Le Soulier de satin, 2003, version intégrale de 1924, mise en scène de Stefan Bachmann

Claudel au Théâtre de Bâle : Le Soulier de satin

Traduction nouvelle de Herbert Meier, mise en scène de Stefan Bachmann

On se serait cru pour un peu au cirque, ce samedi 29 mars 2003, jour de la première du Seidene Schuh monté par Stefan Bachmann dans la traduction nouvelle de Herbert Meier et Yvonne Meier-Haas. Deux animateurs (Melanie Kretschmann et Sebastian Blomberg) costumés en clowns modernes bleu-blanc-rouge et jouant les placeurs interpellent le public. D’emblée, le spectateur s’interroge : cherchent-ils à chauffer la salle (prenant ainsi très à cœur les indications générales de gaieté festive données par l’auteur), ou leurs exagérations burlesques ne doivent-elles pas plutôt déranger l’attente recueillie d’un public bourgeois et connaisseur ? Le ton est donné, car c’est dans l’ensemble que la mise en scène s’emploie tantôt à combler tantôt à frustrer, et c’est sur ce mouvement de bascule, parfois violent, qu’elle mise pour rapprocher du centre vivant de l’œuvre ces « assis » que sont les spectateurs. Ce genre de recherche, que l’œuvre inspire, menée avec exigence, subtilité, inventivité et une profonde intelligence du texte conduit à une vraie réussite artistique, à un très grand moment de théâtre.

La construction cylindrique de la salle, conçue spécialement pour l’occasion par Barbara Ehnes d’après le modèle du Totaltheater de Walter Gropius se prête particulièrement à faire entrer le public dans la magie du spectacle. L’espace de la scène, étagée sur trois niveaux, englobe toute la salle. En bas, aux pieds du public disposé sur des gradins incurvés formant un peu plus de la moitié d’un ovale, un grand parquet clair, incliné et rond tient lieu de scène principale. C’est sur ce plateau, qui fait penser à la palette d’un peintre, que sera pour ainsi dire servi le théâtre du monde. Au-dessus, deux galeries en ellipses, dont la seconde fait tout le tour de la salle, sont réservées aux espaces décalés : tantôt mer, tantôt ciel, tantôt lieux de songes, tantôt esplanades où s’exposent les rêves glorieux ou loufoques. À certains moments où le jeu se déplace derrière lui (dans la conscience ? le passé ?), le spectateur est appelé à se dévisser le cou. Il participera ainsi quelque peu à l’expérience de retournement de soi que fait Prouhèze, anticipant le moment où elle devra se déprendre de son corps, résilier sa « présence corporelle ». Il suit alors non plus des yeux seulement, mais en engageant un mouvement du torse et des épaules qui le ramène à sa réalité propre, à son être là, la déambulation de l’Ange Gardien qui tourne tout autour du théâtre, scène et salle confondues, pour p(r)êcher l’héroïne amoureuse. Et c’est également derrière lui, c’est-à-dire seulement s’il s’impose un instant de détacher son regard du plateau central, qu’il aperçoit, au haut d’un escalier, tantôt éclairée, tantôt éteinte, la niche où se trouve la statue de la Madone à laquelle Prouhèze a confié son gage d’amour : etiam peccata. L’inconfort imposé au spectateur est alors comme le péché dans le drame : il sert !

Mais il nous est aussi donné, toutes tensions abolies, de faire une expérience d’illimitation merveilleuse : quand commence le monologue de saint Jacques-Orion, tout devient noir, tandis que, suspendue comme dans un décor de cirque ou de discothèque, une boule à facettes multiples recouvertes de petits miroirs est illuminée par un projecteur invisible et se met à tourner. Un grand recueillement s’établit : l’ensemble du théâtre, tous niveaux et espaces confondus, se transforme en firmament nocturne, en abîme constellé par des milliers d’éclats de lumière qui bougent doucement, au centre duquel chaque spectateur vit et respire en osmose avec le mouvement du Pèlerin qui, tout en passant lentement d’un bord à l’autre de la galerie, déclame son appel à lever les yeux vers le ciel. Mais rien jamais ne dure : on passe d’un antipode à l’autre. Succédant soudainement à ces jeux spatiaux aux intentions sérieuses, où le spectateur s’absorbe, une intention comique vient le divertir. Par exemple, la représentation peut prendre les allures d’un show télévisé : un roi d’Espagne énorme et guignolesque semble monopoliser tout l’espace inconsistant, comme si la scène était réduite à un point, celui qu’occupe son fauteuil surgissant au haut d’une colonne, d’où pivotant et gigotant, il tient une pseudo-conversation avec le public, micro à la main, tel un show-master à la faconde inépuisable (ce bavardage doit colmater le trou que forment de très considérables coupures opérées au début – trop souvent sacrifié – de la Quatrième Journée), tandis que Rodrigue vieilli rôde tout en bas, ou trouve sous le trône royal un abri de clochard, confiné dans le soubassement d’une fiction théâtrale temporairement sacrifiée au profit du récit qui permet de faire avancer le public vers le dénouement.

La plupart des scènes se jouent cependant sur le grand plateau qui sert de présentoir aux aléas du monde réel, et pendant longtemps avec un décor réduit au minimum. La restriction au seul réel est même établie de façon si austère, tout d’abord, que les costumes ne sont que noirs et blancs, comme dépouillés du charme vivant des apparences. À ce monde sévèrement contenu s’ajoutent progressivement quelques touches de rouge. La couleur finira par s’imposer à des valeurs comme débordées, quand le sang de Don Balthazar est répandu de façon picturale sur la grande nappe blanche qui recouvre toute la scène pour un festin qui n’aura pas lieu : mais à l’évidence le contraste pur qui s’établit alors entre les trois couleurs de la vie, de la mort et de l’amour le vaut bien, ce festin, dont un ou deux aperçus, d’ailleurs peu enviables, seront présentés plus tard.

Avec la même issue, le même clash final, une réduction analogue est obtenue avec d’autres moyens pour rendre la scène de la Deuxième Journée où le Vice-Roi de Naples converse avec ses camarades : comme s’il s’agissait d’extérioriser à notre intention un débat intérieur, il prononce à lui seul, ou plutôt il débite en maître absolu les répliques de tous les personnages qui l’entourent et l’accompagnent. Reconduits aux deux dimensions de figures imaginaires, les quelques seigneurs qui composent sa cour ambulante avec l’archéologue et le chapelain, apparaissent sous la forme de simples pantins de cartons, dont il actionne la mâchoire le temps qu’ils s’expriment, puis qu’il réduit en morceaux, une fois cet usage effectué. Dans cette scène, où s’expose l’art poétique de l’œuvre, une constante de la création de Stefan Bachmann apparaît tout particulièrement : l’esquisse est favorisée, elle est conçue comme un moyen de rendre les destinées (c’est-à-dire la trajectoire des âmes et des corps individuels), de les faire ressortir sur le fond de destin historique auquel est réservé le tableau. Aussi, le navire sur lequel Don Fernand et Don Léopold Auguste échafaudent leurs minuscules ambitions politiciennes est-il réduit à quelques traits dessinés hâtivement à la craie, bientôt effacés par la tempête. Ce bateau, mais c’est bien sûr un échantillon caricatural de la comédie du monde, un monde dont il participe et auquel le public n’échappe pas non plus, ou tout au moins la portion de ce public que le hasard de la numérotation a placée au-dessous de la galerie où des seaux sont joyeusement déversés sur les deux comparses pris dans une tempête dont l’eau s’écoule dans la salle par la vertu de la gravitation (on a heureusement distribué des parapluies aux spectateurs spécialement concernés !).

C’est ainsi que, placé au milieu (décentré) de tant de scènes réduites à leurs traits caractéristiques ou essentiels, le grand tableau montrant Rodrigue en Vice-Roi des Indes décadent, mêlé à des sujets devenus ses familiers, forme un contraste tout à fait surprenant par son abondance et son aspect lâché. Voilà ce qu’on n’attendait plus et qui comble notre fantaisie, mais pour notre déception : une scène occupée, encombrée dans toute sa profondeur (quel bric-à-brac !), un décor dont le désordre est souligné par les anachronismes voyants : un poste de télévision déglingué, des meubles à la fois modernes et démodés, bourgeois et vulgaires, des vases de fleurs aux connotations réalistes, un frigo qu’on suppose attaqué par la rouille et dont déboulera pour notre amusement un Léopold Auguste conservé sous forme de gros cube de glace (version ironique de l’éternité obtenue par la glaciation du sujet vivant : jamais ! s’escrime Prouhèze, « jamais » est ce qui n’a pas de fin !)… sans oublier la petite troupe de musiciens sud-américains dont la scie nous rappelle ce degré zéro absolu de l’effet de culture auquel peut parvenir la couleur locale quand elle est appliquée avec excès. Tout cela donc que le drame de Claudel rejette s’y trouve inséré et se déploie en son cœur : c’est que la dimension spirituelle des personnages subit alors une éclipse. Devenu un prince despotique à l’arrogance résignée, au cœur blasé, Rodrigue défie le spectateur d’accepter la souffrance dont il fait parade. Vêtu de cuir blanc, en pantalon de motocycliste, et le chef orné de gigantesques plumes d’Indien, il danse sa tristesse en gueux d’amour faisant vainement le roi.

À ce décor excessif qui symbolise de façon moderne le désenchantement baroque, succède la crudité d’une image blanche : le grand lit aux draps froissés, tachés de café noir, de yaourt et de cendre, lieu des ébats violents et désespérés de Doña Prouhèze et de Don Camille. La représentation se fait ici pornographique, comme pour rendre sensible le progrès dans le désespoir d’une héroïne que la vie a poussée dans la débauche malgré elle. En effet, la misère sexuelle qui fait le fond de la vie de Prouhèze (c’est ce que Stefan Bachmann a su montrer) n’était tout à l’heure que suggérée, il est vrai par un geste d’une violence qui laisse pantois : ayant lavé les pieds de son barbon de (premier) mari avec soumission, avec zèle, Prouhèze se relève et soudain se reverse violemment au visage l’eau usée de la cuvette. Après ce coup d’œil jeté sur la dégradation secrète de l’héroïne souillée par la violence faite à son désir, on ne s’étonnera pas de voir, dans la scène où se joue le destin de son âme, son Ange Gardien prendre la forme d’une femme et porter le vêtement qui dit l’intimité féminine : la lingerie fine, les dessous qui caractérisent la femme, quels que soient son état et sa position sociale.

Si le sort fait à l’idyllique Doña Musique nous a paru dépasser les virtualités du rôle, et même s’en éloigner sans raison (sa coiffe de salutiste, ses lunettes d’intellectuelle déjantée, son accouchement en pleine église Saint-Nicolas en font un personnage incompatible avec tout un pan de son rôle : la musique, justement), la représentation de Doña Sept-Épées donne à réfléchir, car ce qui nous est proposé, c’est ce que devient la ‘deuxième génération’. La fille de l’héroïne, qui hérite des idéaux de sa mère sans en avoir ni les moyens ni la vocation profonde est un caractère qu’on peine à s’imaginer. Stefan Bachmann nous en propose une version surprenante au premier abord, mais en fin de compte très convaincante : il en fait une poupée Barbie, portant une ceinture d’explosifs, autant dire qu’elle est forclose de son monde intérieur et qu’elle n’a pas sa place dans le monde extérieur. Dans le Seidene Schuh de Stefan Bachmann, il n’y a somme toute pas de condition féminine supportable (est-ce ainsi qu’il faut comprendre que le rôle de Doña Isabel soit joué en travesti ?).

À la fin de la Quatrième Journée, on retrouve le plateau sobre du Prologue. Mais ce n’est plus le Père jésuite qui est exposé sur la table-présentoir à l’heure de la mort, c’est Rodrigue qui s’y trouve attaché en croix par des rubans adhésifs, un Rodrigue bien vivant, encore que, ainsi allongé, il ressemble un peu étrangement à une sorte de grand oiseau blessé, car les rubans blanchâtres qui enserrent ses bras et ses hanches lui donnent l’air de porter des ailes. Mais ce ne seront désormais plus que des ailes d’oiseau déplumé – déplumé, comme l’ont été, dans l’histoire de la conquête de l’Amérique, les Indiens dont il a porté, au cours de la Troisième Journée, alors Vice-Roi des Indes, la splendide parure multicolore.

L’hommage que nous rendons dans ces lignes à la mise en scène de Stefan Bachmann serait incomplet s’il ne s’accompagnait de celui que mérite le jeu des acteurs : Maria Schrader, admirable Doña Proëza, à l’élocution et aux intonations parfaites, belle comme le rôle l’exige, capable de faire coïncider l’image de la grande dame espagnole et de l’épouse froide avec celle de la femme et de l’amante perdue d’amour ; Jens Albinus, un Rodrigue solaire. Sain, beau, grand, libre quand il se croit heureux, il devient poignant au moment du désespoir et de la frustration (qu’il rend sensibles admirablement) et sait finalement encore faire évoluer son rôle vers la grisaille de la vieillesse : sa composition, comme celle de Maria Schrader, emporte l’admiration. Klaus Brömmelmeier est un brillant Roi de Naples. Melanie Kretschmann joue Doña Musica en déployant une très forte énergie vitale qu’elle conjugue à un art de la distanciation tout professionnel, ce qui donne une composition unique, fascinante, et qui marquera le rôle, quand bien même elle ne plaît pas. Silvia Fenz, enfin, joue son rôle d’Ange spirituel de façon tout à fait exceptionnelle, inespérée, inoubliable. C’est à sa frêle démarche et à sa voix intense, d’une concentration rarement atteinte au théâtre, que la dimension religieuse du drame est attachée.

Thomas Stähli et Antoinette Weber-Caflisch