Bulletin de la Société Paul Claudel, n°183

Sommaire

Rencontres de Brangues
Marie-Victoire NANTET : Une scène pour dire, 2
Marion NAVONE : La Cantate à trois voix, La Messe là-bas, le Récital Maeterlinck et Claudel, 3
Monique LE ROUX : Le parcours artistique d’Alain Ollivier à travers le théâtre de la langue, 4
Antoinette WEBER-CAFLISCH : André Marcon interprète Le Discours aux animaux de Valère Novarina, 7
L’invention d’une langue. Table ronde : Monique Le Roux, Claude Buchvald, André Marcon, Valère Novarina, 9
Du poème à la scène. Mohamed Kacimi, Jean Ristat, Jean-Pierre Siméon s’entretiennent avec Jean-Loup Rivière, 20

Notes de lecture

Xavier TILLIETTE : Note sur Claudel et Massignon, 35
Michel CAGIN : «Claudel face à Israël dans la Bible et dans l’histoire», de Claude Vigée, 37
Antoinette WEBER-CAFLISCH : Archéologie de l’inspiration : un sarcophage romain dans Le Soulier de satin, 40

En marge des livres
Claude-Pierre PEREZ : Akane Kawakami, Travellers’ Visions, 45
Antoinette WEBER-CAFLISCH : Hervé Pasqua, Claudel et la création, 46

Théâtre, Concert, Musique de scène
Alain BERETTA : L’Annonce faite à Marie sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, 53
Pascal LECROART : L’Annonce faite à Marie dans le cadre du site du Cirque de Consolation, 56
Marion NAVONE : L’Annonce faite à Marie, un opéra d’Olivier Kaspar, 57
Thérèse MOURLEVAT : Les Dodoitzu, 1935-2005, 61

Exposition
Yves LACASSE et Antoinette LE NORMAND-ROMAIN : Camille Claudel et Rodin, une rencontre exceptionnelle, 64

Bibliographie, 76
Annonces,
77
Nécrologie
Michio KURIMURA : In memoriam Père Jacques Bésineau, s.j., 80

 

L’Annonce faite à Marie, un opéra d’Olivier Kaspar

Il m’est venu une autre idée… Ce serait de faire de L’Annonce un drame entièrement musical, où la musique tantôt soutiendrait l’action, tantôt disparaîtrait puis reparaîtrait pour tout absorber par les échelons du rythme, de la prosodie et du timbre …

Paul Claudel

L’Annonce faite à Marie d’Olivier Kaspar se situe dans la lignée des grands opéras lyriques du XXe siècle. Cet opéra contemporain poursuit l’esprit d’une grande tradition opératique dans l’alliance du drame et de la musique. Olivier Kaspar en a terminé la composition en 1996, alors qu’il était en résidence à la Casa Velázquez de Madrid.

Un des critères déterminants pour le choix de L’Annonce faite à Marie a d’abord été un choc littéraire dont le compositeur parle comme de «cette sensation qu’on va être porté par le texte d’un bout à l’autre». C’est tout un univers sonore à mettre en place, de l’ancienne campagne, avec son aspect archaïsant, à la grande extase mystique. Le travail sur les proportions, et donc le temps musical, est passé par la compréhension de l’architecture dramatique. À part quelques modifications au service de la dramaturgie musicale, pas un seul mot n’a été changé.

Paul Claudel est fortement attaché à la mélodie de ses textes. C’est un écrivain qui entend son texte de la même manière qu’un compositeur entend sa musique. Son théâtre est oral, destiné à l’espace de la scène. Lui-même comparait L’Annonce faite à Marie à un «opéra de paroles» et affirmait : «La musique est nécessaire au drame. Elle donne l’atmosphère, le courant permanent qui continue quand les acteurs se taisent et auquel leurs paroles ne cessent de s’accorder.»

Ici, le texte repose sur un écrin très large de grand orchestre. L’intelligibilité et le respect des mots sont premiers. Olivier Kaspar s’est imprégné du souffle propre à la prose de Claudel pour donner au chant un phrasé souple, inventif et naturel.

Tout le théâtre de Claudel est habité par un appel : celui qui fait émerger l’homme de la matérialité pour qu’il accède à une réalité supérieure qui est celle de l’esprit. La matière reste nécessaire mais comme terreau de quelque chose de plus vaste. Le propos sera donc la mise en mouvement de l’homme vers le divin. Cette dimension est assumée dans l’opéra : le compositeur, par des liens de parenté thématique et des jeux de symétries, fait évoluer le matériau musical vers un monde sonore plus large prenant en compte les aspects cosmogonique et évolutif des personnages, comme Violaine qui, de sa nuit, entre en relation avec le monde invisible. Par cette mise en mouvement, cette expérience profonde de l’altérité, de l’amour et du don de soi, les personnages vont peu à peu influer les uns sur les autres dans un dépassement d’eux-mêmes, pour naître une seconde fois : habités par un appel, toute notre vie consiste à quitter, à nous quitter, dans l’épreuve accueillie, offerte et consentie.

On trouve dans l’opéra sept thèmes principaux, assez proches les uns des autres, en interrelation permanente. Ces thèmes, courts et malléables, présentent souvent des profils communs : d’un point de vue dramaturgique, ce qui concerne un personnage concerne aussi l’autre. La parole est faite pour agir, pour aider l’autre et même le sauver. La thématique reprend cette idée d’un ensemble de personnages unis par un sort commun. Tout participe du mouvement musical et appartient à la communauté d’esprit des personnages : le creuset de l’œuvre devient l’ensemble de ces thèmes.

Ce qui semblerait perdu sur le plan de la caractérisation permet de relier par la thématique le mouvement collectif des personnages vers la rédemption, dépassant symboliquement leur figure théâtrale. Les choix du langage s’en ressentent. Comme dans Pelléas et Mélisande de Debussy, on retrouve ici cette idée d’une musique qui ne s’arrête pas, et qui, à l’instar de la forêt, «couvre» les personnages.

Au cœur du grand thème de l’Annonce, une cellule fondamentale, la-sib-la, se révèle être la clé de voûte de l’opéra, celle dont va dépendre l’équilibre global, du microcosme au macrocosme. Le la, attribué à Violaine et symbolisant la grâce, le si bémol, note associée à Mara, symbole du désordre, inéluctable déclencheur de la mise en mouvement nécessaire. Le matériau musical est bousculé par ce 1/2 ton comme les personnages le sont par une volonté non pas extérieure mais intérieure. Il est au cœur de toute la thématique comme un «sceau» créant une parenté entre les thèmes. Les personnages agissent les uns sur les autres et appartiennent de manière organique à l’univers. Le «désordre» du 1/2 ton, ce sont aussi les remous de la guerre de Cent ans qui vont pousser Anne Vercors à partir en Terre Sainte. Ce désordre politique illustre métaphoriquement le désordre de l’âme humaine, que l’on retrouve dans la jalousie de Mara ou dans le cœur de Pierre de Craon qui a convoité Violaine…

Le théâtre de L’Annonce faite à Marie propose un espace englobant le visible et l’invisible en de multiples liens le rattachant au monde. L’enfance, les bruits de la nature, mais aussi la route du Roi devenant symboliquement le chemin de conversion de Mara, les trompettes royales perçant la nuit de Noël comme la voix de Mara percera la nuit de Violaine. Le monde visible trace sa voie vers le monde invisible, ponctué par les cloches de l’Angélus. La musique d’Olivier Kaspar intègre ce dessein. L’orchestre, inventif et coloré, constitue la caisse de résonance de la scène autant que celle des âmes. Il charrie des harmonies en perpétuelles mutations, qui savent se resserrer ou, à l’inverse, se déployer jusqu’à atteindre l’ensemble de l’espace sonore et sembler se fondre au-delà.

Claudel rêvait d’un opéra sur L’Annonce faite à Marie. Celui d’Olivier Kaspar offre une dimension musicale qui paraît naturellement prolonger le discours littéraire, non en le contrepointant mais en l’assimilant intimement.

Se pose alors une question cruciale : quel sera l’avenir scénique de cet opéra ? La question reste entière dans un milieu contemporain encore figé par le passage du post-sérialisme. Il reste à souhaiter qu’une maison d’opéra monte ce spectacle, celui de la joie du son, de la mélodie et de la sincérité artistique.

Marion NAVONE

 

Courte présentation du compositeur Olivier Kaspar suivie de son point de vue sur L’Annonce faite à Marie

Olivier Kaspar fait ses premières études musicales à Angers, ville où il naît le 12 juillet 1962. Après une première orientation vers les sciences (il est admis en classe de mathématiques supérieures en 1979), il entre au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où il étudie l’alto, l’écriture, l’orchestration et la direction d’orchestre, et obtient quatre premiers prix.

Altiste, il fut membre de l’Orchestre des Jeunes de la Communauté Européenne (1982-1986), du Sextuor à cordes de Paris, et soliste de différentes formations (Ensemble Instrumental de Grenoble, Orchestre Symphonique Français).

Il poursuit depuis ses activités d’interprète par le biais de la direction d’orchestre : co-directeur des Semaines Musicales de Clairac (Lot-et-Garonne), chef invité régulier de l’Ensemble Orchestral du Val de Loire, chef invité de l’Orchestre symphonique de Tunisie…

Son catalogue se compose d’une quarantaine d’œuvres explorant tous les genres musicaux ; sa résidence à la Casa Velázquez (1995-1997) lui a permis d’écrire son opéra L’Annonce faite à Marie.

Un disque de l’Ensemble Musicatreize a été réalisé par Radio-France, où figure sa Messe pour douze voix et percussion.

Il vient d’obtenir de la fondation Beaumarchais une bourse d’encouragement à l’écriture pour un opéra-comique : La Vie de famille.

L’Académie des Beaux-Arts lui décerne en 2001 le prix de composition Lili et Nadia Boulanger. Il est l’auteur de plusieurs transcriptions, notamment celle de La Belle Hélène créée par les solistes de l’Orchestre de Paris au Festival d’Aix-en-Provence en 1999, et reprise à Salzbourg en 2000.

Il est directeur-adjoint du Conservatoire National de Région de Saint-Maur-des-Fossés et a été nommé en septembre 1999 professeur d’orchestration au Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon.

Outre le lyrisme, flamboyant et ciselé, de la langue de Claudel ; outre le symbolisme pluriel des caractères principaux, des temps et des lieux, je voudrais souligner, comme exhortation supplémentaire à l’écriture musicale, cette vibration, permanente dans la pièce, cette cosmogonie sonore, puissant relais d’un verbe puissant.

La partition organise et amplifie cette résonance à l’univers de l’Annonce. Ces quelques mesures illustrent ce que doit ma musique à la polyphonie claudélienne : cloches, cris d’enfant recouvrant la vie, se mêlent à l’agitation existentielle de Mara ; tandis que les profondeurs de l’orchestre exaltent la portée de l’action de grâce, et que, sous-tendant la joie mystique de Violaine, se déroule le thème de L’Annonce faite à Marie, auxquelles les apparitions précédentes donnent valeur, ici, de prédestination.

Olivier KASPAR, mars 2006

 

Bibliographie

Paul CLAUDEL-Charles JOURNET

Entre poésie et théologie. Textes et correspondance recueillis et présentés par Michel Cagin. Préface du cardinal Georges Cottier. Éd. Ad Solem, 2006.

Paul CLAUDEL

– «Ténèbres», Corona Benignitatis Anni Dei, traduction anglaise de Chris Waters, International Poetry Review n°2, 2005.

Camille CLAUDEL

Correspondance, traduction italienne, éd. Sinteris, 2006.

François CHENG

Cinq méditations sur la beauté, éd. Albin Michel, 2006. (L’auteur consacre deux ou trois pages à Claudel dans la seconde méditation).

Machiko KADOTA

Les Poèmes chinois de Paul Claudel. Influences de Judith Gautier et de Zeng Zhongming, Tokyo, éd. Taga, 1998. (Ouvrage en japonais avec un résumé en français, qui exploite une thèse dirigée par le profeseur Pierre Brunel et soutenue à la Sorbonne-Paris IV en 1990).

Jean LAGÉNIE

Les Cahiers d’un homme de bon vouloir. Souvenirs de théâtre I et II, les Amis de Jean Lagénie, éd. William Blake and co., 2001.

Victor M. SCHMIDT

– « A jumping carp by Yamamoto Shunkyo and Paul Claudel », in Andon Shedding light on Japanese art, n° 78, Pays-Bas, 2006.

Travaux

Marion NAVONE

– « L’Annonce faire à Marie, un opéra d’Olivier Kaspar », mémoire pour la classe d’analyse 20ème siècle, janvier 2006.
Annexe 1 : Exemples et tableaux
Annexe 2 : Livret commenté
Annexe 3 : Extrait de la partition d’orchestre