Sommaire
Cinquantenaire du Bulletin
– Hubert MARTIN : Message du Président, 2
– Gérald ANTOINE : Avant-propos, 3
– Charles GALPERIN : Pour un cinquantenaire, 5
– Marius-François GUYARD : Souvenirs claudéliens, 8
– Didier ALEXANDRE : Le Bulletin de la Société Paul Claudel a 50 ans, 10
– Catherine MADAULE : Jacques Madaule, 21
Lucile GARBAGNATI
– Claudel et la crise de 1929, 29
Claire BOMPAIRE-EVESQUE
– Une lettre de Paul Claudel à Hélène Berthelot, 42
En marge des livres
– Michel Cagin : François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, 48
– Alain Beretta : Jacques Julliard, L’Argent, Dieu et le Diable, 52
Théâtre et cinéma
– Monique Le Roux : L’Échange, mise en scène d’Yves Beaunesne, 57
– Jacques Parsi : Paul Claudel comédien, 58
Travaux
– Travaux d’étudiants, 60
Hommage
– à Michel Bressolette, par Michel Cagin, 62
– à Alice Gadoffre, par Daniel Paris, 63
Bibliographie, 66
Annonces, 68
Jacques Julliard, L’Argent, Dieu et le Diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne, Paris, Flammarion, 2008, 230 p.
Jacques Julliard a plusieurs cordes à son arc : il est à la fois historien, directeur d’études à l’EHESS, directeur délégué de la rédaction du Nouvel Observateur, auteur d’un livre de référence sur le syndicalisme et de plusieurs essais politiques notoires. C’est dire qu’il aborde la littérature avec une hauteur de vue et une diversité d’approches peu communes, qui offrent ici une confrontation féconde entre trois écrivains catholiques « face au monde moderne », à savoir en gros la première moitié du XXe siècle. Ce sous-titre de l’ouvrage paraît d’ailleurs mieux le résumer que le titre proprement dit, un peu trop réducteur, car Julliard montre progressivement, au fil de dix chapitres qui s’enchaînent tout naturellement, diverses facettes des attitudes de Péguy, Bernanos et Claudel face à la société de leur temps1.
Tout d’abord, pourquoi avoir choisi ces trois écrivains ? Dans son introduction, Julliard explique qu’ils constituent pour lui des mentors, « un formidable instrument d’émancipation intellectuelle », car ils échappent à la vulgarité ambiante et aux aveuglements de la plupart de leurs contemporains. Il justifie son opinion en présentant deux points communs à nos trois auteurs, tout en montrant à chaque fois comment Claudel se singularise. Le premier point est leur goût de la solitude, plus précisément d’une « marginalité volontaire » ; mais alors que Péguy, puis Bernanos se réfugient dans le cadre de leur patrie à mesure qu’elle s’éloigne d’eux irrévocablement, Claudel s’ouvre au monde en manifestant un intérêt exceptionnel pour l’étranger. La seconde caractéristique des trois écrivains réside dans leur « conception héroïque de l’existence […], comme s’il s’agissait à chaque fois de mettre leur esprit et leur cœur en ordre de bataille ». Mais la quête propre à Péguy et Bernanos d’une politique de l’honneur a besoin de héros, tandis que l’univers dramatique de Claudel nous montre la destruction du héros : Tête d’Or, Besme, Sygne, Rodrigue sont « de purs héros vaincus par la sainteté », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas renoncé à leur conception héroïque de l’existence, mais se sont inclinés devant la notion de sacrifice, plus héroïque encore. Julliard amorce un troisième point commun aux trois écrivains, la place centrale tenue dans leurs œuvres par l’argent, mais il la développera plus loin.
À la suite de cette première confrontation, l’auteur évoque successivement sa vision personnelle de chaque écrivain en choisissant « deux ou trois choses » qui caractérisent chacun d’eux. Après avoir distingué Péguy par sa passion de la vérité et du réel, et présenté Bernanos, contempteur du capitalisme industriel et de la civilisation de consommation, comme le plus grand prophète d’une « écologie spirituelle », Julliard en vient plus longuement à Claudel2. Il nous apprend que, homme de gauche portant avec lui tous les préjugés que l’on avait et que l’on a encore contre un écrivain-diplomate catholique, il n’en a eu la révélation qu’en juillet 1987 à Avignon, lors de l’intégrale du Soulier de satin monté par Vitez : ce spectacle lui a procuré la plus grande « émotion à la fois esthétique et intellectuelle » de sa vie, au point d’opérer en lui une véritable conversion, « l’appel d’un moi dégradé à un moi plus exigeant », et lui a fait ainsi comprendre les « trois choses » qui selon lui caractérisent Claudel. La première est que « le monde tout entier est symbole », car le poète « relie un paganisme foncier, fait de communion avec le cosmos à sa vision d’un christianisme lui-même cosmique ». En conséquence, si Claudel s’est opposé à la plupart des autres écrivains français, c’est qu’il les sent incapables de communiquer avec le cosmos, dans la mesure où leurs facultés affectives, sensitives et sensorielles se trouvent entravées par un intellectualisme excessif3. La troisième spécificité apparaît comme un bilan qui résume tout Claudel à travers « la contradiction permanente » qui constitue le rythme profond de son esprit, et s’incarne au mieux dans le drame, résolvant toutes les contradictions sans les abolir.
Cette dialectique claudélienne, Julliard va la développer dans toute la suite de son étude, et d’abord sur un plan politique, au sens large. Après avoir présenté Péguy, surtout en tant que directeur de la revue Les Cahiers de la quinzaine, comme un mystique de la politique, notamment lors de l’Affaire Dreyfus, Julliard aborde la politique de Claudel en la résumant par deux mots, « Coûfontaine et Turelure », qui pourraient respectivement être associés à Idealpolitik et Realpolitik, ou, pour rester chez le poète, à Anima et Animus4. Ces deux politiques, qui cohabitent encore aujourd’hui dans le monde, s’expliquent aussi bien l’une que l’autre chez Claudel. La première, centrée sur l’honneur, se manifeste notamment dans les premières pièces du dramaturage : dans la seconde version de La Ville, Lâla, incarnation du génie féminin subversif, prône une révolution anarchiste et communautaire5. Mais presque simultanément, l’ambivalence éclate dans L’Échange, où les deux hommes et les deux femmes peuvent apparaître comme des figures des deux politiques. Cette ambivalence n’est pas une contradiction : elle reflète la réalité, elle-même ambivalente. Anima représente la politique idéale, inspirée par la religion, mais elle se heurte à la réalité du moment, qui exige une autre pratique. Alors, de droite ou de gauche Claudel ? Beaucoup penchent encore pour la première attitude, mais Julliard montre bien que chaque fois que l’auteur apparaît réactionnaire, c’est qu’il réagit, non en garant d’un Ancien Régime, mais pour défendre sa foi catholique (d’où, en particulier, son opposition permanente au communisme). En revanche, en l’absence de la question religieuse, les options politiques claudéliennes s’orientent souvent à gauche : soutien au Cartel des gauches en 1924, à la politique pacifiste et européenne de Briand, amitié avec Berthelot et Herriot. Animus, la politique du possible, a pris le dessus : dans l’idéal, Claudel déteste la démocratie et le suffrage universel, mais dans la pratique, il sert loyalement la République. En somme, contrairement à un Péguy qui déplore la dégradation de la mystique en politique, Claudel défend une politique qui sait s’accommoder à la cité des hommes.
Julliard peut alors en venir au chapitre qui reprend le titre de son ouvrage et où, face à l’argent cette fois, la position ambivalente de Claudel se distingue à nouveau. Les deux autres écrivains condamnent vigoureusement l’argent, symbole de la domination mercantile de la société. Pour Péguy surtout, il constitue véritablement l’incarnation du diable et conduit à « l’immense prostitution du monde moderne »6, car l’universelle interchangeabilité dépouille toute chose de sa valeur intrinsèque. À l’inverse, Claudel, seul nanti des trois écrivains, et qui aborde la vie avec un appétit boulimique, fait dire à Thomas Pollock Nageoire en 1952 : « Il est bon d’avoir de l’argent à la banque. Glorifié le Seigneur qui a donné le dollar à l’homme, afin que chacun puisse vendre ce qu’il a et se procurer ce qu’il désire ». De fait, pour Claudel, l’argent est un catalyseur qui organise la circulation des marchandises (mais aussi, dans L’Échange, des personnes), et cette interchangeabilité implique liberté et diversité : « Tout marché est saint », ne craint pas d’affirmer l’auteur de L’Évangile d’Isaïe7. Mais simultanément, Claudel se rend compte que l’échange qu’il célèbre conduit à une dérive, car, fondé sur le signe, il est à son tour signe d’autre chose, ainsi que le proclame Lâla :
Comprends, ô Besme, quelle est la réalité de l’échange, et ne vous laissez point tromper par un signe,
Comme l’or est le signe de la marchandise, la marchandise aussi est un signe,
Du besoin qui l’appelle, de l’effort qui la crée
Et ce que tu nommes échange, je le nomme communion.
Or, cette « communion », reconnaissance de l’homme par l’homme, est détruite par le culte de l’argent, que Claudel déplore. C’est particulièrement net dans son premier grand texte exégétique, Au milieu des vitraux de l’Apocalypse, écrit entre 1928 et 1930, donc au moment du krach financier de 1929 : rejoignant alors Péguy, il condamne la société moderne où tout est mercantile, où l’échange gratuit a disparu, où la foi se nomme désormais crédit8.
Ce problème de l’argent conduit Julliard à enchaîner sur la question juive, car, dit-il, « peut-on s’en prendre à l’argent sans à un moment ou à un autre être tenté par l’antisémitisme ? ». Ce dernier, c’est Bernanos qui l’illustre le plus nettement : pour lui, la race juive incarne exactement le monde moderne qu’il vomit, dominé par l’Argent et la Technique9. Péguy pense au contraire que le juif, pas forcément riche, représente une figure du monde ancien. La position de Claudel, une fois de plus, est loin d’être figée et évolue avec l’âge. Dans sa jeunesse, il a certainement été antisémite, en particulier discrètement anti-dreyfusard, mais son attitude apparaît plus nuancée dès Le Pain dur (1914), et Le Père humilié (1916), pièce qui tente de réconcilier l’Église et la Synagogue. Mais c’est surtout la méditation sur la Bible, qui, révélant au Poète le mystère d’Israël, le conduit à exalter le rôle prophétique des juifs dans l’histoire sainte de l’humanité. À ce propos, il faut savoir gré à Julliard de mentionner trois lettres de Claudel, qui font de lui un admirable défenseur des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui constituent « au milieu de l’abjection de tant d’écrivains, l’honneur des lettres françaises »10.
Dans son dernier chapitre, Julliard réunit les trois auteurs, déjà rapprochés dans son introduction, cette fois en fonction de la résultante de leur critique du monde moderne : leur esprit polémique, typique selon lui des écrivains catholiques depuis la 3ème République, qui a vu naître anticléricalisme et déchristianisation. Péguy, Bernanos et Claudel se rejoignent dans leur haine du mercantilisme et du matérialisme, qui les fait condamner les valeurs bourgeoises en général. Pour autant, on ne peut tenir nos trois polémistes pour des écrivains véritablement engagés, car ni politiquement, ni religieusement, ils n’ont été chefs de fil d’un mouvement : c’est pourquoi au mot « engagés », Julliard préfère le terme pascalien « embarqués », et c’est cette part de liberté préservée qui explique en grande partie leur « état de fureur permanente »11. Dès lors, cette marginalité apparaît doublement salutaire. D’une part, la foi religieuse des trois auteurs, au nom de laquelle ils ont rejeté fascisme et communisme, en a fait « de véritables remparts de la démocratie ». D’autre part, leur condamnation, non de l’argent en lui-même mais de la cupidité, non de la technique mais de l’asservissement de l’homme à elle, les instaure défenseurs de l’individu contre les pièges sournois du modernisme. « C’est ainsi que ces anti-modernes sont en train de se transformer en post-modernes », conclut Julliard en soulignant combien la lecture de ces trois auteurs – on ajoutera : tout comme celle de son ouvrage – s’avère aujourd’hui éclairante et nécessaire.
Alain BERETTA
1. Dans le cadre de ce Bulletin, nous insisterons évidemment plus sur Claudel que sur les deux autres écrivains.
2. Ce chapitre IV, « Deux ou trois choses que je sais de Paul Claudel », a déjà paru, avec quelques légères modifications, dans le Bulletin de la Société Paul Claudel n° 158, 2ème trimestre 2000, et dans L’Infini, n° 69, printemps 2000.
3. Pour Julliard, cette caractéristique est surtout illustrée, dans toute l’œuvre de Claudel, par son théâtre : impliquant l’oralité, cet art justifie parfaitement la théorie de la respiration et la formule du verset.
4. Avant d’approfondir cette ambivalence, Julliard a le mérite de dissiper les préjugés conservateurs qui ternissent encore trop Claudel, notamment son accusation de pétainisme. En revanche, il ne peut que reconnaître l’attitude réactionnaire de l’auteur face au franquisme.
5. Julliard cite une partie de la tirade de Lâla, p. 136-137.
6. Péguy, « Note conjointe sur M. Descartes », Œuvres en prose complètes, tome 3, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 291.
7. « La Restauration d’Israël », L’Évangile d’Isaïe, Gallimard, 1951, p. 301.
8. Julliard insiste avec raison sur ce texte, Au milieu des vitraux de l’Apocalypse, Gallimard, 1966, notamment dans ses pages 133-136, qu’il estime trop rarement citées.
9. Julliard reconnaît cependant que cette position de Bernanos s’atténue à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’écrivain réprouvant alors la persécution des juifs.
10. Ces trois lettres sont : le message adressé le 8 août 1936 au Congrès juif mondial ; la célèbre lettre du 24 décembre 1941 adressée au grand rabbin de France ; la lettre moins connue du 13 décembre 1945 à Jacques Maritain, où Claudel s’indigne de l’attitude du pape Pie XII pendant la guerre.
11. Julliard remarque, non sans humour, que cette expression par laquelle André Breton caractérisait les surréalistes s’applique aussi bien à nos trois auteurs.
Bibliographie
Bulletin de la Recherche Claudélienne n° 7, année 2008 (NOTE 1)
Paul CLAUDEL
Partage de Midi (1906) [Crisi di Mezzogiorno], introduit et traduit en italien par Simonetta Valenti, Publicazioni de l’I.S.U. Università Cattolica, Milan, 2008.
Psaumes, traductions 1918-1953, texte établi et annoté par Renée Nantet et Jacques Petit, avant-propos de Pierre Claudel, préface de Guy Goffette, Gallimard, NRF, 2008.
« Homère, l’Odyssée », in Pierre Bergé, L’Art de la préface, anthologie, Gallimard, 2008.
« À travers les villes en flammes », in Michaël Ferrier, Le Goût de Tokyo, Mercure de France, 2008.
André CHOURAQUI
Le Destin d’Israël. Correspondance avec Jules Isaac, Jacques Ellul, Jacques Maritain, et Marc Chagall, entretiens avec Paul Claudel, éd. Parole et Silence, 2007.
Mary FLEISCHER
Embodied texts : Symbolist Playwright-Dancer Collaborations, Rodopi, Amsterdam, New-York, N.Y., XXI, 2008. Un chapitre porte sur « Paul Claudel, Jean Börlin and the Ballets suédois ».
Michel AUTRAND
« Notes claudéliennes. Autour de Partage de midi », p. 28-39 (NOTE 1)
Michel BRETHENOUX
Aux sources de Tête d’Or, version 1949 : La Légende du Chevalier, drame lyrique d’André de Peretti della Rocca, p. 21-26 (NOTE 1)
Raphaèle FLEURY
« Castelets rêvés : Les théâtres d’ombres et de marionnettes de Paul Claudel », in Manip, Le journal de la marionnette n° 14 et 15, avril mai juin et juillet août septembre 2008.
Nina HELLERSTEIN
« Le Vieillard sur le Mont Omi » : une « énorme plaisanterie archiconnue », p. 3-20 (NOTE 1)
Dominique MILLET-GÉRARD
« Paul Claudel au croisement des familles spirituelles », in Travaux de Littérature publiés par l’Adirel XXI, diffuseur Droz, 2008.
Gianni POLI
« Paul Claudel, l’arte totale del teatro » in Teatro contemporaneo e Cinema (Rome), n° 1, sept. 2008, p. 35-66.
Jacques RIVIÈRE
Paul Claudel, Éditions du Sandre, 2007.
Simonetta VALENTI
« Les trois visages de Rome dans Le Père humilié de Paul Claudel », Université catholique de Louvain, Les Lettres romanes, tome LVIII, n° 3-4, 2004, p. 227-239.
« L’héritage symboliste dans Tête d’Or (1889) de Paul Claudel, in L’Analisi linguistica e letteria, 1 anno XIII, 2005, p. 235-277.