La Ville

(seconde version)

Texte

La récriture de La Ville fut entreprise à la fin 1894 ou au début 1895, alors que Claudel se trouvait encore en poste à Boston. Elle se poursuivit jusqu’en 1898, en Chine, où il avait été affecté. L’écrivain semble avoir pensé à remanier son drame dès juillet 1893, c’est- à- dire quelques mois seulement après la publication de la première version, parue sans nom d’auteur à la Librairie de l’art indépendant. Dans une lettre à Suarès du 22 juin 1905, Claudel soulignait le lien étroit qui rattachait, plus que Tête d’Or, La Ville de 1893 à sa conversion : « les deux premiers actes ont été écrits avant ma conversion et le dernier depuis ». Ainsi s’explique, peut- être, le caractère foisonnant et éclaté d’un texte qui pouvait laisser une impression de confusion, avec plus de trente personnages, des groupes d’ouvriers et de bourgeois, une quasi absence d’intrigue et de personnages principaux, une langue parfois hermétique.

Claudel reprit sa pièce à la fin de son séjour aux Etats- Unis, qui, malgré le maintien de contacts amicaux, l’avait séparé des milieux symbolistes et des cercles littéraires parisiens. A New York, puis à Boston, il composa L’Echange, traduisit l’Agamemnon d’Eschyle et remania la première version de Tête d’Or. C’est dans la continuité de ce travail littéraire qu’il récrivit La Ville, tâche qui lui demanda un temps inhabituel (environ quatre ans) : la pièce fut considérablement remodelée. C’est cette seconde version qui fut publiée dans L’Arbre.

L’acte I de cette seconde version se déroule dans les jardins de Besme, qui dominent le panorama de la ville. Quatre personnages s’y confrontent et s’y affrontent : Lambert de Besme, l’homme politique conservateur, Avare, l’anarchiste révolutionnaire, Isidore de Besme, le savant, et Coeuvre, le poète. Refusant d’épouser Lambert, dont elle est la fille adoptive, Lâla choisit de s’unir à Coeuvre. Au second acte, on apprend que Lâla a quitté Coeuvre, dont elle a eu un enfant, pour Avare. La révolution triomphe et Besme est exécuté par la foule des insurgés. L’acte III s’ouvre sur les ruines de la ville, dévastée par la guerre. Quatorze années se sont écoulées. Les hommes ont voulu établir une cité idéale, en vain. Avare se retire, après avoir désigné comme roi Ivors, le fils de Lâla et de Coeuvre. Revêtu des insignes d’évêque et escorté du clergé, ce dernier convertit Ivors : le règne de l’épée et du glaive a laissé place au royaume de Dieu.

Signification

Ce résumé schématique peine à rendre compte du sens profond du drame, masqué, comme c’est souvent le cas chez Claudel, sous les clichés d’une banale intrigue sentimentale. Cette œuvre contemporaine, pour sa première version, des affres de la conversion, s’interroge sur la construction de la Ville, qui est aussi métaphore de la construction de soi. Pour construire la Ville, il faut effacer l’ordre ancien, qui est à la fois politique, économique et intellectuel pour permettre l’avènement d’un ordre nouveau, incarné par Ivors à la fin de la pièce. Cet avènement suppose le passage par la mort et la purification. La Ville de l’acte I, dominée par la loi du marché et le positivisme du savant, ressemble aux villes maudites de la Bible, Sodome ou Babylone. Il faut la mort de Lambert et de Besme à l’acte II, qui a lieu dans un cimetière, et l’action destructrice d’Avare pour que puisse s’établir la Ville de l’acte III, fondée sur l’amour du prochain, préfiguration de la Jérusalem céleste. Cette apocalypse que retrace le drame puise aussi dans la réalité historique : la Babylone dévastée par la guerre et incendiée rappelle le Paris de la Commune. Claudel poursuit ici la réflexion qu’il avait menée dans L’Echange : la Ville idéale, communauté des humains conçue sur le modèle de l’Eglise, suppose un échange équilibré et harmonieux entre l’individu et la collectivité.

C’est aussi une quête de soi et une interrogation sur la poésie qui se mènent dans cette œuvre complexe. Conçus comme des figures symboliques, les personnages ne sont pas seulement le support d’un débat sur des valeurs politiques ou spirituelles. Ils peuvent être compris comme les instruments d’un dialogue conflictuel mettant aux prises les facettes  opposées d’un moi pluriel: conservatisme politique (Lambert) contre révolte anarchiste (Avare), savoir scientifique (Besme) contre connaissance poétique (Coeuvre)…Les dialogues qui confrontent les personnages deux à deux sont nombreux dans la pièce : ils sont le moteur d’une dialectique faisant progresser vers une vérité qui passe par l’union de la poésie et de la foi. La Ville consacre le rôle de la femme à travers le personnage de Lâla, qui annonce à bien des égards celui d’Ysé dans Partage de Midi. Difficile à cerner, cette figure féminine infidèle, fuyante et insaisissable, incarne le mystère de la Grâce et a pour fonction de faire pressentir par le sentiment de manque qu’elle crée la force de l’amour qui unit les hommes entre eux comme il unit ces derniers et leur créateur.

Approche dramaturgique

La récriture de La Ville a demandé des remaniements importants. Le dramaturge a considérablement réduit le nombre des personnages : on est passé de plus de trente à huit (y compris les deux personnages secondaires qui apparaissent au début de l’acte III, Gérin et Thyrsée). Cette seconde version introduit des personnages individualisés, Lambert, Avare, Besme, Coeuvre, Lâla et Ivors. Ce sont les membres d’une même famille, dont on suit le destin au cours de la pièce. Claudel revient donc à une construction dramaturgique plus traditionnelle, à laquelle la filiation apporte une continuité marquée par rapport au texte de 1893.

Ainsi simplifiée, la structure du drame est également resserrée autour d’un nœud qui croise plusieurs fils conducteurs. Le premier, politique, confronte Lambert et Avare. Le second, intellectuel, place face à face Besme et Coeuvre. Le dernier, sentimental, s’organise autour de Lâla pour opposer les trois figures masculines. La présence féminine, réduite à un seul personnage, relie les trois actes et, par la filiation, permet de dépasser les conflits et, en particulier la question politique, avec l’enfant, Ivors, né de la poésie et de la Grâce, et couronné roi. Comme L’Echange, mais de façon différente, le drame consacre l’échange de valeurs qui pouvaient apparaître antagonistes. Cette progression vers la vérité finale se fait par le biais de scènes à deux personnages, qui viennent se substituer aux scènes chorales de la première version. On peut aisément voir dans cette dramaturgie épurée et fortement agonistique l’influence du modèle dramaturgique eschyléen, auprès duquel Claudel cherchait alors à puiser les « secrets de l’art dramatique ».

Mises en scène

La pièce fut créée l’année de la mort de Claudel, au festival international du théâtre, à Strasbourg, le 20 juin 1955, dans une mise en scène de Jean Vilar. Ce dernier la reprit au festival d’Avignon durant l’été et au palais de Chaillot à l’automne. La distribution réunissait Maria Casarès (Lâla), Philippe Noiret (Avare), Georges Wilson (Lambert), Roger Mollien (Ivors), Jean Vilar (Besme) et Alain Cuny (Coeuvre). Le décor et les costumes étaient de Léon Ghischia, la musique de Maurice Jarre. La seconde version de La Ville fut reprise par la suite (Berlin, octobre 1955 ; Bruxelles, 1974), notamment dans une mise en scène de Bernard Sobel, au théâtre des Amandiers de Nanterre en 1986.

Pascale ALEXANDRE

Bibliographie :
Edition critique de Jacques Petit, Mercure de France, 1967.
La Première version de La Ville, Revue des Lettres Modernes, n° 209-211, 1969.

Mises en scène