Bulletin de la Société Paul Claudel, n°204

Sommaire

Charles JOURNET
– Une lettre retrouvée adressée à Paul Claudel, présentée par Michel CAGIN, 2

Jean BASTAIRE
– « Paul Claudel et la biodiversité », 6

James LAWLER
– « Valéry et Claudel, un dialogue symboliste », présenté par Éric TOUYA DE MARENNE, 13

Jean-Louis BARRAULT
– Anne DELBÉE : Lettre à Jean-Louis Barrault par-delà les étoiles, 29
– Lettres de Jean-Louis Barrault à Renée Nantet, 39

En marge des livres
– Pierre BRUNEL : Marie-Victoire Nantet, Camille et Paul Claudel, une enfance en Tardenois, 48
– Michel WASSERMAN : L’Oiseau noir, n° XVI, 50
– Mireille RUPPLI : Emmanuelle Kaës, Paul Claudel et la langue, 54

Point de thèse
– Edward BOOTHROYD : La Scène française pendant l’Occupation allemande : un « théâtre résistant » ? Le cas de Paul Claudel, 57

Hommage
– Hubert MARTIN : Hommage à Marius-François GUYARD, 65

Nécrologie
– Pascal MERCIER, par Claude-Pierre PÉREZ, 67

Bibliographie, 68
Annonces, 69

 

Paul Claudel et la bioversité

Colloque de la conférence des évêques de France sur la biodiversité
5 juin 2010

Le titre de cette intervention peut laisser perplexe. D’abord, Claudel théologien ? Les représentants attitrés de la profession feront la grimace. Ou alors, il suffirait à un poète génial de cogiter un peu sur sa foi pour coiffer le bonnet carré.

Circonstance aggravante : Claudel exerce ses talents sous les habits vétustes de la théologie symbolique des premiers siècles. Il est aussi vénérablement dépassé que les Pères de l’Église. Le Père de Lubac le tenait pourtant en haute estime, même s’il reconnaissait en lui un Origène à l’état sauvage dont les supputations n’étaient pas toujours sûres. Mais Origène lui-même ?

Trêve de précautions. Oui, Claudel a passé le dernier tiers de son existence à commenter l’Écriture en de massifs volumes que la quasi totalité des claudéliens se refilent sous la table et que les lecteurs cultivés ignorent totalement. C’est dans ces paperasses incongrues qu’on trouve une affirmation centrale qui exprime une superbe théologie de la biodiversité.

Les réflexions qui vont suivre ne voudraient être qu’une élucidation rapide de deux propositions claudéliennes antérieures aux grands commentaires exégétiques dont l’appétit travaillait déjà le poète avant la guerre de 1914.

La première citation date de 1910. Elle est prise dans une Note sur les anges. Elle revêt une allure axiomatique dont on ne s’étonnera pas chez un homme qui était aussi un lecteur attentif de Thomas d’Aquin :

« Les créatures sont toutes bonnes dans leur nature et très bonnes dans leur service, en ce sens qu’il n’en est aucune qui ne serve à toutes les autres suivant sa nature et son degré. La Création tout entière du Séraphin au minéral est homogène et reliée dans toutes ses parties par le lien de la Charité. »1

La seconde citation est de 1913. Plus longue, elle est extraite d’une méditation sur les Trois premiers jours de la Genèse à laquelle se livre le consul général de France à Hambourg et où il se réfère également à Thomas d’Aquin :

« Dans la Création depuis le Séraphin jusqu’au ver dans un fruit et depuis l’Ange jusqu’au minéral, tout est homogène et continu. Tout est l’œuvre du même Auteur, tout en un même moment lui est rattaché par le même nœud intime, tout reçoit de lui mouvement et impulsion. L’une de ses œuvres achève ce que l’autre commence, explique ce qu’elle propose et remplit ce qu’un certain manque permet. Toutes, – comme elles se complètent, se commentent et s’interprètent l’une par l’autre. La communication est entre elles ininterrompue. C’est une même volonté, c’est un même Dieu qui les anime. Où le sens finit, commence l’intelligence, et où celle-ci s’arrête, la Grâce nous convie. – Et que dis-je ? alors qu’entre la matière et Lui-même, sa propre Essence incommunicable, il a plu au Père d’établir un lien en la personne adorable du Rédempteur »2.

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Écoutons Claudel. Son affirmation fondamentale, dans ces lignes, est l’homogénéité de la Création. Écoutons-le bien : cette homogénéité va du Séraphin à l’asticot, de l’Ange au minéral. Cette continuité englobe toutes les créatures, visibles et invisibles, matérielles et immatérielles, sur la terre comme au ciel.

Voilà un chrétien biblique qui, à l’inverse d’un chrétien hellénique, n’a pas peur des mauvaises fréquentations. La matière ne lui paraît pas suspecte. Il ne se drape pas dans la tunique néo-platonicienne pour dédaigner, mettre à distance et au bout du compte fuir la chair de l’univers.

Aux yeux des philosophes de l’Académie et de leurs successeurs, il commet l’impair impardonnable de prendre tout ensemble, de regrouper dans une même famille toute la Création. Une critique facile ne tient pas contre lui, car on ne peut dire qu’il place tout sur le même niveau. Il n’acoquine pas le plus haut et le plus bas. Il ne mélange pas le Chérubin et le caillou. « Suivant sa nature et son degré », précise-t-il.

Il postule une hiérarchie qu’il ne confond pas avec l’hétérogénéité. Cette hiérarchie impose au contraire une relation essentielle, un apparentement radical. On ne peut hiérarchiser qu’entre des réalités qui ont dans leur origine, leur développement et leur fin, quelque chose en commun. Qu’est-ce qui unit le Séraphin à l’asticot, l’Ange au minéral, sinon de sortir tous des mains de Dieu et d’avoir tous pour vocation de célébrer sa louange ?

Avec une intrépidité féroce, Claudel va jusqu’au bout du scandale qu’il provoque chez les idéalistes chrétiens déserteurs de cette terre dont pourtant ils sont faits, en leur jetant à la face que ce qui unit toutes les créatures du haut en bas de l’échelle cosmique, des plus sublimes aux plus humbles, c’est « le lien de la Charité ».

La charité des anges et des hommes, d’accord. Ils sont bâtis pour la recevoir et la donner. Mais la charité des singes, des arbres et des silex ? On est en pleine confusion mentale, à moins que ce ne soit le signe d’un génie poétique insondable qui nous propose un oxymore éblouissant, choquant entre eux les contraires pour en obtenir une lumière paradoxale.

Quand Claudel nous envoie à la figure un mot comme celui de charité, il sait pourtant ce qu’il dit. Pendant ses années de consulat en Chine, il a lu intégralement La Somme de Thomas d’Aquin, l’a commentée dans ses carnets, a publié ensuite un livre, l’Art poétique, qui en est imprégné.

Comme formation scolastique, on ne peut pas trouver plus sérieux. Cela ne signifie pas que la théologie claudélienne soit une reprise de la théologie thomiste. Mais la première a beaucoup fréquenté la seconde. Cela se sent dans la rigueur des concepts et la précision des mots.

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Alors, ce mot de charité, doit-on le prendre à la lettre ? Oui, à condition d’accepter que pour Claudel, ce n’est pas une des trois vertus théologales, au sens restreint du terme, mais rien moins qu’une des trois personnes de la Trinité : l’Esprit.

Le lien de la charité, c’est le lien de l’Esprit. Autrement dit, c’est le lien de « l’Amour qui meut le soleil et les étoiles » selon le dernier vers de la Divine Comédie. On ne s’étonnera pas qu’ici la référence soit Dante que Claudel tenait pour un de ses grands inspirateurs et auquel il a dédié en 1921, une somptueuse Ode jubilaire pour le 600e anniversaire de sa mort.

Dans notre seconde citation, il reprend l’idée de son aîné pour définir comme lui la Création : « Tout y est l’œuvre du même Auteur, tout en un même moment lui est rattaché par le même nœud intime, tout reçoit de lui mouvement et impulsion ». Ainsi est-ce nommément l’Amour qui met en branle toutes choses. Voilà en quoi la charité est le lien qui réunit indissociablement tous les existants.

Claudel poursuit et précise : « L’une des œuvres de Dieu achève ce que l’autre commence, explique ce qu’elle propose et remplit ce qu’un certain manque permet. Toutes, – comme elles se complètent, – se commentent et s’interprètent l’une par l’autre. La communication est entre elles ininterrompue. »

Ainsi se réalise pour notre théologien l’unité cosmique, à travers l’inépuisable diversité de la fécondité divine, l’intarissable multiplication de l’élan originel, la jubilation proliférante de l’Amour créateur. En un rebond vertigineux qui aurait coupé le souffle à Darwin, Claudel fait culminer l’évolution dans un mouvement qui achemine le sensible et l’intelligence à accueillir le spirituel : « Où le sens finit, commence l’intelligence, et où celle-ci s’arrête, la Grâce nous convie. »

Le poète surenchérit en affirmant que même l’hétérogénéité totale entre la créature et le Créateur disparaît, puisque par l’événement de l’Incarnation, il a plu au Père d’établir un lien entre la matière et sa propre essence incommunicable en la personne adorable du Rédempteur ». Ce n’est plus du Séraphin au minerai mais du Dieu transcendant à la poussière périssable qu’il y a communication.

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Claudel n’a jamais parlé d’éco-système. Mais tout à la fin de sa vie, en 1953, c’est bien de cela qu’il s’agit lorsque revenant une fois encore sur « le lien de charité », il le définit comme « le moyen pour les créatures de se faire du bien les unes aux autres »3. Cette définition vient juste après une énième dénonciation de l’attitude égoïste et prédatrice que Claudel n’a cessé de fustiger dans l’homme.

Question gênante posée ensuite par le poète : « Que rendra l’homme aux créatures exploitées en compensation de ce qu’il leur prend4 ? Il n’est pas juste que l’échange soit à sens unique entre les fils d’Adam, fils de la terre, et les autres enfants de l’univers. Ce serait ajouter à une éventuelle carence de responsabilité dans le gouvernement de la planète un manque d’équité dans l’exercice de cette gérance. »

« Se faire du bien les unes aux autres ». En assignant ce but à toutes les créatures, y compris l’homme, lorsqu’elles obéissent au « lien de la charité », Claudel rejoint le sens restreint de la charité comme vertu théologale. Aimer son prochain, être charitable envers lui, c’est lui faire du bien, vouloir son bien. Ainsi doit se comporter chaque créature envers n’importe quelle autre « suivant bien sûr sa nature et son degré », disait déjà Claudel en 1910.

En 1930, dans la dernière de ses Conversations dans le Loir-et-Cher, il lance une exhortation pathétique plus actuelle que jamais : « Oui, il faut venir au secours de cette création qui gémit et qui a besoin de nous. Il faut venir au secours de l’humanité d’abord, mais aussi au secours de la forêt, au secours de la ronce qui demande à devenir une rose, au secours de l’oiseau et de la bête brute et de tous les animaux suivant leur espèce ».

Dans sa vision d’une Église cosmique débordant l’humanité pour être, selon ses propres mots, « coextensive avec la planète », il couronne son appel en disant : « Placés entre Dieu et la terre, il nous faut venir au secours de l’un et de l’autre, il faut ouvrir entre l’un et l’autre ces voies par où la Miséricorde va à la rencontre de la Justice, il faut les aider à se rejoindre non plus dans le souvenir de la chute, mais dans la possession de la Pentecôte et de Pâques »5.

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« Le lien de la charité » ne serait-il pas l’expression théologique d’une réalité scientifique que les savants remettent en valeur aujourd’hui, après une éclipse ? Depuis le XIXe siècle, dans le fonctionnement de la nature, l’accent était porté sur le côté compétition, rivalité, « struggle for life », lutte pour l’existence. L’évolution ne semblait pouvoir avancer que par la violence d’une guerre insidieuse ou manifeste entre les vivants.

La création apparaissait comme une jungle dont la loi suprême était de tuer. Sa méthode était d’exclure et de remplacer plutôt que de secourir et de collaborer. Dans cet implacable et innombrable réseau d’assassinats, il pouvait y avoir des trous, des pauses, des embellies, le temps pour l’évolution de nouer des alliances provisoires, mais dans l’attente de prochains conflits.

Vision pessimiste d’un certain matérialisme scientiste qui entendait réagir contre ce que le XVIIIe siècle et Bernardin de Saint-Pierre appelaient encore les « harmonies de la nature », mais qui remontait beaucoup plus loin, à la foisonnante tradition des Hexamérons chrétiens, contemplation émerveillée et ininterrompue des Six Jours de la Genèse par les Pères de l’Église, les théologiens médiévaux et les mystiques baroques.

Les chercheurs redécouvrent aujourd’hui le rôle capital de la solidarité dans l’élaboration des phénomènes naturels. L’entente et la symbiose leur semblent non moins actives que l’hostilité et le rejet. L’idée leur revient d’une connivence originelle aussi importante et peut-être plus que celle d’une dissonance fondamentale.

C’est sans doute glisser là, de l’observation scientifique à la réflexion philosophique. Mais pourquoi ne pas courir ce risque et ne pas conférer au mot solidarité la signification chrétienne du mot charité ? Les modernes y répugnent pour de justes motifs de laïcité, afin d’éviter tout danger de confusion et de récupération. Mais les croyants n’ont aucune raison d’adopter cette pudeur.

Dans un de ses derniers textes, en 1950, Claudel imagine à sa façon gaillarde que celui qui remet en cause « le lien de la charité » et porte ainsi atteinte à la biodiversité, c’est le diable. Il intervient même avant l’apparition de l’homme, au niveau d’un mal cosmique dont l’homme ne saurait être tenu pour responsable.

L’Éternel avait jugé au départ que tout était « bon », « très bon ». Eh bien, le diable va semer le désordre et la haine, avec l’homme comme brillant collaborateur ! Mais Satan est pris à son propre piège. Il devient le « diable porte-pierre » des légendes médiévales où on le voit contribuer « volens nolens » à la construction des monastères6.

Dans le processus de l’évolution, le Créateur le récupère comme agent de genèse, furieux de servir à son corps défendant, mais serviteur quand même. C’est ainsi que dans le déploiement de la biodiversité, l’agressivité cohabite avec la solidarité. L’objectif inébranlable demeure cependant le triomphe de la seconde sur la première.

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L’horizon ultime de la biodiversité, comme de toute la théologie cosmique de Claudel, c’est la Parousie, le rassemblement de toutes les créatures pour chanter la louange du Créateur dans un concert auquel il ne doit manquer aucune note. Quoi d’étonnant, puisque cette théologie se situe dans la droite ligne paulienne où le Christ récapitule « toutes choses » pour les offrir au Père en une seule eucharistie ?

« Toutes choses ». Il n’en est aucune qui ne soit précieuse et n’ait été créée en vue d’un service qui, dût-il être éphémère et dérisoire, reste quand même unique. C’est dans l’univers comptable et mercantile de l’argent que les créatures sont interchangeables et reproduites à l’identique, devenant des objets sans visage.

Dans l’univers biblique, chacune a un nom, et pas seulement d’espèce ou de famille. Chacune est reconnaissable, fût-ce d’une manière imperceptible. Ce sont nos machines à calculer qui les réduisent à la mesure de modèles abstraits où elles entrent, s’alignent et s’uniformisent dans un anonymat mathématique.

L’univers biblique les respecte. L’émerveillement des biologistes, botanistes et zoologistes est justement de découvrir sans cesse de nouvelles variétés ; pas seulement quelques catégories rares et non encore recensées, mais dans les forêts d’Indonésie ou du Brésil, des pullulements d’insectes et de végétaux inconnus.

À la Parousie, pour Claudel comme pour l’apôtre Paul et toute la tradition chrétienne jusqu’à ces derniers siècles, tant qu’elle n’avait pas estompé ou oublié la tradition cosmique du salut, la résurrection de la chair est promise à toute créature « selon sa nature et son degré ». Ainsi se consommera la glorification et non le mépris de la biodiversité cosmique.

Tout ce que l’homme aura pu faire pour la diminuer ou la supprimer sera révoqué. La beauté du monde ne sera plus mutilée dans son exubérance. Toutes les créatures atteindront la plénitude de leur vocation qui est, parole confondante de Claudel, de « faire du bien à Dieu » par leur louange7. Le poète dit encore : « Tout balbutie la lettre A, qui est l’initiale de ce mot Abba que l’homme seul est capable d’achever. Le monde a besoin de l’homme, son prêtre, pour s’acquitter de ce devoir essentiel de confession. »8

 

Jean BASTAIRE

 

 

 


1. Première note sur les anges, dans Le Poëte et la Bible, I, Gallimard, 1998, p. 3.
2. Les Trois premiers jours de la Genèse, dans Le Poëte et la Bible, I, Gallimard, 1998, p. 9-10.
3. Supplément à mon livre sur l’Apocalypse, dans Le Poëte et la Bible, II, Gallimard 2004, p. 1091.
4. Idem.
5. Conversations dans le Loir-et-Cher, Gallimard, 1935, p. 258-259.
6L’Évangile d’Isaïe, dans Le Poëte et la Bible, II, Gallimard, 2004, p. 740-742.
7. Emmaüs, dans Le Poëte et la Bible, II, Gallimard, 2004, p. 483.
8. Cosmos et gloire, dans Accompagnements, Gallimard, 1949, p. 154.

 

 

Bibliographie

Paul CLAUDEL

Zolotoglavyi. Obmen / Tête d’Or. L’Échange, traduits du français par Yulia Guinzbourg, Vera Milchina, préface et notes d’Inna Nekrassova, Saint-Pétersbourg, Ed. Hyperion, 2011.

 

Mélanges en hommage au père Xavier Tilliette, dir. A. Russo et M. Vetö, Louvain-la-Neuve, Peeters Publishers, diffusion Vrin, 2011.

 

Dominique MILLET-GÉRARD

Tête d’Or, le Chant de L’Origine, Presses universitaires Paris Sorbonne, septembre 2011.

Antoinette WEBER-CAFLISCH

« L’Amérique dans l’œuvre dramatique de Paul Claudel » in « Les Amériques des écrivains français », Travaux de littérature XIX, publiés par l’Adirel, diffusion Droz, septembre 2011.