L’Histoire de Tobie et de Sara tient une place inédite dans le corpus claudélien. Composée en juin-juillet 1938, éditée chez Gallimard en avril 1942, la pièce emprunte à des genres multiples — théâtre, moralité, conte, ludus liturgique, récit, exégèse, homélie, — et use d’une grande diversité de registres : le burlesque des acrobates mimes ou d’Anna côtoie ainsi le pathétique et le lyrisme du Vieux Tobie ou de l’ange, l’onirisme et le merveilleux diffusent un esprit d’enfance qui coexiste avec les élans existentiels et métaphysiques de Tobie le Vieux endossant les formes de la Croix (I, 6) ou recouvrant la vue (III, 3).
Véritable laboratoire pour un théâtre total avant-gardiste, L’Histoire de Tobie et de Sara joue la carte du Gesamtkunstwerk et recourt à de multiples arts — théâtre, danse, mime, cinéma, musique. C’est dans la lignée des ballets russes qu’il faut situer les scènes de danse ou de mime — Stravinski fut d’abord pressenti par Ida Rubinstein, commanditaire de la pièce, pour composer la musique. Et si Claudel se tourne vers le Moyen Age en optant pour le genre de la moralité (à l’instar de ce que fit Brecht), c’est pour innover, toujours et encore. Le ballet allégorique des Arbres du Paradis (II, 7) propose une rêverie surréaliste et jubilatoire sur les corps glorieux, dans une union indéfectible du verbe et de la chair ; le cinéma fait voir des ombres à la manière symboliste ou des bouquets de couleurs non figuratives — telle « l’irisation légère » de la Jérusalem Céleste dans le finale ; le nô hante certaines scènes de mimes. La pièce met en œuvre une expérience particulièrement innovante et aboutie de théâtre total.
Claudel adapte un livre des Écritures, le Livre de Tobie, et en fait l’exégèse dramatique, à la suite du commentaire rédigé en 1935 et paru dans Les Aventures de Sophie. Comme aucune pièce de l’auteur avant elle, L’Histoire de Tobie et de Sara est nourrie de la Bible en son entier, qu’elle cite, réécrit et commente d’un seul geste, dans une remarquable expérience de théâtre exégétique et d’écriture analogique, qui ne remet jamais en cause la théâtralité de l’œuvre. Claudel poursuit ainsi sur le théâtre l’entreprise menée au même moment dans Le Poëte et la Bible ; il livre une exégèse particulièrement polysémique de ce récit biblique plutôt délaissé par la patristique. La pièce médite ainsi, entre autres, sur le besoin que Dieu a de l’âme humaine dans la prière et met en scène la communion des saints, glose le sens anagogique que peut revêtir l’union de la femme et de l’homme, dans la droite ligne du Soulier et de Partage, délivre un petit sermon dramatique sur les anges, le rôle d’Israël dans l’Histoire ou encore les différentes étapes de la vie de l’âme (Anna ou l’athéisme ; Tobie le Jeune ou le néophyte ; Sara ou l’épouse des septièmes demeures ; Tobie le Vieux ou un Job oscillant entre la révolte et les nuits des grands mystiques).
Si l’on ajoute que la pièce fournit des clefs essentielles quant aux dernières formulations de la poétique claudélienne, dans la droite ligne de Du Sens figuré de l’Écriture, paru un an avant la composition du drame, on comprend que la petite moralité de 1938, si elle ne saurait rivaliser avec la puissance des grands chefs-d’œuvres claudéliens, mérite à tout le moins d’être (re)découverte, et rejouée, dans l’esprit initial dans lequel elle fut conçue, celui d’un théâtre exégétique qui se veut en même temps, et pleinement, théâtre total.
La seule édition critique de la pièce (première version) figure dans le volume II du Théâtre de Claudel, paru chez Gallimard, coll. La Pléiade, 2011, sous la direction de Didier Alexandre et de Michel Autrand.
Hélène de SAINT AUBERT
Ouvrages
Saint Aubert (Hélène de), Théâtre et exégèse : la figure et la gloire dans L’Histoire de Tobie et de Sara de Paul Claudel, Librairie Droz, Genève, 2014.
Articles
Alexandre (Pascale), « Claudel et son Guignol dans L’Histoire de Tobie et de Sara », in La Licorne, hors série, Poitiers, 1994, pp. 195-201.
Autrand (Michel), « Exégèse biblique et invention scénique, du Livre de Tobie à L’Histoire de Tobie et de Sara », in Hommages à Jacques Petit, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Annales Littéraires de l’Université de Besançon », 1985, pp. 423-429.
Blanchot (Maurice), « Une œuvre de Paul Claudel », in Faux Pas, Paris, Gallimard, 1943, pp. 238-336.
Madaule (Jacques), « La volonté de Dieu », in Le drame de Paul Claudel, préface de Paul Claudel, Paris, Desclée de Brouwer, 1re éd. 1935, nouvelle éd. remise à jour, 1964, pp. 375-389.
Saint Aubert (Hélène de), « Sur une lecture de Claudel par Blanchot », in Paul Claudel et l’histoire littéraire, textes réunis et présentés par Pascale Alexandre-Bergues, Didier Alexandre, Pascal Lécroart, Presse universitaire de Franche-Comté, 2010, pp. 405-418.
— « Claudel et Ida Rubinstein : de la synthèse des arts au totum simul de la gloire », in Ida Rubinstein, une utopie de la synthèse des arts à l’épreuve de la scène, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2008, pp. 75-85.
— « Exégèse et politique : un hommage de Claudel à Israël », in Claudel politique, textes réunis et présentés par Pascal Lécroart, préface de Jacques Julliard, Aréopage, 2009, pp. 277-288.
— « Théâtre et récit dans L’Histoire de Tobie et de Sara : différence de modes et parenté de structures », in La Revue des Lettres modernes, Théâtre et récit, Paul Claudel 19, textes réunis et présentés par Pascale Alexandre-Bergues, Paris-Caen, Lettres Modernes-Minard, 2005, pp. 149-168.
— « L’exégèse du destin d’Israël dans L’Histoire de Tobie et de Sara : la figure et la gloire », in L’écriture de l’exégèse de Paul Claudel, textes réunis par Didier Alexandre, Presses universitaires de Franche Comté, 2006.
— « L’Histoire de Tobie et de Sara au camp des Milles. Le témoignage d’Edwin Maria Landau », in Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 168, 2002, pp. 2-6.
Mises en scène
L’Histoire de Tobie et de Sara, 1947, mise en scène de Maurice Cazeneuve
L’Histoire de Tobie et de Sara, mises en scène historiques