Bulletin de la Société Paul Claudel, n°232

Sommaire

Bruno Fabre
Marcel Schwob et Paul Claudel, une amitié singulière /
Marcel Schwob and Paul Claudel, a singular friendship, 9

François Angelier
Le sang et le latex (en relisant la correspondance Claudel-Gide) /
Blood and latex (by rereading the Claudel–Gide correspondence), 45

Antoine de Rosny
La correspondance Suarès-Claudel. Coulisses et interstices /
The Suarès–Claudel correspondence. Backstage and interstices, 57

ENTRETIEN / INTERVIEW

Entretien avec Christian Schiaretti /
Interview with Christian Schiaretti, 81

NOTE

Michel Lioure
Claudel et les nourritures terrestres /
Claudel and Earthly Foods, 97

EN MARGE DES LIVRES / BOOK REVIEW

Christelle Brun, Paul Claudel et le monde germanique (Michel Lioure), 107

ACTUALITÉS / NEWS

Jacques Parsi
L’édition en DVD, par l’INA, de la captation du Soulier de satin mis en scène par Antoine Vitez, 115

Claude-Pierre Pérez, Jacques Parsi
Rencontres de Brangues 2020, 119

Les rédactrices du Bulletin et Dominique Millet-Gérard
Hommages / Tributes, 123

Bibliographie / References, 127

Résumés/Abstracts, 129

L’édition en DVD, par l’INA, de la captation du Soulier de Satin mis en scène par Antoine Vitez1

Il aura fallu pratiquement dix ans de persévérance à Marie et à Jeanne Vitez pour faire aboutir le beau projet d’une édition DVD de la mise en scène du Soulier de satin par leur père, Antoine Vitez, en 1987 à Avignon à l’occasion des quarante ans du festival. Dix années pour surmonter les problèmes extrêmement complexes des droits d’une captation du spectacle faite pour la télévision, non pas à Avignon où le spectacle avait été créé en juillet mais à l’occasion d’une tournée l’année suivante en janvier à Bruxelles au Théâtre national de Belgique par Yves-André Hubert pour FR3/La Sept.

Il nous avait déjà été permis en 2007 d’avoir en DVD la captation de la version d’Olivier Py. Ensuite était parue, en 2012, une édition du seul film mettant en scène pour le cinéma le Soulier de satin (1085) par Manoel de Oliveira. La presque légendaire mise en scène d’Antoine Vitez manquait à l’appel. Grâce à l’opiniâtreté de l’association Antoine Vitez, l’Institut National de l’Audiovisuel (l’INA) l’édite aujourd’hui dans un coffret de quatre DVD. Voilà donc désormais à notre disposition les trois grandes versions dites « intégrales » du Soulier de satin en français. De toutes les mises en scène qu’Antoine Vitez a signées, nombre d’entre elles mémorables (dont un Partage de midi à la Comédie-Française en 1977, édité en DVD), aucune ne possède l’aura que s’est acquise celle de ce Soulier de satin présenté, il y a trente-trois ans au Festival d’Avignon. L’éblouissement des spectateurs de l’époque, largement relayé au cours des années, en avait fait une des très grandes dates dans les annales du Festival au même titre que le Cid ou le Prince de Hombourg avec Gérard Philipe. Puisqu’il existait un enregistrement audiovisuel de ce spectacle, il était malheureux de ne pas le rendre accessible au plus grand nombre.

C’est donc avec un sentiment de bonheur que l’on ouvre le coffret faisant revivre le spectacle d’Antoine Vitez entouré de plusieurs de ses complices fidèles : Aurélien et Éloi Recoing, Didier Sandre, Madeleine Marion, Jany Gastaldi, Redjep Mitrovitsa, Dominique Valadié, Valérie Dréville… Yannis Kokkos, Georges Aperghis et tant d’autres. La poésie dramatique de Claudel se déploie sur presque dix heures de spectacle, portée par une troupe que l’on sent électrisée par le défi insensé qu’elle relève. Yannis Kokkos, responsable des décors et des costumes, a su donner, par leur économie et leur force, une image si frappante à ce Soulier de satin qu’elle s’est imprimée ou s’imprimera dans l’esprit du spectateur de façon indélébile. On sait le goût d’Antoine Vitez pour certains acteurs dont la singularité l’inspirait. Il les poussait à aller, loin de tout naturalisme, au plus loin de leur singularité en s’emparant du texte. Cela donne une distribution étonnante par son hétérogénéité mais qui retrouve miraculeusement son unité dans le mouvement ferme et irrésistible que lui imprime le metteur en scène. Et cet ensemble culmine à plusieurs moments dans un sentiment d’exaltation comme seul peut en donner le spectacle vivant. Ludmila Mikaël, qui avait incarné quelques années auparavant Ysé, offre une Prouhèze fiévreuse et inquiète du rôle qu’il lui est donné de jouer auprès de Rodrigue et de Camille. Didier Sandre et Robin Renucci, comme Ludmila Mikaël, ont cette stature d’athlète qui leur permet de prendre à bras le corps des rôles redoutables et écrasants. Dans un des compléments, Antoine Vitez souligne à juste titre le travail, voire l’ascèse sur des années, pour acquérir cette forme qui permet au comédien de masquer aux yeux du public l’effort physique demandé dans une entreprise d’une telle dimension. Quelques images d’archives rappellent l’émerveillement et l’ivresse du public à l’issue des représentations d’Avignon.

Il ne faut toutefois pas s’attendre, dans ces quatre DVD, à revoir ou à découvrir vraiment la mise en scène d’Antoine Vitez. Une mise en scène de théâtre est la combinaison d’un jeu d’acteurs, de costumes, d’éclairages, de décors dans un espace donné pour un public. Ici, nous retrouvons certes les acteurs dans leur incarnation des personnages mais le décor est perçu fragmentairement et les moyens techniques de l’époque ne permettaient pas de rendre justice aux lumières de Patrice Trottier. L’image audiovisuelle de l’époque est malheureusement bien loin de la qualité des captations numériques d’aujourd’hui. Quant à l’espace, il a disparu, fragmenté par le cadre des plans successifs. Dans un des compléments, Vitez souligne l’importance de l’espace scénique : « C’est la conscience de l’espace qui détermine le jeu de l’acteur. Un acteur ne peut pas jouer un sentiment violent sans savoir dans quel espace il le joue ». À la place de cet espace, se substitue une mise en image qui ne saura jamais, quelle que soit la qualité de la captation, rendre l’espace et les mouvements dans l’espace. Cette mise en image s’appelle au cinéma, même s’il ne s’agit pas ici à proprement parler de cinéma, la « mise en scène ». Or celle-ci, avec le choix des angles de vue, des valeurs de cadrage, vient rendre compte d’une autre mise en scène, celle d’Antoine Vitez, et cela avec pertes et profits. Parmi les pertes, outre le paradoxe de fixer, voire de figer, ce qui est conçu par nature comme un spectacle vivant donc éphémère, il y a la simultanéité des actions, la chorégraphie des corps, leur inscription dans l’espace, rendues pauvrement le plus souvent par des plans qui isolent les acteurs au lieu de les réunir et les inscrire dans des plans plus larges. La fameuse aire de jeu en bois blond posée sur un immense plateau bleu ne se perçoit plus que par accident à l’image. La perception de l’immensité du plateau de la cour d’honneur à Avignon ou de la scène de Chaillot à Paris est irrémédia- blement perdue. La Lune, extraordinairement incarnée par Dominique Valadié, petite tache claire se détachant sur l’immensité sombre de la scène fait place à des plans rapprochés de la comédienne où le blanc de son costume s’empare de presque tout le cadre. Ce que l’on gagne ici, à savoir la proximité exceptionnelle de l’actrice, compense, il est vrai, ce que l’on perd car il ne faut évidemment pas réduire un spectacle à sa mise en espace, la captation qui nous en prive largement offre de précieuses contreparties. Outre la mémoire de ce qu’a été ce spectacle de légende dans l’histoire du théâtre, la proximité avec les acteurs nous rend plus sensibles parfois cette intonation particulière, le petit geste, le regard impossible à saisir au-delà des premiers rangs dans un jeu, certes conçu pour un espace immense mais fondé pour la plupart des acteurs vitéziens sur l’économie. Justement si la perception des déplacements, des grands gestes, relativement rares, conçus pour la dimension de la cour d’honneur ou la salle de Chaillot, déçoit, l’économie de moyens si moderne dans le jeu emporte l’adhésion du spectateur devant son écran en lui rendant perceptible la richesse du travail du metteur en scène et de sa troupe. Et, grâce à ce coffret, nous gardons la mémoire d’une représentation du mythique Soulier de satin d’Antoine Vitez.

Outre la captation du spectacle, le coffret propose un élégant petit livret soigneusement illustré de quelques maquettes de Yannis Kokkos et quatre « compléments ». Y figure une émission de la série Océaniques de Pierre-André Boutang et Jacques Mény, datant de 1987, consacrée à Claudel et au Soulier de satin, avec des entretiens où interviennent Antoine Vitez, Jean-Louis Barrault, Jacques Madaule ou Stanislas Fumet. Deux extraits d’émissions d’Antenne 2 de l’époque, avec des témoignages de Robin Renucci et Ludmila Mikaël et un entretien avec Yannis Kokkos, nous permettent d’entrapercevoir le plateau et la lumière d’Avignon. Un quatrième document se révèle passionnant. Ludmila Mikaël y joue Prouhèze dans la seconde scène de l’Ange gardien, pour la télévision, en mars 1969. L’image est encore en noir et blanc, l’Ange est incarné par Jean-Noël Sissia, Ludmila Mikaël y a dix-huit ans de moins qu’à Avignon. À comparer les deux interprétations de Ludmila Mikaël, on mesure le chemin parcouru entre une vision de Prouhèze amoureuse, assez conventionnelle, sentimentale et psychologisante, et celle d’une Prouhèze immense animée par quelque chose de sacré.

Jacques Parsi


1. Le Soulier de satin de Paul Claudel, mise en scène d’Antoine Vitez. Réalisateur Yves-André Hubert, 4 DVD. PAL. Zone 2. Durée totale 11h10. INA 2020.

 

Bibliographie

Didier Alexandre, « Devenir un écrivain catholique, L’exemple de Paul Claudel », La Plume et le Goupillon, L’écrivain catholique en question aux xxe et xxie siècles, C. Auroy, O. Gallet, D. Labouret et A. Préta de Beaufort dir., Classiques Garnier, « Littérature des xxe et xxie siècles », 2020, p. 21-36.

Michel Arouimi, Rimbaud sur d’autres « horizons ». Maeterlinck et Claudel, dramaturges « voyants », L’Harmattan, 2020.

Christelle Brun, Paul Claudel et le monde germanique, Droz, 2020.

Shinobu Chujo, « Un supplément à la dramaturgie de Paul Claudel», RYUIKI, no 86, printemps 2020, Seizan-sha, p. 14-23.

Poli Gianni, Cristoforo Colombo nel teatro lirico, revue en ligne de l’université de Florence : drammaturgia.fupress.net [Home Page, à gauche “Saggi”]

Noémie Latte, « “Une bien injuste blessure”, Correspondance entre Charles de Gaulle et Paul Claudel (1950-1951) », De Gaulle inattendu, sous la direction de Yannick Dehée et Catherine Trouiller, présenté par Julian Jackson, Nouveau monde éditions, 2020, p. 127-133.

Dominique Millet-Gérard, Études d’esthétique théologique et comparée sur la littérature européenne, Honoré Champion, « Poétiques et esthétiques xxe– xxie siècles », 2020.

Dominique Millet-Gérard, « Paul Claudel 1938. “Du sens figuré de l’Écriture”, manifeste du poëte catholique », La Plume et le Goupillon, L’écrivain catholique en question aux xxe et xxie siècles, C. Auroy, O. Gallet,

D. Labouret et A. Préta de Beaufort dir., Classiques Garnier, « Littérature des xxe et xxie siècles », 2020, p. 285-301.

Yehuda Moraly, Dream projects in Theatre, Novels and Films, The works of Paul Claudel, Jean Genet and Federico Fellini, Sussex Academic Press, 2020.

Marie-Victoire Nantet, Camille et Paul Claudel. Lignes de partage, Gallimard, Collection Blanche, 2020.

Paul Claudel, aujourd’hui, sous la direction de Didier Alexandre, études réunies par Pascale Langlois, Classiques Garnier, « Littérature des xxe et xxie siècles », 2020.