. C’est lui qui triomphe dans l’élévation de Scapin qu’une corde munie d’un crochet happe dans les cintres. Le « fourborum imperator », c’est en définitive l’écrivain enchâssé, tandis que l’écrivain enchâssant s’inclut lui-même dans la vérité qu’il dévoile, tel le personnage du compositeur d’Ariane représenté au premier Acte, qui s’évanouit derrière son œuvre jouée au second Acte.
Dans les Fourberies de Molière, Zerbinette est le nom donné à l’une des deux jeunes premières dont Claudel a supprimé les rôles. Dans la commedia dell’arte, Zerbinette est (en alternance avec Colombine) la principale figure féminine, servante rouée, forte en gueule, maîtresse d’Arlequin qu’elle mène par le bout du nez. La Zerbinetta de Hofmannsthal, qui s’immisce dans l’opéra seria, et la Zerbinette claudélienne, qui ne ménage pas son soutien à Scapin, perturbent chacune à sa façon la régularité du jeu théâtral, révélant sa nature fondamentalement comique.
Si Claudel reprend ouvertement le texte de Molière, celui-ci a tiré ses Fourberies de la tradition antique et du répertoire de son temps, que tout le monde pouvait connaître. Son sujet est tributaire de la comédie latine – Térence –, et d’innombrables emprunts sont faits à Plaute, à la commedia dell’arte, à Cyrano, à Rotrou, à Corneille…à Molière lui-même. Le divertissement primesautier de Claudel reconduit à son origine italienne la comédie d’intrigue et de mœurs à la française où Molière avait introduit son personnage de coquin policé. Le geste d’appropriation de Claudel s’inscrit donc dans une tradition reçue, mais une tradition dont le sens s’est transformé au contact de la modernité de Hofmannsthal.
La première version d’Ariane à Naxos, livret de Hugo von Hofmannsthal, musique de Richard Strauss (créée en 1912 à Stuttgart), fut un échec total (une seule représentation !). Les deux auteurs mirent quatre ans à la transformer.
L’écrivain autrichien et le musicien bavarois renouvelèrent la dédicace de leur oeuvre, finalement refaite, au metteur en scène berlinois Max Reinhardt, grand adversaire du naturalisme au théâtre, qui commanda à Claudel (mais sans donner suite) un drame sur le thème de Christophe Colomb, en 1927 (CF. « Le drame et la musique », Prose, 1965, p. 151), après s’être intéressé à Protée, en 1925, sans le réaliser non plus.
En voyant représenter lors d’un voyage à Paris Le Bourgeois gentilhomme de Molière, où le personnage éponyme se laisse entraîner à l’intérieur d’un spectacle destiné à se jouer de lui (la cérémonie turque), Hofmannsthal avait eu l’idée d’ajouter à son propre Bourgeois, raccourci et chanté, un divertissement en forme d’opéra seria, ce qui donna naissance à la première Ariane à Naxos. La seconde, où le Prologue de la ‘comédie des comédiens’ remplace Le Bourgeois gentilhomme et qui doit beaucoup, me semble-t-il, à L’Impromptu de Versailles, commença sa brillante carrière musicale en 1916, à Vienne.
Claudel et Hofmannsthal se sont rencontrés en 1925. Bien des années plus tard, également lors d’une représentation parisienne, Les Fourberies de Scapin de Barrault ont-elles fait resurgir chez Claudel des souvenirs qui gravitaient autour de Reinhardt, dont Hofmannsthal fut l’ami et l’associé, et lui ont-elles rappelé le dispositif dramatique d’Ariane (seconde version) ?
André Espiau de la Maëstre a souligné les liens réciproques existant entre le Protée claudélien (pièce de 1913, pour laquelle Reinhardt négocia la nécessité d’un nouveau dénouement en 1925) et L’Hélène d’Égypte, autre livret de Hofmannsthal écrit pour Richard Strauss, commencé en 1923 (Première à Dresde en 1928). Du Ravissement de Scapin, il n’est aucunement question dans cet article centré sur la figure d’Hélène (« Claudel et Hofmannsthal, Protée II et Die Aegyptische Helena », Bulletin de la société Paul Claudel, No 176, déc. 2004).
Claudel n’a pas seulement théâtralisé sa mise en scène. Par ses coupes, il a réduit à rien l’action que Molière avait parfaitement nouée au gré des intérêts concordants ou opposés des personnages (amour, argent, pouvoir, mariage, gloire). L’intrigue des Fourberies ayant disparu (mais les spectateurs sont censés l’avoir en mémoire), diverses variations d’une seule et même situation la remplacent. On a donc changé d’esthétique théâtrale.
Or il s’avère que le choix des scènes retenues n’est pas plus original que le recopiage textuel. En effet, ce n’est pas sur ce choix lui-même que l’intervention de Claudel a réellement porté, car il a repris la sélection qu’avait faite bien avant lui un théoricien du théâtre, qui fut de ses admirateurs de la première heure, Georges Polti. C’est donc là, dans l’importance accordée par un auteur aux idées d’un critique, que se situe l’innovation décisive. Le Ravissement donne l’exemple rare d’une œuvre ancienne qui a été reformulée en sorte qu’elle corresponde, non pas aux attentes diffuses d’un public renouvelé, mais très précisément à l’image qu’un critique en avait donnée.
Claudel appréciait les chroniques théâtrales que Polti écrivait pour le Mercure de France. A-t-il voulu rendre un hommage aux idées de ce « cher ami », décédé depuis peu ? Ou tester ses idées en les mettant à l’œuvre ? On peut se le demander. Les scènes qu’il retient correspondent en tout cas aux quatre ‘stades’ de la situation unique que Polti avait dégagée en analysant les Fourberies en 1912, dans L’Art d’inventer les personnages, un ouvrage engagé dans la rénovation de la dramaturgie traditionnelle, et dont certaines idées furent mises à contribution dans L’Ours et la lune, Le Soulier de satin et La Lune à la recherche d’elle-même. Ces quatre ‘stades’ sont successivement et crescendo « l’histoire du prétendu mariage forcé, le marchandage de la somme destinée à le rompre, l’histoire de la galère, et la vieille parade du sac et des coups de bâton » (L’Art d’inventer… p. 288). Claudel ne sélectionnera pour les copier que les scènes des Fourberies concernées par le parti pris de Polti, dont la pensée a la grande qualité d’être compatible avec l’influence que le Nô avait exercée sur lui au Japon.
Dans Les Trente-six situations dramatiques (1890, rééd. Mercure de France, 1912), Polti cherche à éclairer l’ensemble du théâtre passé et actuel à la lumière de sa thèse qui veut que la situation (générale et humaine) prime la psychologie (singulière et individuelle). Dans L’Art d’inventer les personnages (Montaigne, Aubier 1912, rééd. 1930), ce théoricien développe une argumentation complémentaire : les caractères ne sont rien en regard des rôles qui existent indépendamment d’eux. Claudel préfacier réexpose ces idées qu’il a faites siennes : « Tout dans la vie se réduit à des situations. […] On nous parle de caractères : l’Avare, l’Hypocrite… Nous nous en fichons des caractères ! » On, c’est bien entendu la doxa de la critique universitaire et de l’enseignement scolaire unanimes, tandis que Polti écrit en penseur indépendant et novateur, comme Cécile De Bary l’a souligné récemment, mais sans parler de l’attention que Claudel a portée à la poétique du théoricien et critique.
Celui-ci, de son côté, avait reconnu favorablement, à l’époque de sa première parution, la valeur de Partage de midi.
Dans son « arrangement », Claudel élimine les deux jeunes premières, la double reconnaissance, le double mariage croisé des frères et des soeurs. Demeurent les deux pères mis sur la défensive, qu’il s’agit de berner. Les intérêts de cœur étant écartés, Scapin, qui déjà était l’âme de la pièce de Molière (Maurice Rat dixit), en devient le héros unique. L’amour est remplacé par la ruse, extorquer l’argent devient un art, et non plus, comme dans les Fourberies, le moyen de réaliser des vœux légitimes.
Force est donc de constater que Le Ravissement varie une seule des situations retenues dans l’ouvrage le plus ancien de Polti, Les trente-six situations dramatiques. Cette situation est la douzième, « obtenir ». S’ingéniant à se procurer l’argent qui manque aux jeunes gens, Scapin désire en fait obtenir la reconnaissance de ses talents.
Étant tout entière centrée sur les exploits et la consécration d’un seul personnage, la mise en série de scènes similaires que propose le Ravissement ne conduit nulle part. Une situation unique, quand bien même on la fait durer (on la reprend, on la répète), ne permet pas de nouer une action, montre ou démontre un Claudel qui, en 1917 déjà, avait retenu ce cas de figure (qui allait intéresser Beckett) dans L’Homme et son désir. De même, Ariane ne reconnaît pas en Bacchus qui débarque à Naxos où Thésée l’a abandonnée, la péripétie amoureuse et théâtrale d’un nouvel amour : elle prend le dieu amoureux pour la mort en personne, et ne démord pas de son erreur. En le suivant (en quittant la scène), elle s’imagine accomplir son unique vœu : mourir de chagrin. La mort est évidemment un moyen simple de mettre fin à la présence scénique d’un personnage, de clore une situation.
Explorant la dimension de la temporalité plutôt que celle de la causalité, la situation ne s’intéresse ni aux motivations des personnages – la psychologie – ni aux fins de l’action, et pas aux actes, mais au dire, aux répliques que les personnages « s’extorquent » les uns aux autres (« quel parti à en tirer, maintenant que <nous sommes> désintéressés du drame », note la Préface). La situation s’attache à montrer comment les choses se passent, leurs développements extérieurs et intérieurs, jusqu’à épuisement de leur potentiel ou rupture artificiellement provoquée.
Que deux sources d’inspiration – Hofmannsthal et Polti – aient combiné leurs effets dans la mémoire et l’imagination de Claudel ne doit pas surprendre. Le Ravissement est au confluent d’autres forces vives encore… Les comédiens rivalisent entre eux de citations et d’allusions connues, exprès mal attribuées, évidemment en vue de produire un effet comique, mais aussi pour attirer l’attention sur le dialogue des œuvres, que le Ravissement laisse en bonne partie couvert, et que le lecteur est invité à découvrir.
Dans son travail d’interprétation des Écritures, de plus en plus intensif dès l’achèvement du Soulier de satin, Claudel ne perd pas une occasion de montrer comment les récits, les versets, les images de la Bible se reprennent et se répondent d’un livre à l’autre, d’un Testament à l’autre. Selon de très anciennes et vénérables traditions de l’exégèse juive, puis chrétienne, saisir le dialogue qu’entretiennent entre elles les pages de la Bible permet de les comprendre en esprit. À l’époque du Ravissement, Claudel fait l’essai d’appliquer cette méthode de lecture à sa propre écriture. Non seulement l’idée lui vient de faire dialoguer des textes comme s’ils étaient des personnages de théâtre, mais le mot « dialogue » lui-même apparaît alors sous sa plume. Le Cantique de Mesa, est-il noté dans les indications scéniques de Partage de midi (nouvelle version – datée du 20 janvier 1949 : un mois avant les Fourberies du Marigny !) « est fait <du> dialogue » qui s’établit peu à peu entre Mesa, livré aux affres de la mort, et le « sourd grommellement d’une liturgie lointaine : par exemple ces textes de l’Écriture qui ne nous arriveraient perceptibles que comme un torrent de consonnes » (Th. t. I, 1967, p. 1218). À titre de suggestion, Claudel mentionne deux versets de l’Ancien Testament en latin (Job 38, 2 et 4), qui doivent donner lieu à une récitation chorale incompréhensible, car c’est justement le propos du texte de montrer que le dialogue souhaité peine à s’établir dans la conscience du personnage.
Attribuer le rôle du valet de la farce à Descartes, ou à un pseudo-Descartes, va permettre de stigmatiser l’ambition rationaliste en faisant dialoguer la voix du comédien comique et celle du philosophe. À cet effet, le futur Scapin, c’est-à-dire ce M. Ledessous plaisamment surnommé Descartes, récite un passage fameux du début du Discours de la méthode dont est tiré un jeu de scène supposé imiter piètrement l’élévation du calice à la messe (Th. t. II, 1971, p. 1345-6). L’ironie est ici que l’élévation du véritable Descartes, « au plus haut point auquel la médiocrité de son esprit et la courte durée de sa vie peuvent lui permettre d’atteindre » (transposition du Discours au style indirect), ne va jamais plus haut qu’un verre de vin qu’on boit entre camarades. Mais la médiocrité de l’ambition philosophique n’est pas seule en cause dans cette dramatisation du Discours. C’est ici la mise en scène qui est le véhicule du message essentiel. Faire usurper par le supposé philosophe et coquin véritable le geste sacré du prêtre répond à un objectif de dénonciation : la philosophie croît sur le terrain de la religion dont elle s’approprie la sacralité. Ainsi l’élévation et le sacre comique de Scapin « ravi » à l’issue du divertissement claudélien, deviennent l’archétype de toutes les usurpations réussies (les valets qui dominent leurs maîtres, les philosophes qui rivalisent d’influence avec les prêtres, le Fils prodigue qui vient à bout du Père).
Pour Claudel, Descartes n’est ni « un maître à écrire », ni « un maître à penser ». Son Ravissement se moque d’un philosophe qu’il avait publiquement éreinté (CF. Prose, p. 439), et auquel il aura reproché de limiter le pouvoir et la Présence de Dieu à la chiquenaude nécessaire à mettre en marche l’univers (CF. Le Poëte et la Bible, t. II, Gallimard, p. 1028).
Après Hofmannsthal, Polti, Descartes, et en lien avec ce dernier, un quatrième discours étranger a interagi avec la comédie de Molière, présentant cette particularité d’avoir été découvert et intégré une fois le Ravissement terminé. Ainsi pourront s’éclairer l’ajout d’une préface et s’expliquer les surcharges présentes sur le manuscrit. Comme celui-ci a déjà été envoyé à Barrault, Claudel le lui réclame en retour (« je voudrais y faire certaines modifications », lettre du 23 novembre 1950). L’ouvrage qui venait de paraître du cartésien Etienne Souriau, Les Deux Cent Mille Situations dramatiques (Flammarion, octobre 1950) allait en effet offrir une cible idéale à sa raillerie de la philosophie.
Ce qui a dû déclencher sa verve, c’est que le professeur Souriau (à l’époque fort réputé) s’était autorisé à critiquer lourdement les idées de Polti, dont il s’inspirait pourtant. Cécile De Bary présente, en la modérant, la mainmise de l’universitaire sur l’inventivité quelque peu brouillonne du théoricien qu’il corrige. De mon côté, j’ajouterai que Souriau affectait de ne pas voir ce que le théâtre de Claudel, qu’il faisait mine d’ignorer globalement, devait à Polti. On comprend dès lors que la Préface tardive du Ravissement s’en prenne ouvertement aux formules du professeur (sans lui faire l’honneur de le nommer, comme Racine en a usé avec son adversaire dans la préface de Bérénice). Ce « Philippe Auguste » inconscient a la naïveté ou l’outrecuidance de morigéner Pirandello – un « mauvais garçon » [!] – au titre qu’il faut garder à l’abri des regards « les secrets de l’art » (p. 239), ses « ficelles ». Ce mot d’argot de théâtre va éveiller chez Claudel la représentation du sens propre de l’image qui sommeille dans l’expression figée les ficelles du métier. Celles-ci lui rappellent la corde bien réelle (la ficelle est un peu grosse !) qu’il a fait descendre des cintres dans son Scapin tout juste achevé (et déjà dans Le Soulier de satin, dans Protée…). :
Des mains liées qui font le signe de la croix, ce fut là cette espèce de vision qui détermina la composition de Jeanne au bûcher. Une autre vision, un peu plus tard, ce fut quoi ? Une corde qui flotte. Une corde ? pardon ! Nous sommes au théâtre où est proscrite toute allusion à la ficelle invisible et sacrée qui met en mouvement notre brillante concurrence à la réalité (Th. t. II, 1971, p. 1337).
Dans cette Préface sarcastique, les théories rétrogrades du professeur sont décrédibilisées, tandis que la présentation du Ravissement, enlevée avec l’exubérance plus d’un bateleur de foire que d’un vieillard, entraîne les thèses de Polti dans son sillage.
Les railleries de Claudel visent juste. Quand, en 1950, Souriau semble ignorer que c’est la modernité tout entière qui n’a eu de cesse de problématiser l’art illusionniste comme mode de représentation, il fait à tout le moins preuve d’un manque de clairvoyance.
Il est difficile de comprendre que Souriau n’ait pas saisi le sens et l’importance du grand mouvement de désaveu que son propre siècle devait opposer aux visées réalistes, illusionnistes, de l’art. Alors qu’il a pu, par ailleurs, être reconnu comme un précurseur du structuralisme, comme l’a relevé Cécile De Bary qui le rapproche de l’OuLiPo.
Les Deux Cent Mille Situations dramatiques ne se contentent pas de critiquer la démarche de Polti. Claudel y a découvert une perle inespérée, reléguée dans un appendice de l’ouvrage : une attaque en force du pari de Pascal. S’imaginant, mais à tort, citer Pascal qui parle, lui, du « dessous du jeu » (Pensées, éd. Pléiade, 1954, p. 1215), Souriau écrit malencontreusement « le dessous des cartes » (Id. p. 275). Claudel s’empare aussitôt de cette inadvertance qui a bien dû le faire rire. Grâce à de minimes retouches, son Descartes va dorénavant s’appeler « M. Ledessous », tandis que ses camarades continuent de le désigner par son premier et illustre patronyme, en sorte que la bévue de Souriau se trouve pérennisée (Claudel avait une propension marquée à jouer avec les noms propres, comme son oeuvre, et plus encore son Journal en témoignent).
Le 5 mai 1951, Claudel écrit à Jean-Louis Barrault pour lui annoncer qu’il a « remplacé » le nom du philosophe, tout en taisant qu’il l’a en réalité rétrogradé à l’état de sobriquet. Pince-sans-rire, il prétend que sa modification est destinée à épargner l’image de Descartes, qui ne saurait dans l’esprit des Français s’acoquiner avec celle d’un voleur, alors qu’en réalité le dessous du jeu de son Scapin révèle qu’il faudra bien qu’ils s’en accommodent. Bref, quand son but est d’abaisser le grand philosophe par Molière, il y parvient encore par Souriau.
Que la Préface du Ravissement raille l’Université ne doit pas étonner, c’est l’une des têtes de turc du poète. La corde « sert avec un crochet au bout à emmagasiner dans le grenier les provisions classiques où notre Université n’a jamais cessé de faire des trouvailles. / Moi aussi. » Sans le dire expressément, Claudel pense évidemment à sa propre trouvaille dans l’ouvrage du professeur Souriau. Le « grenier » est l’image (reprise du Soulier de satin) de l’espace mental sous-jacent à l’écriture, où Claudel met en scène le dialogue imaginaire des œuvres que sa mémoire convoque. Dans sa lettre du 9 janvier 1907 adressée à Polti, il témoigne d’un mépris souverain à l’égard d’universitaires, qu’il a pourtant lus (« les livres de MM. les professeurs, équivalents à rien »).
La confusion finale entre acteurs et personnages permet de réaliser scéniquement le reproche que Claudel formule à mots couverts dans sa lettre à Barrault : ce Descartes-Scapin qu’on hisse au pinacle grâce à la corde qui aurait dû servir à le pendre, est un voleur ! Et là, nous rejoignons le chaînon manquant qui conduit le Scapin des Fourberies à la corde inspiratrice mentionnée par la Préface. Dans Les Nuées, Aristophane a imaginé de faire siéger Socrate (qu’il détestait) dans un panier suspendu au bout d’une corde et hissé au-dessus de la scène pour être plus près du ciel (des nuages) – mais quel Socrate ! Le maître de l’ancienne comédie grecque l’a représenté en détrousseur d’un père âgé et sans défense (un « père humilié »). Ce Scapin avant la lettre est également le dispensateur d’une éducation immorale, un arnaqueur de jeunes gens, un sophiste (!), un impie, un rationaliste moderniste, un ennemi des saines valeurs traditionnelles… À l’en croire, les fils peuvent bien rouer de coups leurs pères : sur ce motif tout particulièrement, le lien imaginaire avec les Fourberies se voit confirmé. Le point commun entre Descartes, Socrate (façon Aristophane), Souriau, Scapin est qu’ils sont tous des modernes – c’est-à-dire des fils – en opposition avec la tradition, avec les pères.
Par l’entremise du Père Noble, le Ravissement tient à préciser que Descartes est le fils… de son père, et peut-être bien, Ledessous celui de Descartes : « Je suis transporté d’admiration en songeant à tout ce que la Providence par le moyen de Monsieur votre père a pu mettre au jour dans les étroites dimensions d’un poêle allemand ! » (Th. t. II, 1971, p. 1344) L’incarnation biologique des êtres et celle livresque des idées sont supposées un processus continu. Quelle modernité !
La corde qui ravit le ravisseur est comparée sans autre explication à un ange (Id., p. 1372) : hissé pour rire au ciel du théâtre, le Scapin acrobate de Claudel serait donc un joyeux Satan, une variante chrétienne du Fripon divin, ce dieu archaïque et polymorphe dont Hermès, dieu ailé, est l’approximation dans le panthéon grec et que le moyen âge a opposé au Christ. L’apothéose de Scapin doit évoquer une moderne messe des ânes, qui tournerait en farce toute élévation de la pensée ou toute cléricature, aussi bien la philosophie (Descartes, Souriau) que la religion. Ce niveau allégorique, où l’élévation de Scapin semble répondre dans son registre à celle du Christ dans le sien, n’est pas sans écho dans l’œuvre religieuse de Claudel. Un Poète regarde la Croix associe la corde munie d’un crochet à la Croix, en se fondant sur une « vision » (terme repris dans la Préface du Ravissement) d’Anne Catherine Emmerich : « Le Christ n’est pas seulement suspendu à un crochet, il est happé par une mécanique » (Le Poëte et la Bible, 1998, t. I, p. 499).
Dans le final qu’il invente pour mettre un terme à la situation où il a engagé son Scapin, celui-ci sera, lui aussi « happé par une mécanique », par une corde munie d’un crochet, et « tiré haut ». Son sacre de « Fourborum imperator » l’inscrit dans la fête irrévérencieuse que l’Église a longtemps admise, où l’on créait un licencieux « fatuorum papam », un pape des bouffons. Quand Scapin disparaît dans la trappe qui s’ouvre au sommet des décors, on peut comprendre que Satan est sauvé (CF. la parabole scandaleuse du fils prodigue), comme on peut imaginer aussi que dans cette farce, puisque c’en est bien une, la trappe n’est jamais qu’un attrape…nigaud. Claudel ne va-t-il pas déclarer dans ses Mémoires improvisés qu’au théâtre rien ne peut être pris vraiment au sérieux, au motif que « tous les acteurs d’une pièce sont, en somme, des déguisés » (M. i., Gallimard, 2001, p. 299) ?
Comme Claudel accordait le plus grand crédit à l’analogie sous toutes ses formes, le sens allégorique du Ravissement de Scapin devrait retenir l’attention en dépit de cette tardive dévalorisation du théâtre qui, dans la bouche d’un tel auteur, sonne à vrai dire plutôt comme un rappel à l’ordre. Malgré l’insignifiance d’un thème que le poète s’entend justement à relever (« sursum corda ! »), le lecteur que la frivolité apparente du Ravissement surprend, prendra donc en considération que Claudel croyait le mal comme le bien nécessaires, participant l’un et l’autre à la grande pièce de théâtre que le monde joue, tantôt bien, tantôt mal, sous le regard de Dieu. L’apothéose de Scapin n’est donc nullement sa divinisation, et encore moins son apologie. Sur ce point, en 1954, le verset paulinien II Cor., VI, 15 sera appelé à la barre contre Hugo. Citons-le sous la forme que Claudel lui donne : « Quis consensus Christi et Belial ? » (« Quel rapport entre Christ et Bélial ? » J. t. II, 1969, p. 853).
À en croire la voltige du Satan voleur (et volant !), la sagesse vitale du carnaval consonne avec celle du grand âge, qui incline à prendre la question rhétorique de l’apôtre pour une vraie question. À cet égard, Le Ravissement de Scapin s’éclaire par un autre passage des Mémoires improvisés (diffusés en 1951-52) : « non seulement Christophe Colomb, mais même Napoléon, même si vous voulez Hitler, enfin Staline même, tous ces gens <ont> travaill<é>, soit pour Dieu, soit pour le Diable, mais en somme pour une œuvre qui était nécessaire, qui doit se réaliser un jour ou l’autre. » (M. i., 2001, p. 346). Grâce à la messe des ânes qui est dite dans le Ravissement, les Socrate, Descartes et sous-Descartes ont bénéficié de cette exceptionnelle largeur d’esprit, et avec eux la philosophie, le rationalisme, sans parler des séductions exercées par le théâtre sur un certain « rat d’église ».
Bibliographie
– Le Ravissement de Scapin, a paru dans Opéra en janvier 1952, il a été inséré dans le Théâtre, t. II, Pléiade, réédition de 1956 (Préface et notes de Jacques Madaule), et dans les Œuvres complètes, t. 14, Gallimard, 1958. Claudel s’efforça, mais en vain, de le faire jouer. Une copie du ms est déposée au Centre Jacques-Petit, à Besançon.
– La correspondance de Claudel avec Jean-Louis Barrault a paru dans les Cahiers Paul Claudel 10, Gallimard, 1974.
Sur Le Ravissement de Scapin
– Nathalie Macé, « Parodie et improvisation dans Le Ravissement de Scapin de Paul Claudel », in A. Bouvier-Cavoret, Marque, théâtralité et représentation, Ophys, 2004. On trouve dans cet article des précisions concernant les études consacrées au Ravissement, auxquelles on ajoutera mon « Corps et décor » (1980), republié dans La Scène et l’image, Les Belles Lettres, 1985.
– Michel Lioure, « Le Ravissement de Scapin, un arrangement d’après Les Fourberies de Scapin », Texte et théâtralité, Presses Universitaires de Nancy, 2000.
– Antoinette Weber-Caflisch, « Scapin : de Molière à Claudel », in Marie-Claude Hubert, Les formes de la réécriture au théâtre, Publications de l’Université de Provence, 2006.
Antoinette Weber-Caflisch
(29.03.2011)