Bulletin de la Société Paul Claudel, n°164

Sommaire

– Paul Claudel écoute le Japon, 2

Jean LAMIRAL
– Sur un petit pont japonais…, 6
– Récitals de Mesdames Mineguishi et Saito, 8

Spectacles des Rencontres
– Spectacle de Richard Brunel : Le Soulier de Satin, 4e Journée, scène 2, 10
– Spectacle de Frédéric Fisbach : De Chujenzi à Brangues, 11
– Spectacle de Moriaki Watanabe : La Muraille intérieure de Tokyo, 14

Gérard MACÉ – conférence
Un monde qui ressemble au monde : les jardins de Kyoto, 18

– Table ronde : exposés de Pierre Brunel, Shinobu Chujo, Manabu Hamaguchi, Michio Kurimura, Sadayo Satomi et Yvan Daniel, 21

Pierre BRUNEL – conférence
– Le Japon et le japonisme dans la musique au temps de Claudel, 40

Lionel RAY – conférence
– Du haïku aux Cent phrases pour éventails de Paul Claudel, 42

En marge des livres
– Didier ALEXANDRE et Yuji OBATAYA : L’Oiseau noir, revue d’études claudéliennes XI, 48
– Didier ALEXANDRE : Le Japon de Paul Claudel, catalogue de l’exposition de John Manning, 49

Annonces, 51

Le Prix Shibusawa-Claudel
La Recherche Claudélienne

Remerciements, 53

 

Le Japon et le japonisme dans la musique au temps de Claudel

Résumé de la conférence donnée à Brangues le 9 septembre 2001

  

Au moment où le Japon s’ouvrait à l’Occident (ère de Meiji), et où, bientôt, les compositeurs de musique allaient délaisser la musique traditionnelle pour s’ouvrir à celle de l’Europe, une mode du Japon s’installait en France. Les expositions qui se sont tenues à Paris y sont pour beaucoup, celle de 1889 bien évidemment, qui a initié au Japon Debussy en même temps que Claudel, et avant cela celle de 1867, qui est à l’origine de l’opéra de Camille Saint-Saëns, La Princesse Jaune (1872). On connaît l’action des Goncourt, et surtout d’Edmond, le rôle des livres de Pierre Loti (Japoneries d’automne, 1889). La musique ne devait pas y échapper, en France comme en Angleterre, avec un « Japanese Comedy Opera » comme The Geisha de Sidney Jones (1861-1946), qui a tenu l’affiche au Daly’s Theatre de Londres de 1896 à 1898, cette dernière année étant précisément celle où Claudel va, lui, au Japon, pour la première fois. Ce japonisme de pacotille est aux antipodes de la musique japonaise ancienne (celle du Nogaku, par exemple) et de l’idéal qu’elle pourra, comme la poésie japonaise, représenter.

En 1904, au moment où se brise la relation passionnelle entre Rosalie Vetch et Claudel, s’impose, à Brescia plus qu’à la Scala, un chef-d’œuvre, l’opéra de Giacomo Puccini, Madame Butterfly, dont le livret est issu du roman de Loti, Madame Chrysanthème (1884). Musicalement, l’œuvre sollicite sobrement les effets exotiques et les insère dans de grandes formes classiques, tout étant conçu pour le triomphe du drame et du chant. L’analogie entre l’aventure du consul Pinkerton et celle du consul Claudel n’est qu’apparente, et une comparaison avec Partage de Midi resterait superficielle.

Bien plus intéressant est le problème de l’impressionnisme musical, et la place qu’y occupe le japonisme. Debussy a connu Camille Claudel, qui l’a initié à l’art japonais, en particulier à celui de Hokusai. Une filiation s’établit de l’œuvre la plus célèbre de cet artiste, La Vague, à la sculpture de Camille, La Vague, et à l’illustration choisie pour la couverture de la partition de La Mer de Debussy, en 1908, une superbe reproduction de La Vague de Hokusai. Le japonisme est sensible dans « Pagodes », la première des Estampes, créée en 1904, dans la seconde série des Images, également pour piano, en 1907. Debussy y sollicite modestement les gammes orientales ; il est plus soucieux de couleur que d’exotisme. Une tradition s’établit à partir de là, avec une très belle illustration tardive, les Deux Images du vieux Japon d’Henri Gil-Marchex (1894-1970), un artiste proche de Ravel. Pianiste de grand talent, il les joua lui-même à Tokyo en 1937. Cette œuvre raffinée et suggestive a été enregistrée sur un intéressant disque compact de la pianiste japonaise Noriko Ogawa, intitulé « Japonisme ».

1913 est une date décisive. Au moment où Claudel écrit encore dans la forme longue (celle de La Cantate à trois voix, en particulier), Igor Strawinky découvre les vertus de la brièveté. Après sa rencontre avec Schoenberg, il compose ses Trois Poèmes de la Lyrique Japonaise, pour soprano et ensemble d’instruments, fondés sur la traduction russe de trois haï-kaï. Il a fait la connaissance d’un jeune compositeur français, Maurice Delage (1879-1961), un autodidacte qui est devenu le « prodigieux élève » de Ravel. Delage est épris et d’Orient et de concision. Il va le prouver avec une très belle partition, également pour soprano et ensemble instrumental, Sept Haï-Kaï, créée en 1924.

À cette date, Claudel est au Japon, pour un séjour qu’il a toujours considéré comme heureux, et qui, esthétiquement, a abouti à une véritable connaissance de la littérature japonaise, et à ce qu’on peut appeler une conversion au bref. Très sensible lui-même au haï-kaï, l’illustrant à sa manière dans une œuvre d’une rare qualité, ces Cent Phrases pour éventails qui sont en réalité 172, il se rapproche de l’esthétique illustrée tour à tour en musique par Strawinsky et par Delage. Avec les Dodoitzu, reprise d’un genre japonais plus paysan, et lui aussi bref, il entreprend en 1936 quelque chose de nouveau, qui aboutira au recueil de 1945. Entre temps, il a voulu en quelque sorte rendre à la musique son bien : sa fille Louise Vetch, musicienne connue sous le nom de Maria Scibor, a mis en musique (chant et piano) les 31 Dodoitzu. Elle les chante en 1939 lors d’un concert salle Chopin-Pleyel. Claudel était présent et le note dans son Journal.

Avant Messiaen, dont les Sept Haï-Kaï pour piano et orchestre datent de 1962, et sont donc postérieurs à la mort de Claudel, les Seven Haiku pour piano (non préparé) de John Cage, en 1952, sont un point d’aboutissement : concision extrême, art du silence. Leur modernisme est extrême, contrairement aux Cent Phrases. Mais avec Cage et Claudel, l’esprit de la poésie et de la musique japonaise est retrouvé, comme s’il suffisait de laisser vibrer librement une note dans le silence.

 

Pierre BRUNEL