Bulletin de la Société Paul Claudel, n°226

Sommaire

Claudel à la mesure du monde

Jon Fosse
L’autre nom – Septologie I-II (premières pages du roman inédit) précédées par : Une ouverture romanesque écrite au château de Brangues, 11

Alain Badiou
Notes sur La jeune fille Violaine, 21

Pierre Brunel
Claudel à Prague, 35

Richard Griffiths
Claudel et le renouveau catholique anglais, 45

Jeanne ­d’Arc. Nô moderne, 55

Claudel et le nouveau Nô Jeanne ­d’Arc. Table ronde, 63

DOCUMENT et notes

Boris Eikhenbaum
« À propos des mystères de Paul Claudel ». (Severnyye zapiski [Les Notes du Nord] 1913. No 9. p. 121-137)
traduit par Inna Nekrassova, 75

Nina Hellerstein
Albert Londres, Au Japon. Sur Claudel, 95

Michel Lioure
Le Journal de bord du Soulier de satin au Palais des papes, 99

EN MARGE DES LIVRES

Olivier Py, Claudel (Alain Beretta), 111

Paul Claudel, Une voix sur Israël, et son écho par Fabrice Hadjadj (Michel Cagin), 116

Jiangyue Zhu, « Du sensible au spirituel : ­l’expérience de ­l’Extrême-Orient dans les œuvres poétiques de Paul Claudel », 120

ACTUALITÉS

Cent cinquantenaire de la naissance de Paul Claudel, 127

Résumés/Abstracts, 145

 

Notes sur La jeune fille Violaine

Il est difficile de nier que La jeune fille Violaine soit ­aujourd’hui, mais finalement depuis toujours, une mal-aimée, peut-être même la mal-aimée, des grandes pièces de Claudel. Je vois à cela plusieurs raisons ­convergentes, que je voudrais ici expliciter en même temps que je ­construis mon propre sentiment sur cette œuvre et son demi-oubli.

Partons de loin, simplement. Partons de la situation temporelle, ­constamment ambiguë, indéterminée, de cette pièce.

Pour bien voir les choses, il faut disposer ­d’une vue panoramique de la création théâtrale, telle que ­l’écrivain Claudel en a à la fois supporté et ­construit les étapes. Car il y a, je pense, quatre moments clairement distincts du lien entre ­l’écrivain, le poète, ­l’essayiste Claudel, et le théâtre proprement dit. Et il se trouve que, en chacun ­d’entre eux, la pièce dont je parle ne trouve ­qu’une place incertaine, oblique, mal venue.

Viennent ­d’abord les puissantes et en un sens irreprésentables pièces de la jeunesse, cette jeunesse armée et désarmée à la fois par les influences littéraires dominantes vers la fin du siècle : le vieil Hugo, aux obsèques duquel Claudel assiste à dix-sept ans, Rimbaud (découvert avec passion ­l’année suivante), et Mallarmé, et tous les autres. Mais aussi, et en un sens ­contradictoirement, il y a la foi religieuse, le « vrai » catholicisme, vers lequel Claudel ­s’oriente décisivement entre la ­conversion à Notre-Dame le 25 décembre 1886, et la ­communion, qui scelle pour toujours cette ­conversion, le 25 décembre 1890. Et là déjà nous trouvons une sorte de solitude de La jeune fille Violaine. Entre ­conversion et ­communion, quand le sujet Claudel hésite encore entre une violente ­conquête du monde terrestre et le triomphe de la spiritualité, il y a la première version de Tête ­d’Or, qui récapitule ­l’orageuse et peut-être vaine existence du ­conquérant, et la première version de La Ville, où se discutent – bilan de la Commune de Paris vingt ans plus tôt – les violents partages induits, dans ce que la jeunesse peut imaginer ­comme figure de la vie, par ­l’idée révolutionnaire. Or La jeune fille Violaine, première version, est la seule des trois pièces de la jeunesse qui soit nettement menée à bien à la fois après la décisive ­communion de 1890 (année où, aussi, Claudel est reçu au ­concours des Affaires Étrangères) et avant le non moins décisif départ aux USA, en 1893, quand un Claudel de 25 ans est nommé ­consul suppléant à New York. Juste avant : cette pièce est achevée en 1892. Disons ­qu’elle se tient au bord ­d’une profonde transformation du rapport de Claudel au théâtre.

­C’est ­qu’avec les exils professionnels de Claudel, aux USA ­d’abord (entre 1893 et 1895), puis en Chine (entre 1895 et 1900), on assiste à un transformation stylistique : il y a maintenant une volonté de simplification du drame, ­d’un passage au-delà de ce qui marquait la période antérieure, à savoir une exubérance baroque qui débordait de toutes parts ­l’obligatoire discipline scénique. La première version de ­L’Échange, pièce « américaine » par excellence en ce ­qu’elle traite de la puissance de ­l’argent, écrite du reste dès la première année du ­consulat, témoigne de cette neuve injonction ­d’écriture (Claudel a 26 ans). Une ­conséquence en est le phénomène remarquable de ce ­qu’il faut bien appeler une autocritique réelle, à savoir la révision systématique, la réécriture, des pièces de la première période. Claudel produit une deuxième version de Tête ­d’Or dès 1894, pratiquement en même temps que ­L’Échange, puis, trois ans plus tard, la deuxième version de La Ville. Tout cela est par ailleurs accompagné ­d’une influence grandissante de la tragédie grecque : dès 1895, Claudel se lance dans le vaste projet, qui ­l’accompagnera longtemps, ­d’une traduction ­d’Eschyle.

Mais quelle est dans ce deuxième moment du théâtre claudélien la position de La jeune fille Violaine ? Une fois encore, une position limite, à la fois ­d’achèvement et de renoncement. La deuxième version de cette pièce est bien écrite en 1898 (Claudel a juste trente ans), mais dès 1900 nous entrons dans la troisième période, celle ouverte par la rencontre amoureuse cruciale sur le bateau qui ramène Claudel en Chine, période que va sceller théâtralement, en 1905, Partage de midi, et clore en 1924 ­l’achèvement du monument ­qu’est Le Soulier de satin, deux pièces qui racontent poétiquement (la première) ce coup de foudre digne de poser la question du Salut, et (la deuxième) qui en dispose les leçons à ­l’échelle de ­l’histoire du monde.

Or, dans cette troisième période, la plus féconde de Claudel en ce qui ­concerne le théâtre, va se produire un phénomène unique : la réalisation de ce ­qu’il faut bien appeler une troisième version de La jeune fille Violaine, à savoir, en 1910, ­l’écriture de ­L’Annonce faite à Marie. Cette troisième version, qui ne ­s’annonce pas ­comme telle (puisque le titre de la pièce est changé) fera ­d’autant plus le malheur de la pièce de 1892 réécrite en 1898, ­qu’elle a aussitôt un grand succès, et devient, peut-être avant toutes les autres, une des pièces « classiques » de Claudel : ­L’Annonce faite à Marie est en effet créée au Théâtre de ­l’Œuvre dès 1912, et elle est même reprise en Allemagne dès 1913 ! Elle vient avant la première de ­L’Échange, et avant la première ­d’une pièce qui sera jouée très souvent ensuite, à savoir ­L’Otage, écrite en 1909 et jouée en 1914.

On peut donc dire ­qu’au moment où un Claudel, qui vient de dépasser la quarantaine, est frappé ­comme par la foudre par ­l’événement de ­l’amour, il enterre assez profondément la pièce qui avait célébré, quinze ans auparavant, le geste fondateur ­qu’était sa Communion.

Je tiens que la quatrième période de Claudel, celle qui va des années trente à sa mort en 1955, ne se rapporte au théâtre que latéralement. Bien sûr, il y a des succès scéniques importants du côté de sa collaboration avec des musiciens, Honegger ou Milhaud (Christophe Colomb ou Jeanne au bûcher). Il y a de petites pièces, ­comme par exemple Tobie et Sara. Il y a surtout une sorte de reconnaissance plénière de son génie dans ce domaine, marquée notamment par la version pour la scène du Soulier de satin, animée par Jean-Louis Barrault en 1943, et la version pour la scène de Partage de midi en 1948, par le même. Il y a aussi une deuxième version de ­L’Échange, qui ­n’était peut-être pas vraiment nécessaire. En tout cas, nulle résurrection de La jeune fille Violaine originaire, dans aucune de ses deux versions. Et ­l’on peut tenir pour un signe symbolique fort ­d’une sorte de recouvrement définitif que ce soit ­L’Annonce faite à Marie, cette fatale troisième version, qui ait été enfin créée à la Comédie Française juste une semaine avant la mort de son auteur.

Certes, la pièce est parfois jouée, rarement, presque toujours cependant avec un grand succès, mais sous le double signe ­d’une pièce « mal ­connue » de Claudel, et ­d’une « première version », toujours tenue pour « plus sauvage », plus « brute », et donc peut-être plus « forte », que celle qui en supporte rétroactivement toute la portée, celle qui est, elle, « bien ­connue », celle qui est même devenue un beau film ­d’Alain Cuny, à savoir ­L’Annonce

Alors, prise en elle-même, si on oublie sa future gloire selon une révision qui en réalité la dépossède de son être, ­qu’est-ce que finalement cette pièce, La jeune fille Violaine ?

Je ­m’en tiendrai – je suis moi aussi raisonnable – à la deuxième version.

Claudel avait, en 1890, écrit La Ville. On pourrait soutenir ­qu’en 1892, avec la première version de La jeune fille Violaine, il écrit une pièce ­qu’on pourrait appeler « La Campagne ». ­C’est là en effet le premier motif de la pièce : on est dans le monde des moissons et des saisons, de la faux et des bœufs. Du coup le paysage est crucial, ­l’ode à la nature omniprésente. Elle occupe une place étonnante dans les didascalies, qui sont souvent de vrais poèmes en prose, et qui font objection, du reste, à la théâtralité (sauf si les lit un « diseur »). Que faire sinon sur scène, même avec ­l’appui des lumières, de ceci :

Le soleil est derrière les arbres. Il brille à travers les branches. Le dessin des feuilles couvre la terre et les personnages assis. Çà et là une abeille ­d’or brille dans un trou de lumière.

Ou encore :

On voit voler de grandes bandes de pigeons qui tournent, ­s’éparpillent et ­s’abattent çà et là dans les éteules.

Mais la campagne, ­c’est avant tout le mélange du labeur, de la possession, de la maison, du groupe humain ­compact et immobile. ­C’est la solidité de ce ­qu’accumule une famille, par la rectitude et la ­constance de son travail terrestre. Et ­c’est donc le grandissement sur place de la propriété et de ­l’héritage, le tout dans une sorte de fixité. Dans les débuts de la pièce, le Père, Anne Vercors, la Mère, une de leurs deux filles, Mara, mais aussi Jacques Hury, le jeune paysan prometteur, ­constituent le noyau apparemment fort et stable de cette immobilité, capable de créer dans la répétition elle-même. Le Père dira : « Moi, ­j’ai mépris de changer de place et de sortir de la terre dont je suis le maître. » Et il dira aussi : « Et maintenant je suis riche et nous pouvons en paix jouir du bien que ­j’ai acquis. » Mara, le personnage « noir » de la pièce, fera de la possession la maxime de son existence, avec une sorte de furie, ­l’opposant à la bénévolence, à ­l’indifférence aux biens terrestres qui caractérise sa sœur aînée Violaine, ­qu’elle chasse pour cela de la maison :

Tu ne tiens à rien de ce qui est à toi ! mais que ­quelqu’un te le demande,
Tu le lui donnes avant ­qu’il ait fini de parler.
Mais moi, je sais ce qui est à moi, et ­j’y tiens des griffes et des dents, et gare à qui y touche !
Ce ­n’est pas moi qui te chasse ! ­C’est la maison que tu méprises ! ­C’est ton patrimoine que tu rejettes !

Cet accord immobile de la nature et de la vie des hommes, selon la propriété, ­l’héritage, les mariages arrangés et le travail, toute la pièce va mettre en discussion et sa réalité humaine, et sa capacité à rester une norme acceptable. Et cela selon une quadruple crise, portée par ses quatre représentants du début de la pièce : le Père va partir ­brusquement en Amérique ; la Mère va tristement mourir ; Jacques Hury, qui devait épouser la fille aînée, Violaine, va se voir refusé par elle, pour des motifs supra-naturels sur lesquels nous reviendrons ; Mara va devenir une criminelle sans foi ni loi. Tout ­l’univers campagnard va trembler dans la nuit, ­l’horreur, ­l’absence.

Est-ce à dire ­qu’il est anéanti ? Nullement. Claudel en décrit à la fois la tragique limite spirituelle, et sa rédemption possible, son maintien, selon les formes ­d’une nouvelle Église.

Ainsi ­s’explique ­qu’il y ait de grandes analogies entre la ­commémoration du monde campagnard au début de la pièce, et sa signification finale. Voyez par exemple cette sorte de cantique à la gloire du labeur paysan, de la cécité de ce labeur, et de son ordonnancement au profit, entonné par Anne Vercors, le père, juste avant son départ vers la fin du premier acte :

­L’homme juste ­n’a point besoin de savoir
Le pourquoi et le ­comment, mais de faire seulement
La tâche ­qu’il a devant lui, avec patience,
Et avec gravité, et avec tout le soin possible.
Et ­j’étais ­l’œil qui voit tout, afin que je recueille la moisson entière.

Mais écoutons tout aussi bien, toujours prononcés par Anne Vercors, tout à fait dans la même tonalité, les derniers versets de la pièce :

La force de la terre qui est au-dessous produit
­L’herbe ­d’abord, puis le grain,
Et les fruits ­qu’on met sur la table, et les bonnes châtaignes, et les grappes transparentes,
Et le vin qui enivre est fait le dernier.
­L’année change, et de nouveau, se levant du noir hiver, cramoisi, tout ­d’or,
De nouveau le nouveau soleil se peint sur les fleuves chargés de glaçons !

­N’y-a-t-il pas ­comme un mouvement du même au même, dans cette pièce qui cependant ­n’est dramatiquement faite que de départs, de meurtres, de mort et ­d’accablantes déceptions ?

En vérité, le trouble initial du monde naturel est le fait ­d’un seul personnage qui est, lui, originairement extérieur à ­l’ordre campagnard. Il se nomme Pierre de Craon. En tant ­qu’ingénieur, il assure par la ­construction des ponts et des barrages la régulation des voyages et de la distribution de ­l’eau vive. Il est lui-même voyageur, il ne cesse, ­contrairement aux normes de la maison paysanne, de passer.

Et il passe en effet dans la solide maison familiale, mais y laissant – ­c’est ­l’objet de ­l’immense première scène – une trace ineffaçable : un baiser donné, tout près de la bouche, en pleine nuit, à la jeune fille aînée de la maison, nommée Violaine, qui ­s’est levée et lui a ouvert la porte pour recevoir ce legs. Et ce baiser a été vu par Mara, la sœur rivale. Le passage mérite ­d’être cité, y ­compris dans sa didascalie, ­puisqu’il est en un certain sens ­l’unique événement de la pièce. Événement au sens que je lui donne, à savoir ­l’origine ­d’une vérité, mais aussi au sens voisin que lui donne Claudel, de La jeune fille Violaine ­jusqu’au Soulier de satin : un défi proposé, par Dieu, à un homme et une femme, défi lancé à la faiblesse humaine et à ce qui peut la surmonter.

Pierre de Craon vient ­d’expliquer à Violaine que son but, désormais, est de devenir ­l’architecte de Dieu, de ­construire une église entièrement nouvelle. Alors :

À ce moment entre Mara Vercors, sans ­qu’ils [Pierre et Violaine] la voient.
PIERRE DE CRAON. – Adieu, Violaine !
Tous deux se regardent en silence. Le visage de Violaine exprime la douleur, la prudence, le trouble, une curiosité solennelle ; celui de Pierre la gravité et la ­compassion. Violaine enfin lui tend la main, ­qu’il prend, et, ­comme elle se penche vers lui, il la baise sur la joue, lui prenant de ­l’autre main la tête.
Mara fait un geste de surprise et sort.
Pierre de Craon et Violaine sortent à leur tour.

Ce toucher nocturne à lui seul entraînera le refus de Violaine ­d’épouser son promis Jacques Hury, que pourtant elle aime (mais de quel amour ?), la haine de Mara, qui jettera des cendres aveuglantes au visage de sa sœur, la chassera, et plus tard la tuera ­d’un coup de pierre, la ­conviction jalouse de Jacques Hury que Violaine ­s’est donnée à Pierre de Craon, ­conviction qui entraîne son mariage résigné avec Mara, et, à travers tout cela, au-dessus de tout cela, le devenir sainte de Violaine, en tant que pauvresse errante qui fait des miracles.

Quel est donc le ­contenu de ce fatal et chaste baiser ? Rien de moins que la révélation ­qu’existe, au-delà des traditions immobiles et des destinations calculables, plus grand que ­l’amour qui assure la fondation des familles, un autre amour, essentiel, qui vous introduit, au-delà des magnifiques immobilités du monde naturel, dans la vie même de Dieu.

Tôt dans la scène, Violaine, interrompant en cours de route sa dangereuse question, ­s’interroge sur la nature exacte de ses sentiments :

VIOLAINE. – […] Est-il vrai, ô Pierre, que nous ne nous ­connaîtrons point davantage ? Cette ­complaisance
Qui existe entre votre cœur et le mien…

De ce point de vue, tout sera dans cette première scène, dont voici le passage capital, alpha et oméga de la prédication claudélienne :

VIOLAINE. – Achevez donc
De ­m’expliquer cet amour que vous dites.
PIERRE DE CRAON. – Comment me ferais-je ­comprendre, ­comparant la mort avec la vie ?
­L’amour que vous allez ­connaître [celui de son mariage programmé avec Jacques Hury] est semblable à ­l’humiliation de la mort, à la résolution de la dernière heure,
Et un homme nouveau naît de ce ­consentement réciproque, du double et funèbre aveu.
Mais ­l’autre amour se tient à toutes ces portes par lesquelles nous recevons la vie,
La bouche qui goûte et qui boit, les narines qui aspirent, les oreilles et les yeux qui écoutent et qui ­considèrent,
Et ­l’intelligence qui apprend, qui ­comprend et qui ­conçoit ;
Et toutes ensemble ­s’ouvrent dans ce mouvement par lequel notre poitrine se soulève,
Et tel est le principe, le mouvement primitif et profond de ­l’être que je ­constitue.
­L’acte même par lequel je suis.
Et cette soif ­comporte pour ­qu’elle existe la source ;
­L’insatiable ne peut
­S’appliquer que sur ­l’Inépuisable.
VIOLAINE. – Apprenez-moi cette soif.

Et plus loin, Pierre de Craon, après avoir dit, en réponse à la demande timidement faite par Violaine, que « la première partie de la doctrine » de cet amour nouveau est la destitution de la propriété et de ­l’aisance matérielle en tant que norme de ­l’existence – « La soif naît de la soif ; qui pourrait recevoir, ayant déjà ? » –, dévoile la capitale deuxième partie, qui ­comble ­l’attente de Violaine, et permet à ces deux tenants de ­l’amour nouveau de se séparer selon une irréversible grâce :

PIERRE DE CRAON. – [elle est] Le don, à ­l’imitation de la générosité de notre Dieu,
Aux autres, afin ­qu’il ­n’y ait rien de mort en nous, de soi.
Celui qui donne pour ­qu’il puisse donner, il est juste ­qu’il reçoive ;
Et qui se sacrifie, Violaine, il se ­consacre.
VIOLAINE. – Maintenant vous ­m’avez tout dit et je sais tout.
PIERRE DE CRAON. – Adieu, car le jour se lève.
VIOLAINE. – Adieu, nous ne nous reverrons plus en ce monde.

Les péripéties de la pièce ne font que déplier les ­conséquences de cette « ­complaisance » de deux cœurs, reprise, rédimée, par ­l’élévation.

On en verra le double effet sur Violaine ­d’abord : chassée et aveuglée par Mara, elle erre pieds nus dans les bois. Mara, qui a épousé Jacques Hury et a eu de lui un enfant aveugle, la cherche, car « on » dit de cette pauvresse, elle-même aveugle et qui marche pieds nus dans la neige, ­qu’elle fait des miracles. ­D’où une deuxième « grande scène », celle où Mara ­confronte sa vision du monde avec celle de sa sœur proscrite, et où Violaine redonne la vue au petit Aubin, le fils de Mara – aggravant ainsi la haine de Mara, qui ne tolère pas de devoir finalement tout à sa sœur : son mari, son héritage et finalement son enfant. Haine qui la ­conduira à un meurtre sordide.

Mara tient ­comme toujours le propos subjectif de ­l’intérêt privé et de la propriété, ici présenté ­comme étant en ­consonance avec la puissance de la loi écrite (on songe ici fugitivement à la ­condamnation par saint Paul du fétichisme de la Loi).

MARA. – Violaine, ­j’ai la tête dure.
­J’ai une loi au-dedans de moi-même, à laquelle ­j’obéis ­comme un soldat, écrite ­comme sur un papier.
Quand ­c’est mon intérêt de faire quelque chose et que je le vois positivement,
Je le ferai, et pour cela rien ne me coûte.

Violaine lui oppose la puissance de Dieu, qui rend vain tout choix intéressé :

VIOLAINE. – […] Mara, le trésor des richesses divines
­N’est point semblable à un magasin où chaque acheteur, plein de prudence, éprouvant tout,
Vient faire choix de ce qui lui ­convient.
Ce ­n’est point nous qui choisissons, ­c’est nous qui sommes choisis.

Le miracle, attestation de la puissance de ­l’infini dans la vie de Violaine, laisse intacte ­l’opposition : le petit Aubin retrouve la vue, ce qui sert ­l’intérêt de Mara, bien que ça ne soit possible (mais peu importe à Mara) que par la médiation sacrée de Violaine, ainsi élevée au rang de sainte.

Plus tard, Mara, dans la forêt, frappera à mort Violaine, signe que la haine ­qu’engendrent la mentalité de propriétaire et le seul souci de ­l’intérêt privé peut ­s’accroître devant son ­contraire absolu, le nouvel amour, lequel peut nous faire toucher ­l’infini – que je nomme décidément ainsi, ayant des raisons philosophiques de ne pas le nommer Dieu.

­C’est là que le deuxième acteur positif du drame, Pierre de Craon, rentre en scène : il trouve Violaine mourante, et ramène son corps au village. Là, veillée par un Jacques Hury désespéré ­d’avoir cru aux fables calomniatrices de sa femme Mara (elle a prétendu que Violaine couchait avec Pierre de Craon), et liant ce mouvement final à son ouverture, Violaine ­s’explique sur ­l’événement-baiser :

VIOLAINE. – […] Jamais je ­n’ai aimé cet homme, Pierre de Craon, de cette manière que vous avez cru,
Et jamais je ne ­l’ai revu depuis cette heure de notre séparation,
­Jusqu’à cette nuit où, ­m’ayant trouvée mourante dans la forêt,
Il ­m’a ramenée à vous.
Ami, ­comment avez-vous pensé de moi des choses impures ?
Mais je ­n’ai point reculé mon visage quand cet étranger
Y a posé sa bouche, tel que le baiser de ­l’Ange de la Mort, flétrissant le lien de la Vie
Signe, signal, ­conseil, nouvelle donnée.

On pourrait imaginer que la pièce ­s’arrête ici : tout est éclairé du baiser initial, de la rencontre qui possède une puissance infinie. Tout ­s’est accompli par le déchiffrement vital du signe, de la nouvelle donnée, tels ­qu’ils faisaient le sens du baiser, du nouvel amour.

Mais Claudel ne ­l’a pas entendu ainsi. Il lui fallait aussi ordonner que le pardon, un certain pardon, relève la criminelle Mara. Ce pardon provient de la sainte qui vient de mourir : écoutons Violaine suppliant Jacques Hury de pardonner à Mara. Dialogue extrême !

JACQUES HURY. – Il faut ­qu’elle vous ait haïe !
VIOLAINE. – Ce ­n’est pas vrai ! Ce ­n’est pas vrai ! ce ­n’est pas cela que tu devrais dire,
Homme égoïste et méchant ! mais « il faut ­qu’elle ­m’ait bien aimée ! » Mais tu ne ­comprends point une femme.
Vous autres hommes !…
Dis-lui que je lui pardonne ! dis-lui que je ­l’aime !
Elle a très bien agi
À sa manière. Plaise à Dieu ­qu’elle en ait repentir.

Ce repentir, elle ­l’obtiendra en effet, après une immense plaidoirie pour elle-même, devant, en somme, le tribunal de trois hommes : Anne Vercors, revenu ­d’Amérique, Jacques Hury, son mari, et Pierre de Craon. Elle aura pour cela supplié et avoué, mais sans lâcher sa posture : le point-clef de son discours est la défense du vieil amour propriétaire ­contre le nouvel amour. ­C’est un morceau de bravoure, un temps ­d’éloquence pathétique. Par exemple :

MARA. – […] Pour moi, mon amour était ­d’une autre nature :
Aveugle, ne lâchant point prise, ­comme une chose sourde et qui ­n’entend pas !
Comme je ­m’étais donnée tout entière, ­j’ai voulu ­l’avoir tout entier.
­Qu’ai-je fait, après tout, que me défendre ? qui lui [Jacques Hury] a été plus fidèle, de moi ou de Violaine,
De Violaine qui ­l’a laissé là, cédant au ­conseil de Dieu ?
Pourquoi Dieu ne reste-t-il pas chez lui et vient-il nous déranger ? notre malheureuse vie est si courte ! ­qu’il nous laisse au moins en paix !
Comment pouvais-je faire pour me défendre, moi que ne suis point belle ni agréable, pauvre femme qui ne puis donner que de la douleur.
­C’est pourquoi je ­l’ai tuée dans mon désespoir.

On sent, dans ces élans de Mara face au tribunal des mâles, une sorte de ­connivence entre Claudel, ­l’auteur, et cette énergique et pitoyable criminelle. Il ne sera pas dit ­qu’elle ­n’est ­qu’un repoussoir : sa vision propriétaire est forte, adaptée au rude monde de la production paysanne. Et Claudel, me semble-t-il, ­comprend ­qu’on puisse penser ainsi, penser ­qu’entre ­l’être et ­l’avoir, il y a une relation immanente ­qu’on ne peut défaire sans de très graves risques.

Jacques Hury lui accordera le pardon demandé, mais lui fera savoir que « ­c’est Violaine qui te pardonne ». Du coup, Mara est ­comme séparée ­d’elle-même :

MARA. – Hélas ! hélas ! paroles mortes et sans trait !
Ô Jacques, je ne suis plus la même ! Il y a quelque chose de fini ! Tout cela ­m’est égal.
Il y a quelque chose de rompu en moi, et je reste sans force, ­comme une femme veuve et sans enfant.

La puissance native de ­l’amour égoïste est ­comme arrachée par le pardon venu de la rivale, la sainte de ­l’amour nouveau. Victoire théâtrale de ­l’infini sur la finitude.

Alors ­commence un formidable final, qui cependant est à mon sens ­comme une pièce rapportée. Magnifique, mais rapportée. ­D’abord, remarquons que les trois femmes de la pièce ont disparu : la Mère est morte de tristesse, sa fille Violaine a été assassinée par son autre fille Mara, laquelle vient sous nos yeux de prononcer ­qu’elle est devenue étrangère à elle-même. Du coup, il ne reste plus en scène que trois hommes, dont deux furent pour ­l’essentiel absents du drame, Anne Vercors en Amérique, Pierre de Craon sur les routes des travaux publics, et le troisième Jacques Hury, ­constamment passif ou trompé.

Ensuite, tout ­s’organise en vue des prodigieuses tirades de Pierre de Craon en proie à son rêve ­d’architecte : la Nouvelle Église, ­qu’on peut ­comprendre ­comme le local populaire du nouvel amour.

Ce passage mériterait une analyse particulière, mais elle nous éloignerait par trop du mouvement de la pièce. Disons seulement que cette église, ­combattant la classique disposition rectangulaire et oblongue, propose un habitat en forme de cœur, ou de trèfle, disposant ainsi trois parts dont les destinations sont différentes. Le but général étant « ­d’agrandir le chœur et ­d’y faire asseoir tout le peuple », les trois pétales de ­l’église nouvelle correspondent à trois fonctions distinctes de la foi. La première est la salle destinée au rassemblement de tout le peuple, rassemblement égalitaire dans ­l’espace, de façon à ce que, selon la forte formule de Pierre de Craon, on puisse dire que « ­l’église […], dans une ostension perpétuelle, tient devant tous le sacrement de la Vie ». La deuxième pièce est entièrement vide, et, au rebours de ­l’autre, est ­consacrée au dialogue personnel avec Dieu. Elle est « ­l’habitation de Dieu avec ­l’homme, où ­l’un vient pour voir ­l’autre face à face et pour se montrer à lui ». Et la troisième, enfin, est « le cachot de la Pénitence, tel que la grotte des Oliviers, tel que celle où Adam pleura son crime ».

On pourrait tirer de tout cela ­d’intéressantes pistes sur ce que pourraient ou devraient être les locaux de la vie politique, articulant ­l’assemblée, la méditation, et ­l’autocritique… Mais passons.

Il arrive ensuite que Anne Vercors défend – au moment même où il souhaite se reposer de tout cela – les données initiales : la lourde, naturelle et décisive tâche du paysan, ­contre ce ­qu’il ­comprend des intentions intellectuelles de Pierre de Craon :

ANNE VERCORS. – […] Tout plein du bouillonnement de ­l’esprit, vous [Pierre de Craon] voudriez lui donner la figure de votre amour.
Mais moi je suis pareil aux bœufs qui labourent les champs de la terre, ­d’un pas égal à celui des ­constellations.
Ma vie a été réglée par les astres, ­j’ai fait ma tâche ­comme le soleil.
La terre fournit le fruit, ­l’eau et le soleil fournissent la croissance, et ­j’y ai un peu ajouté, ­l’épaule près de celle de mes chevaux, mon travail.

À cela, Pierre de Craon fait une réponse qui renoue, cette fois définitivement, avec le crucial baiser, ­l’insérant dans une intrigante ­comparaison entre le travail de la terre de nature paysanne, le labour, et le travail de la même terre, mais de nature ouvrière, puits et canaux. Le Père vient ­d’évoquer les joies ­qu’il a ­connues avec sa fille Violaine, quand elle était petite fille, et quand, déjà jeune fille, elle était, dit-il, « dans la peine et le poids de ­l’amour ». Pierre de Craon prend alors subitement la parole :

PIERRE DE CRAON. – O père, ­c’est ­d’elle-même que ­j’ai reçu ­congé et délivrance !
­N’ai-je point fait ma tâche aussi ? La terre que vous ouvrez de votre charrue je ­l’ai creusée plus profondément.
Et, ­comme vous donniez à manger aux hommes, je leur ai donné à boire.
Mais avec ce baiser ­j’ai reçu mon émancipation.
Et ­j’ai ­connu une vérité que rien ­n’est fait pour ­l’homme, mais que ­l’homme est fait pour Cela qui ­l’a fait.
Ne dites pas que je suis maçon, mais ­comme vous je suis un semeur de semence.
Dans le milieu de la ville, dans le grouillant sol humain ­j’ai planté cette église ­comme une graine,
Le germe inextinguible et la coque du vide séminal.

Au-delà de cette explication décisive du baiser ­comme mouvement vers la créativité du nouvel amour, le final va se présenter ­comme un final ­d’opéra, en trio de solistes masculins : ­l’Angélus est ­commenté selon les trois coups qui précèdent la volée. Au premier coup, Pierre de Craon, porteur du nouvel amour, dit : « ­L’Ange de Dieu nous avertit de la paix. » Au second coup, Jacques Hury énonce ­l’éternelle simplicité de la vie paysanne : « ­L’homme sort le matin et il rentre le soir, et la terre ­s’étend autour de ses portes. » Au troisième, le vieil Anne Vercors prononce la fin sublime : « Chante la trompette ! et toutes choses se ­consument dans la ­consommation. »

Et sous la volée de ­l’Angélus, juste avant la dernière réplique du Père, que ­j’ai citée plus haut, Pierre de Craon dira sa métamorphose, dira ­comment le baiser inaugural ­l’a transporté dans une neuve puissance :

Il faut que je parle sous ­l’arbre, ­comme la flûte qui ­n’est ni basse ni aiguë ! Comme ­l’eau
Me soulève ! ­L’action de grâce descelle la pierre de mon cœur !
Que je vive ainsi ! que je grandisse ainsi, mélangé à mon Dieu, ­comme la vigne et ­l’olivier !
Le soleil se couche. Mara tourne la tête vers son mari et le regarde.

Ainsi Mara est ­comme portée de nouveau vers elle-même et la vie par ce trio exalté. Comme le dit aussitôt Jacques Hury : « La voici qui revient vers moi avant la nuit. »

Tout et tous, en somme ont reçu la grâce ­contenue inauguralement par ­l’acceptation ­d’un baiser illicite.

Quelles objections ? Pourquoi parlons-nous de la moins-aimée des grandes pièces de Claudel ? ­J’ai déjà dit le rôle dévastateur tenu par ­L’Annonce faite à Marie. Mais peut-être, aussi, si ­l’on prend en ­compte ­l’expérience, ­l’existence, de ­l’auteur, une prématuration. Nous sommes en 1898. Dans deux ans, ce ­n’est pas ­d’un voyageur passant dans une solide maison familiale ­qu’une jeune fille recevra le baiser du Ciel. ­C’est une voyageuse expérimentée, mariée, qui sera, dans le lieu clos ­d’un bateau, ­l’épreuve ­qu’un jeune voyageur vers la Chine, nommé Claudel, sera tenu ­d’affronter sous le regard de son Dieu. Entre La jeune fille Violaine et Partage de midi, il y a toute la distance que produit ­l’expérience réelle ­d’une situation inversée : ­l’homme, ­l’écrivain-diplomate encore jeune remplace la jeune fille, et la femme avertie, voire corrompue, vient à la place de ­l’ingénieur des âmes.

Mais on peut dire aussi : moins nourrie de tourments réels, plus expérimentale, cette première mise en scène de ce ­qu’est la recherche, à partir des effets obscurs de la séduction, ­d’un nouvel amour qui soit, lui, à la recherche de son Dieu – de son infinité – est à sa manière un tour de force.

Alain BADIOU